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Surveillance citoyenne des installations nucléaires

Analyse - Les difficultés d’EDF : ce que disent trois années de déclarations d’incidents

Publié le 9 octobre 2019



Installations non conformes, défauts de maintenance, analyses des risques lacunaires voire inexistantes, émissions de gaz à effet de serre, substances chimiques et radioactives accidentellement rejetées dans l’environnement, manque de préparation des interventions...

Les déclarations d’évènements faites par les exploitants sont révélatrices de problèmes sérieux et méritent une analyse précise.

L’échelle INES* classe ces "évènements" sur des niveaux de gravité estimée à travers leur impact dans trois domaines. Ils seront in fine qualifié d’accident, d’incident ou d’anomalie selon la terminologie consacrée de cet outil. Mais au delà de leurs conséquences, et qu’ils soient relatif à la sûreté, la radioprotection ou la protection de l’environnement, les évènements significatifs qui surviennent dans une installation nucléaire montrent les difficultés et les manquements de ceux qui sont aux commandes. Violations multiples des règles censées régir le fonctionnement des installations, manques et/ou pertes de compétences, faiblesses organisationnelles, difficultés de gestion... Des grands projets aux activités précises de maintenance en passant par la maîtrise des risques, tous les secteurs d’activité des installations nucléaires sont concernés.

Explications et petit tour d’horizon de ce que disent trois années de déclarations.



Un regard uniquement numérique sur ces déclarations d’évènements ne saurait évidemment suffire pour donner une image solide et globale de l’état du parc nucléaire français. Il faut y ajouter une mise en perspective dans le temps qui permet de dessiner des tendances et de voir émerger les domaines mal gérés, les sources de problèmes. En effet, qu’il s’agisse d’une pièce qui n’a pas été réparée dans les délais impartis, d’une erreur lors d’une réparation passée inaperçue malgré plusieurs vérifications, d’un travailleur contaminé ou d’un rejet radioactif accidentel dans l’atmosphère, tous ces évènements imprévus constituent, dans le langage commun, des accidents. La survenue de ces accidents doit être dénoncée puisqu’elle prouve que tout n’est pas maîtrisé. Même quand des marges sont prévues pour "prévoir l’imprévu", quoi qu’en disent les exploitants, ils ne maîtrisent jamais totalement - loin s’en faut - ce qui se passe sur leurs installations. Et pourtant c’est justement la pierre angulaire de leur discours : une maîtrise parfaite, un contrôle absolu, évinçant de fait tous les dangers du nucléaire.

Certains évènements, malgré un niveau de gravité assez bas selon l’échelle INES, susciteront des inspections réactives de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Les autorités de contrôles ont fait le choix de communiquer systématiquement lorsqu’une déclaration d’évènement significatif supérieure ou égale au niveau 1 est faite par un exploitant [1]. Même si l’évènement n’est qualifié que d’"anomalie" et qu’il n’a pas eu d’impact réel sur les populations, la sûreté ou l’environnement. Si l’échelle INES va de zéro à sept (soit huit niveaux), il n’est pas nécessaire d’être au niveau 4 pour que le problème soit grave et sérieux. Se limiter à la moyenne numérique d’une échelle catégorielle ou au niveau de gravité serait une grave erreur. Les survenues d’évènements, leurs occurrences et les analyses de leurs causes en apprennent beaucoup.

C’est la raison pour laquelle les instances de contrôle analysent périodiquement les déclarations faites par les exploitants sur un certain laps de temps. Une lecture en dehors de tout parti-pris donne des résultats qui ne manquent pas d’intérêt. L’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire a publié, en mai 2019**, son analyse des déclarations d’évènements faites par EDF de 2015 à 2017. Les résultats sont éloquents, et l’utilité même de ce type d’analyse parait évidente.

Notre objectif est de sortir du nucléaire et d’arriver à la fermeture des réacteurs et usines de cette filière. Mais un regard sur les derniers évènements met en lumière les erreurs commises et les difficultés persistantes. En analysant l’ensemble des faits survenus sur une période donnée, et en les mettant en liens avec d’autres données (comme par exemple une autre période temporelle, ou une autre zone géographique), on voit émerger des tendances. Au terme de son analyse de la période 2015-2017, l’IRSN constate, dans une terminologie feutrée, une "faible dynamique de progrès" et identifie plusieurs points à améliorer.

