Publié initialement dans la revue Sortir du nucléaire n°101 le 1er avril 2024, mis en ligne le 17 juillet 2024
La lutte contre le projet Cigéo à Bure a entraîné l’installation progressive de jeunes militant·es en Meuse. Venu·es d’abord pour la lutte, iels ont fini par s’y ancrer et s’y investir sur le long terme.
Tréveray, petit village de la Meuse, à 15 kilomètres de Bure. En octobre 2022, le bar 34/36, connu pour ses soirées karaokés, met la clef sous la porte. Rapidement, une douzaine d’habitant·es se réunit et s’organise pour reprendre le bar sous forme associative. Le café Les Trois Vallées ouvre en avril 2023 et tisse des liens avec d’autres initiatives locales. « Il faut se méfier de l’illusion qu’il ne se passe rien, et que toi tu vas arriver, rénover les villages et sauver le monde. C’est complètement hors-sol. En réalité, il se passait déjà plein de choses ici, explique Dylan, membre des Trois Vallées et militant antinucléaire. Avec ce bar, il y a une volonté de connecter tous les petits projets que les un·es et les autres ont monté dans le coin. Il y a vraiment une envie de s’entraider. »
C’est comme ça que les camarades antinucléaires Aude et Maxime des Cueilleuses [1], une petite entreprise de préparations à base de plantes (notamment des tisanes), ont installé un point de vente au café Les Trois Vallées.
Quelques années plus tôt, lors de l’occupation du bois Lejuc, menacé de déforestation par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), iels se prennent de passion pour les plantes et leurs usages : « L’occupation du bois a fait venir plein de gens qui avaient beaucoup à transmettre sur la question du vivant. Il y a eu à ce moment là plein d’échanges de pratiques et de connaissances sur la flore d’ici. » Iels finissent par lancer leur activité en 2021 à Commercy, à quelques kilomètres de Tréveray.
Comme les Cueilleuses, Marion, boulangère du fournil À la Saulx du pain à Villers-le-Sec, vend une partie de sa production au café Les Trois Vallées. C’est aussi la lutte contre Cigéo qui l’a amenée à s’installer dans le coin et à créer sa microentreprise : « J’habitais à la maison de résistance à Bure. Je faisais du pain dans la cuisinière à bois ! » Elle emménage par la suite dans la maison de son compagnon avec un four en mauvais état, qu’ils décident de retaper pour faire du pain. Son compagnon devient agriculteur et produit aujourd’hui les céréales qu’elle utilise pour la fabrication.
Dylan, Aude, Maxime et Marion partagent, par leurs initiatives, une intention similaire, celle de sortir des « bulles militantes ». Aude des Cueilleuses explique : « Jusqu’alors, avec les plantes qu’on ramassait, on était sur un principe de gratuité, de transmission et d’échange, dans notre réseau militant. Dans le fait de créer une entreprise pour pouvoir aller sur les marchés, j’ai vu la possibilité de proposer des plantes en dehors des gens qu’on connaît, et ça ça me donnait très envie. » Ce qu’iels souhaitent, c’est « partager les usages et donner à voir la biodiversité locale » avec des gens qui ne soient pas que des militant·es écolos.
Marion, quant à elle, développe en lien avec une association locale une activité d’accueil du public dans son fournil. Elle a par exemple accueilli 15 enfants du centre de loisir du coin, venus découvrir la fabrication du pain. Bientôt, elle aimerait aussi organiser des soirées pizza, des conférences, des après-midis jeux et un marché de producteurs. « J’ai envie de faire vivre plus largement ce lieu. Le pain, ça parle à tout le monde et ça permet de transmettre plein de valeurs ! »
Quant à Dylan du café Les Trois Vallées, il confie qu’une des intentions premières du collectif était de rencontrer les gens du coin avec une autre casquette que celle de militant·es antinucléaires : « Quand on vit dans le coin et qu’on est militant·e antinuc’, on est tout de suite perçu et étiqueté comme ça : les rencontres passent tout de suite par ce prisme-là. Avec le bar, on voulait essayer de casser cette logique, et de rencontrer les gens autour d’autre chose. » Le bar s’investit ainsi dans la vie culturelle locale, en organisant des spectacles, des rencontres autour de livres, des projections et concerts, des matinées aquarelle et des après-midis jeux… Lors du festival de musique Mai du son, organisé par la Communauté de communes, Les Trois Vallées s’est occupé de la restauration.
