Loi sur mesure et passe-droits : à quand la fin du tapis rouge pour le nucléaire ?
Pour la construction de ses projets (EPR2 et Cigéo), l’industrie nucléaire a besoin de beaucoup de terres et profite de passe-droits. À certains endroits, alors que les projets n’ont pas encore reçu toutes les autorisations, elle a déjà entamé des travaux et un processus d’expropriation pour récupérer les terrains, souvent agricoles, nécessaires à ses installations. Mise au point sur l’avancée de ces projets et les leviers pour s’y opposer avec la juriste du Réseau « Sortir du nucléaire », Lisa Pagani.
• Peux-tu rappeler où en est le projet d’enfouissement des déchets Cigéo à Bure et ceux de réacteurs EPR2 à Penly, Gravelines ainsi qu’au Bugey ?
Cigéo est un projet de stockage en sous-sol des déchets radioactifs français les plus dangereux, il est piloté par l’Agence nationale de gestion des déchets radioactifs (Andra). En juillet 2022, Cigéo a été déclaré d’Utilité Publique (DUP). Cet acte rend possible l’expropriation des terrains nécessaires à la construction du projet. Pour rappel, ce projet titanesque s’étalerait sur plus de 700 hectares et nécessiterait l’expropriation de plusieurs centaines de propriétaires. L’arrêté de cessibilité qui désigne les parcelles à exproprier a été publié en février 2025. En parallèle, des procédures sont déjà en cours pour définir le montant de l’indemnisation de certains opposants au projet qui occupent ces parcelles à exproprier. Le décret d’Autorisation de Création (DAC) pourrait être adopté, lui, dès cet été.
Les EPR2 sont des projets de nouveaux réacteurs nucléaires. Trois sites où se trouvent déjà des centrales nucléaires ont été désignés en 2022 pour les accueillir : Penly, Gravelines et Bugey. Pour l’instant, c’est sur le site de Penly que le projet est le plus avancé. EDF a déjà reçu une autorisation environnementale qui permet le démarrage d’un certain nombre de travaux, dont certains sont irréversibles (comme le déroctage des falaises, c’est-à-dire le fait de briser à l’explosif des morceaux de la falaise).
À Gravelines, le débat public s’est terminé le 17 janvier 2025. La Commission Nationale du Débat Public dispose de deux mois pour publier son compte-rendu, puis EDF aura trois mois pour y répondre. Du côté du Bugey, le débat public est encore en cours et se terminera le 15 mai 2025.
• Qu’est-ce que le dispositif Zéro Artificialisation Nette (ZAN) ? Et pourquoi la redirection des projets nucléaires dans ce dispositif profite-t-elle aux exploitants ?
Le dispositif ZAN, introduit par la loi Climat et résilience du 22 août 2021, n’a à l’origine pas de lien avec le nucléaire : son objectif est de limiter la consommation d’espaces Naturels, Agricoles et Forestiers (NAF). Pour cela, en 2031, il devra y avoir eu une réduction de moitié des consommations des espaces NAF par rapport à ces dix dernières années et en 2050 plus aucune nouvelle artificialisation ne devra être comptabilisée. Cette trajectoire se décline territorialement dans les documents d’urbanisme. Des enveloppes de consommation d’espaces NAF existent au niveau national, régional ou local.
Si les réacteurs nucléaires avaient été comptabilisés dans une enveloppe locale, celle-ci aurait peut-être été dépassée ou aurait été trop largement entamée avec ces seuls projets, bloquant la réalisation d’autres travaux. Les élus locaux, qui arbitrent sur les projets menés et ceux qui ne le sont pas, se seraient retrouvés au pied du mur, à devoir trancher entre la construction d’EPR2 et d’autres infrastructures sur leur territoire. Un tel dilemme les auraient peut-être davantage mobilisés contre l’implantation de nouveaux réacteurs… Mais un arrêté du 31 mai 2024 a désigné les projets de réacteurs EPR2 et Cigéo comme des Projets d’Envergure Nationale ou Européenne (PENE) présentant un intérêt général majeur. Grâce à ce statut, les espaces NAF qu’ils consommeraient seraient comptabilisés au niveau national et non au niveau régional ou local comme prévu initialement. La loi du 20 juillet 2023 qui prévoit ce dispositif définit par ailleurs que pour la période 2021-2031, ces projets nationaux se verront attribuer un forfait national de 12 500 hectares.
• Quels grands changements introduit la loi d’accélération du nucléaire ? Quelles vont être les conséquences ?