Dans le contexte actuel - en pleine troisième visite décennale (VD) des réacteurs de 1300 MWe, à l’aube des quatrième VD des réacteurs de 900 MWe et des secondes VD des 1450 MWe - l’IRSN souligne qu’EDF se trouve confronté à gérer un nombre conséquent de modifications matérielles et documentaires ainsi qu’une volumétrie de maintenance très importante, ce qui favorise la survenue d’écarts [2]. En clair : la quantité de travail est tellement importante qu’elle est impossible à réaliser correctement. Rapide tour d’horizon ce que l’IRSN tire de son analyse des déclarations d’évènements.

En bref :

  • En matière de sûreté Le palier 1300 MWe apparaît "légèrement en retrait" par rapport aux autres paliers (900 MWe et 1450 MWe). Pour l’ensemble du parc, les points à améliorer concernent notamment le maintien de la conformité des installations à leur référentiel, la qualité de la maintenance et la rigueur de l’exploitation.

Concernant la maintenance et l’exploitation, EDF a déployé une démarche de maîtrise de la qualité de la maintenance et de l’exploitation qui ne porte ses fruits. Selon l’Institut, EDF doit en identifier les causes techniques, humaines et organisationnelles, et faire évoluer son programme d’actions, "si nécessaire". [3]

EDF doit par ailleurs mesurer l’efficacité des dispositions mises en place pour améliorer le pilotage et la surveillance de l’installation. Enfin, l’IRSN rappelle qu’EDF doit s’assurer que l’organisation mise en place pour élaborer les gammes d’essais périodiques permette non seulement de détecter précocement les éventuels écarts, mais aussi de les corriger rapidement.

  • En matière de radioprotection L’IRSN estime que les bilans annuels de radioprotection doivent être complétés, notamment en comparant les résultats dosimétriques des réacteurs français avec ceux des réacteurs étrangers. En effet, le niveau d’exposition des travailleurs du nucléaire en France est plus élevé que ceux qui travaillent sur les mêmes réacteurs à l’étranger.
  • En matière d’environnement Les émissions de gaz à effet de serre sont la première cause de déclaration d’évènement significatif pour l’environnement (ESE) et elles sont essentiellement dues à des défaillances matérielles. Et parmi ces déclarations, ce sont les émissions de fluides frigorigènes qui sont la principale cause d’émission de gaz à effet de serre. Il est important de noter ici que les émissions de SF6 (l’hexafluorure de soufre), dont l’impact est environ dix fois plus important que celui des autres gaz à effet de serre présents sur les centrales nucléaires, font depuis 2018 seulement l’objet de déclarations. Elle ne sont donc pas prises en compte dans les déclarations analysées par l’IRSN. Le SF6 est pourtant l’un des six types de gaz à effet de serre visés par le protocole de Kyoto. Son potentiel de réchauffement global est 22 800 fois supérieur à celui du CO2, ce qui en fait potentiellement le plus puissant gaz à effet de serre sur terre. La prise en compte des émissions de SF6 dans les déclarations d’ESE était une des revendication du Réseau Sortir du nucléaire lors de sa rencontre avec la direction de l’Autorité de sûreté nucléaire en 2018 [4].

En plus détaillé :

ÉVALUATION DE LA SÛRETÉ DU PARC ÉLECTRONUCLÉAIRE EN EXPLOITATION POUR LA PÉRIODE 2015-2017

Pour la période 2015-2017, sur la base de ses indicateurs de sûreté, l’IRSN a notamment analysé l’ensemble des ESS déclarés par EDF. Ces ESS font ressortir principalement les thématiques suivantes :

 des difficultés liées au maintien de la conformité des installations ;

 des défaillances et erreurs de maintenance ;

 des défauts persistants pour certaines fonctions de sûreté ou fonctions supports ;
 des failles et des lacunes dans les analyses de risques ;

 un retour d’expérience international globalement traité, mais en retard et de manière non exhaustive ;
 enfin, et sans doute le pire dans ce panel déjà inquiétant : la survenue d’événements précurseurs, c’est à dire d’évènements qui, par leur existence et répétition, augmentent le risque de fusion du cœur du réacteur [5]. .

Le bilan des événements significatifs pour la sûreté : La période 2015-2017 se caractérise par deux points marquants : la forte augmentation du nombre d’événements déclarés en 2017 et la présence de quatre ESS de niveau 2 sur l’échelle INES alors qu’aucun ESS de ce niveau n’avait été déclaré depuis 2012.

