L’EPR (Réacteur Pressurisé Européen) est souvent présenté comme l’avenir de la filière nucléaire. En réalité, il concentre les principales failles de l’industrie nucléaire. Retards, coûts colossaux, risques en matière de sûreté… Interpellons l’Autorité de sûreté nucléaire pour qu’elle ne valide pas la cuve défectueuse de l’EPR !
23 février 2018 |
Le 30 novembre 2017, Pierre-Franck Chevet, président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), tire la sonnette d’alarme : le contexte en matière de sûreté est préoccupant à moyen terme. Malgré l’impasse évidente de la filière nucléaire, de nouvelles installations sont prévues. Mais "Force est de constater que ça ne se passe pas très bien. Tous les grands chantiers en cours, que ce soit l’EPR, le réacteur Jules Horowitz ou l’ITER, ont des retards, des difficultés industrielles dans leur déroulement" dixit Pierre-Franck Chevet.
Lancé en 2007, la fin du chantier de l’EPR de Flamanville était prévue en 2012. Un tout nouveau réacteur, livrable en cinq ans pour 3,3 milliards d’euros. Mais rapidement les problèmes s’accumulent. Difficultés à construire, à fabriquer, à assembler… Dix ans après son lancement, le coût du chantier a triplé et sa durée a doublé. Retour en quelques pages sur ce qui se révèle être un véritable désastre industriel et commercial. Quelques pages un brin technique certes, mais agrémentées d’un petit lexique pour bien comprendre les divers termes utilisés.
Les ennuis commencent dès la première année. En décembre 2007, la dalle qui sert de fondation au bâtiment réacteur (appelée radier [1]) et qui doit donc être stable et étanche, se fissure dès que le béton durci. Une résine sera injectée pour combler les failles, mais cette résine ne résiste pas aux températures en cas d’accident. La base même de l’EPR est rafistolée dès la première année !
Pression pour respecter les délais, il faut faire vite, mais pas forcément faire bien. Les anomalies de génie civil se multiplient. Des nids de cailloux et des vides sont détectés dans les murs des piscines du bâtiment réacteur. La disposition des armatures de fer du bâtiment destiné à l’entreposage de combustible usé n’est pas conforme aux plans, celle du bâtiment destiné à abriter une partie des systèmes de sauvegarde du réacteur non plus. À certains endroits le volume de béton est insuffisant. Les activités de coulage du béton des ouvrages importants pour la sûreté seront suspendues pendant plus de trois semaines.
L’enceinte du bâtiment réacteur de l’EPR a une spécificité. Elle se compose de deux parois séparées par un espace : une paroi interne en béton précontraint [2] et une paroi externe en béton armé. Une peau d’étanchéité métallique (appelée liner) revêt la face intérieure de l’enceinte interne. L’ensemble assure le confinement des matières radioactives en situations accidentelle, mais aussi normale. Étant donné les fonctions cruciales de cette enceinte, respecter les plans d’origine et les exigences techniques lors de sa construction est essentiel ! Mais en 2009, plusieurs anomalies sont détectées dans le positionnement des gaines de précontrainte qui servent à rendre la paroi interne du bâtiment réacteur plus résistante. Les activités de bétonnage de l’enceinte interne seront suspendues (et reprises en 2011). Mais de nouveaux problèmes surgissent en 2014 : le coulis injecté dans la gaine ne l’est pas en quantité suffisante. Qui plus est, de l’eau a été utilisée pour pousser ce coulis dans le dispositif d’injection. Or le mélange coulis/eau peut engendrer une corrosion à long terme du câble métallique qui passe dans la gaine. Les différents tronçons de câble ont d’ailleurs été tendus à des degrés très inégaux, ce qui réduit l’efficacité de la précontrainte. Il faudra tous les remplacer pour procéder à une nouvelle mise en tension du câble. Le chantier sera de nouveau suspendu plusieurs mois. Mais en 2015, la mise en tension de câbles posera encore des problèmes ! Étant donné le nombre élevé d’écarts sur ces activités complexes, l’ASN interrogera EDF sur l’effet cumulé de toutes ces anomalies sur la qualité de réalisation de l’enceinte interne.
La cause de tout ça ? Manque de préparation, de compétences et de formation des intervenants, lacunes dans le contrôle d’EDF.
Ce manque de formation et d’information entraîne une grave erreur sur le chantier en 2010 : en perçant un bloc de béton, un câble électrique d’alimentation du transformateur auxiliaire de Flamanville 2 est touché. Le réacteur était heureusement à l’arrêt à ce moment là, déchargé de son combustible nucléaire et disposait de sources électriques de secours suffisantes dans cet état, mais cette erreur aurait pu conduire à une véritable catastrophe.
Bien plus grave, en janvier 2011 un intervenant décède après une chute sur le chantier de l’enceinte interne du bâtiment réacteur. Arrêt du chantier, enquête judiciaire et inspections s’en suivent. Les conditions de travail de salariés de l’Union européenne attirent l’attention des inspecteurs. Quelques mois plus tard, nouvel accident mortel : alors qu’il travaillait sur un plancher de la salle des machines, un jeune homme de 32 ans tombe à travers une ouverture au sol. Bouyges TP sera poursuivi pour homicide involontaire et travail au noir en 2014 et 2015.