Des alternatives au service de la lutte antinucléaire et du territoire
Pour autant, la lutte antinucléaire traverse ces initiatives. Le bar accueille par exemple une fois par mois le « théâtre d’actualités » : « C’est un petit retour, sous forme théâtralisée et humoristique, sur les actualités du Sud Meuse », explique Dylan. Le nucléaire et ses processus anti-démocratiques sont un sujet régulièrement abordé. « C’est un bon moment qui permet de parler de politique non pas avec de grand discours mais sur le ton de la dérision : ça intéresse un public bien au-delà des militant·es. »
Les Cueilleuses participent à la lutte en fournissant en tisanes des événements militants, mais aussi à travers la transmission des usages des plantes : « Le nucléaire c’est la dépossession ultime de la prise sur les choses, c’est notre dépendance à un état centralisé. Donc bien sûr que les pratiques d’autonomie, le fait de connaître le vivant et de renouer avec notre sensibilité à ce qui nous entoure relève d’un geste contre le nucléaire. » affirme Aude.
Pour Maxime, les Cueilleuses est aussi une manière de montrer que le sol de la Meuse est « autre chose qu’un réceptacle à déchets nucléaires. C’est aussi un territoire riche de forêts et de plantes médicinales. » Par ailleurs, ces initiatives contribuent à briser certains préjugés que peuvent avoir les habitant·es sur les antinucléaires. Marion le raconte ainsi : « Au fil des rencontres, les gens se disent qu’« En fait ils sont sympas ! », qu’on n’est pas juste des gens qui squattons là. »
Aujourd’hui, la lutte contre Cigéo se fait ainsi en partie de manière souterraine. « En ce moment, plein de liens se créent car beaucoup de militant·es se sont installé·es, développent des activités et ont envie de rester sur le territoire, explique Marion. C’est une lutte qui est très fatigante, car elle est très longue. Pour avoir une victoire il faut attendre 50 ans, donc il faut tenir dans la durée. » D’où l’importance de créer du lien, se donner l’envie de rester en participant à des projets collectifs, et trouver du plaisir dans le quotidien.
Marion Bichet , réalisateur·ice du podcast "Radical Chaudoudoux", sur le soin et les luttes.
Contacts
Les Cueilleuses : lescueilleuses@riseup.net
Café-bar associatif Les 3 vallées : lestroisvallees@riseup.net
Notes
[1] Un nom qui fait écho aux Semeuses, un collectif de maraîchage paysan contre l’accaparement des terres, notamment par l’industrie nucléaire.
Tréveray, petit village de la Meuse, à 15 kilomètres de Bure. En octobre 2022, le bar 34/36, connu pour ses soirées karaokés, met la clef sous la porte. Rapidement, une douzaine d’habitant·es se réunit et s’organise pour reprendre le bar sous forme associative. Le café Les Trois Vallées ouvre en avril 2023 et tisse des liens avec d’autres initiatives locales. « Il faut se méfier de l’illusion qu’il ne se passe rien, et que toi tu vas arriver, rénover les villages et sauver le monde. C’est complètement hors-sol. En réalité, il se passait déjà plein de choses ici, explique Dylan, membre des Trois Vallées et militant antinucléaire. Avec ce bar, il y a une volonté de connecter tous les petits projets que les un·es et les autres ont monté dans le coin. Il y a vraiment une envie de s’entraider. »
C’est comme ça que les camarades antinucléaires Aude et Maxime des Cueilleuses [1], une petite entreprise de préparations à base de plantes (notamment des tisanes), ont installé un point de vente au café Les Trois Vallées.
Quelques années plus tôt, lors de l’occupation du bois Lejuc, menacé de déforestation par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), iels se prennent de passion pour les plantes et leurs usages : « L’occupation du bois a fait venir plein de gens qui avaient beaucoup à transmettre sur la question du vivant. Il y a eu à ce moment là plein d’échanges de pratiques et de connaissances sur la flore d’ici. » Iels finissent par lancer leur activité en 2021 à Commercy, à quelques kilomètres de Tréveray.
Comme les Cueilleuses, Marion, boulangère du fournil À la Saulx du pain à Villers-le-Sec, vend une partie de sa production au café Les Trois Vallées. C’est aussi la lutte contre Cigéo qui l’a amenée à s’installer dans le coin et à créer sa microentreprise : « J’habitais à la maison de résistance à Bure. Je faisais du pain dans la cuisinière à bois ! » Elle emménage par la suite dans la maison de son compagnon avec un four en mauvais état, qu’ils décident de retaper pour faire du pain. Son compagnon devient agriculteur et produit aujourd’hui les céréales qu’elle utilise pour la fabrication.