Mais attention aux raccourcis dans l’interprétation : comme précisé plus haut, le nombre d’ESS n’est pas à prendre comme une image « quantifiée » du niveau de sûreté du parc électronucléaire. Plusieurs facteurs peuvent conduire à des difficultés d’exploitation et avoir une influence sur leur nombre [6]. Il n’en reste pas néanmoins un indicateur de tendance, et ce nombre en forte augmentation reflète l’accroissement de réelles difficultés au plan de la sûreté.

ÉVALUATION DE LA RADIOPROTECTION DES TRAVAILLEURS POUR LA PÉRIODE 2015-2017

Le bilan des événements significatifs pour la radioprotection : Après une augmentation significative du nombre d’évènement significatif pour la radioprotection (ESR) déclarés par EDF entre 2011 et 2013, celui-ci s’est stabilisé entre 110 et 119 entre 2013 et 2016, mais augmente en 2017 avec 131 ESR. Ainsi, 2017 constitue l’année ayant présenté le plus grand nombre d’ESR depuis 2011.

Depuis 2014, une augmentation du nombre d’ESR relatifs à des accès « non-autorisés » d’intervenants en zone réglementée est constatée.

Le nombre d’ESR déclarés à la suite de l’absence du port du dosimètre  [7] a diminué sur la période 2015-2017, passant de 23 ESR à 16 ESR, mais a fortement augmenté en 2018.

La préparation des interventions présentant des risques de dispersion atmosphérique de contamination radiologique a notamment pour objectif de prévoir toutes les dispositions de prévention de ces risques et de surveillance (humaine et radiologique) associées. L’analyse des ESR montre des faiblesses de cette phase préparatoire. Comme déjà noté plus haut, et comme pour tous les secteurs de son activité, malgré la grande expérience dont se vante EDF sur la gestion de son parc, la complexité, la diversité, le gigantisme des installations atomiques rend impossible une gestion sans faille.

L’évaluation des doses reçues par les travailleurs : En 2017, EDF a affiché la dose collective moyenne par réacteur la plus faible de l’histoire du parc des REP français (0,61 H.Sv/réacteur). Néanmoins, ce niveau d’exposition reste relativement élevé par rapport aux parcs nucléaires étrangers constitués de réacteurs de même technologie (réacteurs à eau sous pression). Nous réaffirmerons ici que cet indice est trompeur car il induit une dilution des doses individuelles reçues. En les répartissant à l’ensemble du personnel et en les moyennant, qui plus est sans donner d’écart-type, le résultat obtenu n’est pas le reflet de l’impact réel et de ce que vivent chacun des travailleurs dans leur chair.

IMPACT DU PARC ÉLECTRONUCLÉAIRE EN EXPLOITATION SUR L’ENVIRONNEMENT POUR LA PÉRIODE 2015-2017

Deux types d’événements ressortent de l’analyse des déclarations d’EDF ; il s’agit :
 des événements liés à l’absence de maîtrise des rejets : Pour ce type d’événement, des rejets dits "accidentels", les causes sont essentiellement liées à des défaillances organisationnelles. Les principaux types de rejets concernent les « rejets radioactifs hors- tritium », les « rejets chimiques issus de la station d’épuration » et les « rejets chimiques – déversement d’hydrocarbure ».

 des événements liés aux fuites de gaz à effet de serre : Comme vu précédemment, pour ce qui concerne les gaz à effet de serre, les émissions de fluides frigorigènes contenus dans les groupes frigorifiques constituent la source principale des déclarations d’évènement significatif pour l’environnement (ESE) par EDF. Ces ESE sont essentiellement dus à des défaillances matérielles qui peuvent être liées, dans certains cas, à des modifications d’équipements. Par ailleurs, à la suite d’un avis formulé par l’IRSN, les émissions de SF6 [8], dont l’impact est environ dix fois plus important que celui des autres gaz à effet de serre présents sur les CNPE, font depuis 2018 l’objet de déclarations d’évènement significatif pour l’environnement. On peut légitimement s’interroger : pourquoi, jusque là, EDF ne déclarait pas les émissions du gaz à effet de serre le plus puissant du monde ? En tout cas, c’est avec intérêt que nous surveillerons les résultats des prochaines analyses des déclarations d’évènements significatifs pour l’environnement.