La fabrication de nombreuses pièces pose problème : galeries de rejet en mer, tuyauteries du circuit d’eau brute secourue [3] des stations de pompage, liner (cette peau d’étanchéité métallique de l’enceinte qui sert au confinement), pressuriseur [4] (qui sert à réguler la pression dans le circuit primaire [5]), composant d’un générateur de vapeur… [6]
Les soudures, essentielles pour l’étanchéité, sont aussi très problématiques. Plusieurs soudures du couvercle de la cuve ont des défauts. Celles du cuvelage en tôle des piscines du bâtiment réacteur et du bâtiment combustible aussi. D’autres sont découverts sur les soudures des consoles du pont polaire [7], si nombreux qu’il faudra toutes les remplacer. Sans oublier les problèmes du système contrôle-commande [8] pointés par les autorités de sûreté nucléaire finlandaise, britannique et française. Après avoir consulté son bras droit technique (l’IRSN, institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) et ses groupes d’experts permanents, l’ASN demandera à EDF de revoir la conception même de ce système jugé pas assez robuste en terme de sûreté.
Mais depuis 2015, on ne parle plus que de la cuve fabriquée par Areva dans son usine du Creusot. Le Creusot et ses dossiers de fabrication falsifiés. L’acier fourni n’est pas celui commandé, la teneur en carbone est au-dessus de ce qu’elle devrait être. Avec de sérieuses conséquences sur la résistance aux chocs thermiques et physiques, qualité fondamentale pour une pièce soumise à de très fortes pressions.
En 2013 débutent les premières opérations de montage des équipements sous pression nucléaires. Une vanne est montée à l’envers sur le système d’injection de sécurité [9]. Des écarts à répétition sur le montage des circuits secondaires principaux [10] conduiront la suspension des activités jusqu’à 2017. Là encore, le manque de contrôle et de rigueur d’EDF sont pointés du doigt. Et les soudures entre les différents composants du circuit primaire principal posent aussi problème. Les inspecteurs du travail de l’ASN demanderont à plusieurs reprises à EDF de mettre en conformité le matériel destiné à l’installation des gros équipements du réacteur. Mais EDF fera fi de ces demandes, au point que la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi de Basse-Normandie en viendra à mettre en demeure l’exploitant de respecter la réglementation applicable à ces matériels de levage. Cela n’empêchera pas un accident en octobre 2013 lors d’un essai de charge du chariot dit « 320 t » du pont polaire du bâtiment réacteur, pièces du chariot et liner seront abîmés. Certaines pièces ont été éjectées au delà du périmètre de sécurité et ont heurté la peau métallique d’étanchéité de l’enceinte interne au niveau du dôme, occasionnant deux impacts dont l’un d’eux était traversant. Début 2014, les travaux de réparation par soudage seront entrepris pour restaurer l’étanchéité du liner.
Le manque de propreté de la piscine du bâtiment combustibles crée des risques d’introduction de corps étrangers dans les circuits. Il y a des problèmes de conservation des équipements, certains étant déjà rouillés. Il y a aussi des problèmes de radioprotection et la protection de l’environnement est insuffisante. Et il y a les bis repetita. En 2017, les problèmes rencontrés lors des opérations de soudage et de montages se répètent, les failles dans la préservation de l’environnement restent d’actualité. Un incident lors d’un essai le 3 août abîme de nouveau le liner de la piscine du bâtiment réacteur, les préconisations du fabriquant ne sont pas prises en compte lors de l’assemblage des soupapes du pressuriseur, et l’installation du circuit primaire principal pose encore problème.
Malgré tout, EDF annonce fièrement le 9 octobre 2017 que l’EPR de Flamanville "avance conformément au planning annoncé en septembre 2015", avec chargement du combustible et démarrage du réacteur fin 2018. Pourtant, le 5 décembre, 200 personnes ont dû évacuer le chantier de la salle des machines, saturé de fumées. Les rebondissements de ce chantier sont loin d’être terminés. L’épreuve hydraulique doit encore avoir lieu et la mise sous pression des circuits peut amener son lot de surprises ! En 2016 et 2017, plusieurs milliers de personnes se sont mobilisés pour demander à l’ASN de ne pas valider la cuve , ce qu’elle a pourtant fait en octobre 2017. Un recours devant le Conseil d’État a été déposé le 30 novembre par plusieurs associations pour remettre en cause ce feu vert. Tout n’est pas joué, d’autres actions sont encore possibles ! Pris dans sa globalité, ce chantier apparaît comme une incroyable aberration industrielle et commerciale. Un bel exemple des limites d’EDF et d’Areva, dépassées aux plans technique, industriel et financier. Finalement, leur seule prouesse sera d’avoir réussi à vendre l’EPR à l’étranger, malgré l’aveu flagrant de leur incompétence mise à jour par ces dix années de chantier.