La loi d’accélération entérine notamment :
- la dérogation à la loi littoral qui empêche normalement toute nouvelle construction en bord de mer,
- la possibilité pour l’État de procéder à la mise en compatibilité des documents d’urbanisme à la place des élus locaux,
- le fait de présumer qu’un réacteur nucléaire répond à une raison impérative d’intérêt public majeur pour faciliter l’obtention des dérogations espèces protégées,
- la possibilité de recourir à la procédure d’expropriation d’extrême urgence,
- la possibilité de démarrer les travaux annexes avant que le réacteur n’ait reçu une autorisation de création.
Ces dispositifs ont notamment pour conséquence de simplifier les démarches administratives qu’EDF doit réaliser pour construire un nouveau réacteur, au détriment du droit de l’environnement et de l’urbanisme. Ils vont également ancrer plus rapidement le projet sur le territoire car les travaux peuvent démarrer avant l’autorisation de création du réacteur, mais aussi diminuer les opportunités de contestation juridiques : il y a maintenant moins d’actes à attaquer, davantage de contentieux en Conseil d’État, etc.
• Avec cette loi et la redirection des projets nucléaires dans le dispositif ZAN on a le sentiment qu’un régime d’exception se met en place...
J’ai l’impression que ces dispositifs ont été adoptés non pas pour accélérer la mise en service de nouveaux projets nucléaires, qui est soumise aux aléas du chantier, mais plutôt pour faciliter leur construction (voire rendre possible cette construction) et limiter les oppositions aux projets.
• Certain·es propriétaires de terrains convoités par l’Andra et EDF refusent de céder la moindre parcelle. Que va t-il se passer pour elles et eux ?
Des négociations ont été ou seront engagées par EDF ou l’Andra avec les propriétaires pour essayer d’obtenir les terrains à l’amiable. Si ces négociations n’aboutissent pas, la procédure d’expropriation est alors enclenchée. À l’issue de cette procédure d’expropriation, si le juge donne finalement raison au porteur de projet, l’exproprié·e doit quitter les lieux sinon il ou elle deviendra un·e occupant·e illégal·e et une procédure d’expulsion pourra être engagée devant le tribunal.
• Que peuvent faire les militant·es pour empêcher que les exploitants s’accaparent leurs terres et que ces projets ne ravagent leur territoire ?
Il faut mélanger autant que possible les moyens d’actions. Ce n’est qu’avec une pluralité d’acteur·ices qui se coordonnent pour faire un travail de recherche, d’analyse, de vulgarisation, d’information, puis en dernier lieu de contestation, sur le terrain et devant les juridictions, qu’on peut parvenir à entraver les projets. On l’a vu récemment avec la mobilisation contre le projet d’autoroute A69 : la victoire est toujours possible, même lorsque les travaux ont déjà commencé !
Propos recueillis par Mathilde Damecour
• Peux-tu rappeler où en est le projet d’enfouissement des déchets Cigéo à Bure et ceux de réacteurs EPR2 à Penly, Gravelines ainsi qu’au Bugey ?
Cigéo est un projet de stockage en sous-sol des déchets radioactifs français les plus dangereux, il est piloté par l’Agence nationale de gestion des déchets radioactifs (Andra). En juillet 2022, Cigéo a été déclaré d’Utilité Publique (DUP). Cet acte rend possible l’expropriation des terrains nécessaires à la construction du projet. Pour rappel, ce projet titanesque s’étalerait sur plus de 700 hectares et nécessiterait l’expropriation de plusieurs centaines de propriétaires. L’arrêté de cessibilité qui désigne les parcelles à exproprier a été publié en février 2025. En parallèle, des procédures sont déjà en cours pour définir le montant de l’indemnisation de certains opposants au projet qui occupent ces parcelles à exproprier. Le décret d’Autorisation de Création (DAC) pourrait être adopté, lui, dès cet été.
Les EPR2 sont des projets de nouveaux réacteurs nucléaires. Trois sites où se trouvent déjà des centrales nucléaires ont été désignés en 2022 pour les accueillir : Penly, Gravelines et Bugey. Pour l’instant, c’est sur le site de Penly que le projet est le plus avancé. EDF a déjà reçu une autorisation environnementale qui permet le démarrage d’un certain nombre de travaux, dont certains sont irréversibles (comme le déroctage des falaises, c’est-à-dire le fait de briser à l’explosif des morceaux de la falaise).
À Gravelines, le débat public s’est terminé le 17 janvier 2025. La Commission Nationale du Débat Public dispose de deux mois pour publier son compte-rendu, puis EDF aura trois mois pour y répondre. Du côté du Bugey, le débat public est encore en cours et se terminera le 15 mai 2025.
• Qu’est-ce que le dispositif Zéro Artificialisation Nette (ZAN) ? Et pourquoi la redirection des projets nucléaires dans ce dispositif profite-t-elle aux exploitants ?