Comme le démontre cette analyse de l’IRSN, une compréhension fine des circonstances qui ont conduit à la survenue d’"évènements" significatifs et de leurs implications n’est pas seulement utile, elle est nécessaire pour observer la situation et en tirer des leçons. Selon nous, la première de celle-ci est qu’il faut mettre à l’arrêt les installations nucléaires.

Pour contrecarrer la communication lénifiante des exploitants nucléaires, la rubrique "Des accidents nucléaires partout", reprenant les déclarations d’évènements de niveau 1 ou plus faites par les exploitants et l’ASN, se veut être un moyen d’alerter et d’informer la population sur ces "évènements" imprévus, ces accidents qui démontrent l’existence de difficultés et de prises de risques permanentes dans le fonctionnement quotidien d’une installation nucléaire. Sans jamais surinterpréter, le but est de fournir, avec rigueur et méthode, une présentation des faits qui - au contraire de celle des exploitants - est dénuée de tout intérêt industriel ou commercial. Cette rubrique est également une mémoire au fil de l’eau, des problèmes que toute la sphère nucléaire aimerait bien laisser dans l’ombre. Elle permet aussi de les mettre en lien, de remonter le temps et de donner une vision d’ensemble, contrant ainsi la stratégie de cloisonnement et de segmentation des informations si souvent utilisée par les opérateurs du nucléaire.

Les déclarations publiques des exploitants sont souvent présentées comme un acte de "transparence". Mais elle sont aussi - et surtout - des exercices de communication : les présentations des faits sont orientées pour guider leur interprétation et donner une image d’Épinal enrobée de tout un vocabulaire rassurant. Certains éléments seront mis en avant, d’autres seront rendus bien plus discrets, lissés, voire passés sous silence. Dans chacun des articles de la rubrique des « Accident nucléaire partout », la comparaison systématique que nous menons entre la version de l’exploitant et celle de l’ASN montre bien, et rend même flagrantes, ces manipulations de l’électricien. Ce dernier n’a bien sûr qu’un seul objectif : annihiler tout ce qui pourrait faire obstacle à la poursuite de son activité et cacher l’ampleur des problèmes qui le submergent. Dès lors, se fier uniquement aux dires de ceux qui sont aux commandes des installations nucléaires n’est pas suffisant, peu prudent, voire même naïf. Notre rubrique des « Accident partout » permet de mesurer concrètement la manière dont est réellement gérée l’industrie nucléaire, et ce qu’il en est des risques qu’elle génère.


* INES : International nuclear and radiological event scale (Échelle internationale des événements nucléaires et radiologiques) - Description et niveaux ici - https://www.asn.fr/Lexique/I/INES

**Avis IRSN 2019-00108  : Analyse du retour d’expérience de l’exploitation des réacteurs électronucléaires pour la période 2015-2017

Pour faire cette analyse, l’IRSN s’est basé sur l’ensemble des événements significatifs pour la sûreté (ESS), pour la radioprotection (ESR) et pour l’environnement (ESE) déclarés par EDF ainsi que des informations complémentaires provenant des rapports d’inspections menées par l’Autorité de sûreté nucléaire sur les sites et des expertises techniques menées par l’IRSN dans le cadre du suivi de l’exploitation des réacteurs d’EDF.

Pour consulter l’avis, cliquez ici


Notes

[1seul le niveau zéro ne fait pas l’objet d’une communication. Un niveau 1 fera l’objet d’une publication sur le site de l’Autorité de sûreté nucléaire, un niveau 2 fera en plus de l’avis d’incident l’objet d’un communiqué de presse et d’un signalement aux agences internationales

[2L’arrêté du 7 février 2012 fixant les règles générales relatives aux installations nucléaires de base définit la notion d’« écart » et fixe les dispositions générales relatives à leur gestion. Un écart est défini comme un non-respect d’une exigence définie ou un non-respect d’une exigence fixée par le système de management intégré de l’exploitant susceptible d’affecter les dispositions mentionnées au deuxième alinéa de l’article L. 593 – 7 du code de l’environnement.

[3Rappelons-nous ici du récit, fait par un agent EDF, d’une inondation en salle des machines à Belleville en 2011. Inquiet des méthode de gestion et des politiques de maintenance, Laurent Dubost dénonçait une multitude de problèmes, techniques et organisationnels, perdurant depuis des années, conduisant tout droit à des scenarios catastrophes considérés comme impossibles.