Laure Barthélemy
Près de 40 000 personnes ont signé la pétition adressée au président de l’Autorité de sûreté nucléaire, et vous ?
https://www.sortirdunucleaire.org/Petition-cuve-EPR
Depuis 2005, l’Autorité de sûreté nucléaire savait que les procédures de fabrication de la cuve de l’EPR de Flamanville comportaient de graves manquements. Or, la cuve, pièce maîtresse d’un réacteur nucléaire, ne doit surtout pas rompre. L’ASN avait à l’époque averti EDF et Areva des risques encourus, mais ces derniers ont tout de même lancé sa fabrication.
La Commission européenne a accepté la validation du plan de sauvetage d’Areva par l’État français à condition que l’ASN donne une « conclusion positive » aux essais sur la cuve de l’EPR. De son côté, l’État français et le lobby nucléaire ont exercé des pressions inacceptables sur l’ASN. L’ASN doit faire fi de ces pressions et pouvoir exercer pleinement la mission qui est la sienne : garantir la sûreté des installations nucléaires et la sécurité des populations et ce, quelles que soient les conséquences financières pour les exploitants nucléaires et les fabricants.
Empêchons les intérêts de l’industrie nucléaire de l’emporter sur la sécurité de chacun.e d’entre nous !
Nous avons attiré une première fois l’attention de l’ASN sur cette pétition lors d’une action avant la tenue du Groupe permanent d’experts pour les équipements sous pression nucléaire, le 26 juin 2017. Nous avons également remis ce texte en personne à Pierre-Franck Chevet, président de l’Autorité de sûreté nucléaire, lors d’une rencontre le 20 juillet 2017. Pendant tout l’été, nous avons continué à interpeler l’ASN et dénoncé l’avis définitif qui a été rendu le 11 octobre 2017.
Nous continuerons à nous opposer à cette décision scandaleuse !
Le 30 novembre 2017, le "Réseau Sortir du nucléaire", de concert avec les associations CRILAN, Greenpeace France et STOP-EPR ni à Penly ni ailleurs, ont déposé un recours devant le Conseil d’État pour remettre en cause cette décision qui ouvre la porte à un risque inacceptable pour les populations.
[1] Radier : Dalle de fondation en béton armé de forte épaisseur servant d’assise stable sous le bâtiment du réacteur.
[2] La précontrainte est une technique de construction permettant d’améliorer la résistance mécanique d’une structure. Elle consiste à tendre des câbles d’acier passant dans des gaines incorporées au béton.
[3] Circuit d’eau brute secourue : Ce circuit sert à refroidir un autre circuit, appelé circuit de refroidissement intermédiaire, qui assure le refroidissement de tous les circuits et matériels importants pour la sûreté du réacteur
[4] Pressuriseur : Gros composant forgé qui mesure 14 m de haut et pèse plus de 140 tonnes à vide, le pressuriseur est un réservoir de forme cylindrique, dont la fonction est de réguler la pression du circuit primaire.
[5] Circuit primaire : Le circuit primaire est un circuit fermé, contenant de l’eau sous pression. Cette eau s’échauffe dans la cuve du réacteur au contact des éléments combustibles. Dans les générateurs de vapeur, elle cède la chaleur acquise à l’eau du circuit secondaire pour produire la vapeur destinée à entrainer le groupe turboalternateur. Le circuit primaire permet de refroidir le combustible contenu dans la cuve du réacteur en cédant sa chaleur par l’intermédiaire des générateurs de vapeur lorsqu’il produit de l’électricité ou par l’intermédiaire du circuit de refroidissement à l’arrêt lorsqu’il est en cours de redémarrage après rechargement en combustible.
[6] Générateur de vapeur : Un générateur de vapeur est un échangeur thermique entre l’eau du circuit primaire, portée à haute température (320 °C) et à pression élevée (155 bars) dans le cœur du réacteur, et l’eau du circuit secondaire qui se transforme en vapeur et alimente la turbine. Chaque générateur de vapeur comporte plusieurs milliers de tubes en forme de U, qui permettent les échanges de chaleur entre l’eau du circuit primaire et l’eau des circuits secondaires pour la production de la vapeur alimentant la turbine.
[7] Pont polaire : Le pont polaire est un pont de manutention situé sous le dôme du bâtiment réacteur. Il repose sur des consoles fixées à la structure du bâtiment réacteur. Il permet la manutention de charges lourdes au dessus du réacteur, il fait donc l’objet de contrôles approfondis.
[8] Contrôle-commande : Le contrôle-commande est constitué de l’ensemble des systèmes qui, dans une installation nucléaire, effectuent automatiquement des mesures et assurent des fonctions de régulation ou de protection.
[9] Circuit d’injection de sécurité : Le circuit d’injection de sécurité (RIS) permet, en cas d’accident causant une brèche importante au niveau du circuit primaire du réacteur, d’introduire de l’eau borée sous pression dans celui-ci. Le but de cette manœuvre est d’étouffer la réaction nucléaire et d’assurer le refroidissement du cœur.
[10] Circuits secondaires principaux : Circuit fermé dans lequel la vapeur produite dans le générateur de vapeur est conduite à la turbine, qui transforme son énergie en énergie mécanique.
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