Le dispositif ZAN, introduit par la loi Climat et résilience du 22 août 2021, n’a à l’origine pas de lien avec le nucléaire : son objectif est de limiter la consommation d’espaces Naturels, Agricoles et Forestiers (NAF). Pour cela, en 2031, il devra y avoir eu une réduction de moitié des consommations des espaces NAF par rapport à ces dix dernières années et en 2050 plus aucune nouvelle artificialisation ne devra être comptabilisée. Cette trajectoire se décline territorialement dans les documents d’urbanisme. Des enveloppes de consommation d’espaces NAF existent au niveau national, régional ou local.
Si les réacteurs nucléaires avaient été comptabilisés dans une enveloppe locale, celle-ci aurait peut-être été dépassée ou aurait été trop largement entamée avec ces seuls projets, bloquant la réalisation d’autres travaux. Les élus locaux, qui arbitrent sur les projets menés et ceux qui ne le sont pas, se seraient retrouvés au pied du mur, à devoir trancher entre la construction d’EPR2 et d’autres infrastructures sur leur territoire. Un tel dilemme les auraient peut-être davantage mobilisés contre l’implantation de nouveaux réacteurs… Mais un arrêté du 31 mai 2024 a désigné les projets de réacteurs EPR2 et Cigéo comme des Projets d’Envergure Nationale ou Européenne (PENE) présentant un intérêt général majeur. Grâce à ce statut, les espaces NAF qu’ils consommeraient seraient comptabilisés au niveau national et non au niveau régional ou local comme prévu initialement. La loi du 20 juillet 2023 qui prévoit ce dispositif définit par ailleurs que pour la période 2021-2031, ces projets nationaux se verront attribuer un forfait national de 12 500 hectares.
• Quels grands changements introduit la loi d’accélération du nucléaire ? Quelles vont être les conséquences ?
La loi d’accélération entérine notamment :
- la dérogation à la loi littoral qui empêche normalement toute nouvelle construction en bord de mer,
- la possibilité pour l’État de procéder à la mise en compatibilité des documents d’urbanisme à la place des élus locaux,
- le fait de présumer qu’un réacteur nucléaire répond à une raison impérative d’intérêt public majeur pour faciliter l’obtention des dérogations espèces protégées,
- la possibilité de recourir à la procédure d’expropriation d’extrême urgence,
- la possibilité de démarrer les travaux annexes avant que le réacteur n’ait reçu une autorisation de création.
Ces dispositifs ont notamment pour conséquence de simplifier les démarches administratives qu’EDF doit réaliser pour construire un nouveau réacteur, au détriment du droit de l’environnement et de l’urbanisme. Ils vont également ancrer plus rapidement le projet sur le territoire car les travaux peuvent démarrer avant l’autorisation de création du réacteur, mais aussi diminuer les opportunités de contestation juridiques : il y a maintenant moins d’actes à attaquer, davantage de contentieux en Conseil d’État, etc.
• Avec cette loi et la redirection des projets nucléaires dans le dispositif ZAN on a le sentiment qu’un régime d’exception se met en place...
J’ai l’impression que ces dispositifs ont été adoptés non pas pour accélérer la mise en service de nouveaux projets nucléaires, qui est soumise aux aléas du chantier, mais plutôt pour faciliter leur construction (voire rendre possible cette construction) et limiter les oppositions aux projets.
• Certain·es propriétaires de terrains convoités par l’Andra et EDF refusent de céder la moindre parcelle. Que va t-il se passer pour elles et eux ?
Des négociations ont été ou seront engagées par EDF ou l’Andra avec les propriétaires pour essayer d’obtenir les terrains à l’amiable. Si ces négociations n’aboutissent pas, la procédure d’expropriation est alors enclenchée. À l’issue de cette procédure d’expropriation, si le juge donne finalement raison au porteur de projet, l’exproprié·e doit quitter les lieux sinon il ou elle deviendra un·e occupant·e illégal·e et une procédure d’expulsion pourra être engagée devant le tribunal.
• Que peuvent faire les militant·es pour empêcher que les exploitants s’accaparent leurs terres et que ces projets ne ravagent leur territoire ?
Il faut mélanger autant que possible les moyens d’actions. Ce n’est qu’avec une pluralité d’acteur·ices qui se coordonnent pour faire un travail de recherche, d’analyse, de vulgarisation, d’information, puis en dernier lieu de contestation, sur le terrain et devant les juridictions, qu’on peut parvenir à entraver les projets. On l’a vu récemment avec la mobilisation contre le projet d’autoroute A69 : la victoire est toujours possible, même lorsque les travaux ont déjà commencé !
Propos recueillis par Mathilde Damecour