[4Avis IRSN - 2018-00055 du 2 mars 2018 : « EDF – REP – Analyse du retour d’expérience – Tendances issues des déclarations d’événements significatifs pour l’environnement d’EDF pour les années 2015 et 2016 ».

[5La gravité d’un ESS peut être évaluée en quantifiant l’accroissement du risque de fusion du cœur induit par l’occurrence de l’événement. Lorsque l’accroissement du risque de fusion du cœur est supérieur à 10-6, l’événement est qualifié de « précurseur »

[6Plusieurs points notables ont conduit à des difficultés d’exploitation entre 2015 et 2017 : prolongations des arrêts de réacteurs de 30 jours en 2017 (la perturbation des activités et la volonté de redémarrer le réacteur au plus tôt peuvent conduire à une augmentation du nombre d’ESS) ; les investigations liées aux risques de ségrégation en carbone sur certaines pièces (selon EDF, les contrôles suite à l’affaire du Creusot ont profondément désorganisé les activités des CNPE) ; les visites décennales de 1300 MWe (longs arrêts, dont certains ont été émaillés de grosses difficultés comme la chute du générateur de vapeur de Paluel ou la prolongation de plusieurs mois de l’arrêt de Flamanville) ; les problèmes d’étanchéité de l’enceinte du réacteur 5 du Bugey ...

[7Dosimètre : appareil de mesure de la dose radiologique reçue par un intervenant travaillant en zone contrôlée.

[8l’hexafluorure de soufre SF6 est un gaz isolant utilisé notamment dans les équipements électriques à haute tension (transformateurs, disjoncteurs...). Le SF6 est l’un des six types de gaz à effet de serre visés par le protocole de Kyoto, ainsi que par la directive 2003/87/CE. Son potentiel de réchauffement global est 22 800 fois supérieur à celui du CO2, ce qui en fait potentiellement le plus puissant gaz à effet de serre sur terre. Cela signifie que chaque kilogramme de SF6 émis dans l’atmosphère a le même impact sur l’effet de serre global à long terme que 22 800 kg de CO2.

Un regard uniquement numérique sur ces déclarations d’évènements ne saurait évidemment suffire pour donner une image solide et globale de l’état du parc nucléaire français. Il faut y ajouter une mise en perspective dans le temps qui permet de dessiner des tendances et de voir émerger les domaines mal gérés, les sources de problèmes. En effet, qu’il s’agisse d’une pièce qui n’a pas été réparée dans les délais impartis, d’une erreur lors d’une réparation passée inaperçue malgré plusieurs vérifications, d’un travailleur contaminé ou d’un rejet radioactif accidentel dans l’atmosphère, tous ces évènements imprévus constituent, dans le langage commun, des accidents. La survenue de ces accidents doit être dénoncée puisqu’elle prouve que tout n’est pas maîtrisé. Même quand des marges sont prévues pour "prévoir l’imprévu", quoi qu’en disent les exploitants, ils ne maîtrisent jamais totalement - loin s’en faut - ce qui se passe sur leurs installations. Et pourtant c’est justement la pierre angulaire de leur discours : une maîtrise parfaite, un contrôle absolu, évinçant de fait tous les dangers du nucléaire.

Certains évènements, malgré un niveau de gravité assez bas selon l’échelle INES, susciteront des inspections réactives de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Les autorités de contrôles ont fait le choix de communiquer systématiquement lorsqu’une déclaration d’évènement significatif supérieure ou égale au niveau 1 est faite par un exploitant [1]. Même si l’évènement n’est qualifié que d’"anomalie" et qu’il n’a pas eu d’impact réel sur les populations, la sûreté ou l’environnement. Si l’échelle INES va de zéro à sept (soit huit niveaux), il n’est pas nécessaire d’être au niveau 4 pour que le problème soit grave et sérieux. Se limiter à la moyenne numérique d’une échelle catégorielle ou au niveau de gravité serait une grave erreur. Les survenues d’évènements, leurs occurrences et les analyses de leurs causes en apprennent beaucoup.