Dylan, Aude, Maxime et Marion partagent, par leurs initiatives, une intention similaire, celle de sortir des « bulles militantes ». Aude des Cueilleuses explique : « Jusqu’alors, avec les plantes qu’on ramassait, on était sur un principe de gratuité, de transmission et d’échange, dans notre réseau militant. Dans le fait de créer une entreprise pour pouvoir aller sur les marchés, j’ai vu la possibilité de proposer des plantes en dehors des gens qu’on connaît, et ça ça me donnait très envie. » Ce qu’iels souhaitent, c’est « partager les usages et donner à voir la biodiversité locale » avec des gens qui ne soient pas que des militant·es écolos.
Marion, quant à elle, développe en lien avec une association locale une activité d’accueil du public dans son fournil. Elle a par exemple accueilli 15 enfants du centre de loisir du coin, venus découvrir la fabrication du pain. Bientôt, elle aimerait aussi organiser des soirées pizza, des conférences, des après-midis jeux et un marché de producteurs. « J’ai envie de faire vivre plus largement ce lieu. Le pain, ça parle à tout le monde et ça permet de transmettre plein de valeurs ! »
Quant à Dylan du café Les Trois Vallées, il confie qu’une des intentions premières du collectif était de rencontrer les gens du coin avec une autre casquette que celle de militant·es antinucléaires : « Quand on vit dans le coin et qu’on est militant·e antinuc’, on est tout de suite perçu et étiqueté comme ça : les rencontres passent tout de suite par ce prisme-là. Avec le bar, on voulait essayer de casser cette logique, et de rencontrer les gens autour d’autre chose. » Le bar s’investit ainsi dans la vie culturelle locale, en organisant des spectacles, des rencontres autour de livres, des projections et concerts, des matinées aquarelle et des après-midis jeux… Lors du festival de musique Mai du son, organisé par la Communauté de communes, Les Trois Vallées s’est occupé de la restauration.
Des alternatives au service de la lutte antinucléaire et du territoire
Pour autant, la lutte antinucléaire traverse ces initiatives. Le bar accueille par exemple une fois par mois le « théâtre d’actualités » : « C’est un petit retour, sous forme théâtralisée et humoristique, sur les actualités du Sud Meuse », explique Dylan. Le nucléaire et ses processus anti-démocratiques sont un sujet régulièrement abordé. « C’est un bon moment qui permet de parler de politique non pas avec de grand discours mais sur le ton de la dérision : ça intéresse un public bien au-delà des militant·es. »
Les Cueilleuses participent à la lutte en fournissant en tisanes des événements militants, mais aussi à travers la transmission des usages des plantes : « Le nucléaire c’est la dépossession ultime de la prise sur les choses, c’est notre dépendance à un état centralisé. Donc bien sûr que les pratiques d’autonomie, le fait de connaître le vivant et de renouer avec notre sensibilité à ce qui nous entoure relève d’un geste contre le nucléaire. » affirme Aude.
Pour Maxime, les Cueilleuses est aussi une manière de montrer que le sol de la Meuse est « autre chose qu’un réceptacle à déchets nucléaires. C’est aussi un territoire riche de forêts et de plantes médicinales. » Par ailleurs, ces initiatives contribuent à briser certains préjugés que peuvent avoir les habitant·es sur les antinucléaires. Marion le raconte ainsi : « Au fil des rencontres, les gens se disent qu’« En fait ils sont sympas ! », qu’on n’est pas juste des gens qui squattons là. »
Aujourd’hui, la lutte contre Cigéo se fait ainsi en partie de manière souterraine. « En ce moment, plein de liens se créent car beaucoup de militant·es se sont installé·es, développent des activités et ont envie de rester sur le territoire, explique Marion. C’est une lutte qui est très fatigante, car elle est très longue. Pour avoir une victoire il faut attendre 50 ans, donc il faut tenir dans la durée. » D’où l’importance de créer du lien, se donner l’envie de rester en participant à des projets collectifs, et trouver du plaisir dans le quotidien.
Marion Bichet , réalisateur·ice du podcast "Radical Chaudoudoux", sur le soin et les luttes.
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