C’est la raison pour laquelle les instances de contrôle analysent périodiquement les déclarations faites par les exploitants sur un certain laps de temps. Une lecture en dehors de tout parti-pris donne des résultats qui ne manquent pas d’intérêt. L’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire a publié, en mai 2019**, son analyse des déclarations d’évènements faites par EDF de 2015 à 2017. Les résultats sont éloquents, et l’utilité même de ce type d’analyse parait évidente.

Notre objectif est de sortir du nucléaire et d’arriver à la fermeture des réacteurs et usines de cette filière. Mais un regard sur les derniers évènements met en lumière les erreurs commises et les difficultés persistantes. En analysant l’ensemble des faits survenus sur une période donnée, et en les mettant en liens avec d’autres données (comme par exemple une autre période temporelle, ou une autre zone géographique), on voit émerger des tendances. Au terme de son analyse de la période 2015-2017, l’IRSN constate, dans une terminologie feutrée, une "faible dynamique de progrès" et identifie plusieurs points à améliorer.

Dans le contexte actuel - en pleine troisième visite décennale (VD) des réacteurs de 1300 MWe, à l’aube des quatrième VD des réacteurs de 900 MWe et des secondes VD des 1450 MWe - l’IRSN souligne qu’EDF se trouve confronté à gérer un nombre conséquent de modifications matérielles et documentaires ainsi qu’une volumétrie de maintenance très importante, ce qui favorise la survenue d’écarts [2]. En clair : la quantité de travail est tellement importante qu’elle est impossible à réaliser correctement. Rapide tour d’horizon ce que l’IRSN tire de son analyse des déclarations d’évènements.

En bref :

  • En matière de sûreté Le palier 1300 MWe apparaît "légèrement en retrait" par rapport aux autres paliers (900 MWe et 1450 MWe). Pour l’ensemble du parc, les points à améliorer concernent notamment le maintien de la conformité des installations à leur référentiel, la qualité de la maintenance et la rigueur de l’exploitation.

Concernant la maintenance et l’exploitation, EDF a déployé une démarche de maîtrise de la qualité de la maintenance et de l’exploitation qui ne porte ses fruits. Selon l’Institut, EDF doit en identifier les causes techniques, humaines et organisationnelles, et faire évoluer son programme d’actions, "si nécessaire". [3]

EDF doit par ailleurs mesurer l’efficacité des dispositions mises en place pour améliorer le pilotage et la surveillance de l’installation. Enfin, l’IRSN rappelle qu’EDF doit s’assurer que l’organisation mise en place pour élaborer les gammes d’essais périodiques permette non seulement de détecter précocement les éventuels écarts, mais aussi de les corriger rapidement.

  • En matière de radioprotection L’IRSN estime que les bilans annuels de radioprotection doivent être complétés, notamment en comparant les résultats dosimétriques des réacteurs français avec ceux des réacteurs étrangers. En effet, le niveau d’exposition des travailleurs du nucléaire en France est plus élevé que ceux qui travaillent sur les mêmes réacteurs à l’étranger.
  • En matière d’environnement Les émissions de gaz à effet de serre sont la première cause de déclaration d’évènement significatif pour l’environnement (ESE) et elles sont essentiellement dues à des défaillances matérielles. Et parmi ces déclarations, ce sont les émissions de fluides frigorigènes qui sont la principale cause d’émission de gaz à effet de serre. Il est important de noter ici que les émissions de SF6 (l’hexafluorure de soufre), dont l’impact est environ dix fois plus important que celui des autres gaz à effet de serre présents sur les centrales nucléaires, font depuis 2018 seulement l’objet de déclarations. Elle ne sont donc pas prises en compte dans les déclarations analysées par l’IRSN. Le SF6 est pourtant l’un des six types de gaz à effet de serre visés par le protocole de Kyoto. Son potentiel de réchauffement global est 22 800 fois supérieur à celui du CO2, ce qui en fait potentiellement le plus puissant gaz à effet de serre sur terre. La prise en compte des émissions de SF6 dans les déclarations d’ESE était une des revendication du Réseau Sortir du nucléaire lors de sa rencontre avec la direction de l’Autorité de sûreté nucléaire en 2018 [4].

En plus détaillé :

ÉVALUATION DE LA SÛRETÉ DU PARC ÉLECTRONUCLÉAIRE EN EXPLOITATION POUR LA PÉRIODE 2015-2017

Pour la période 2015-2017, sur la base de ses indicateurs de sûreté, l’IRSN a notamment analysé l’ensemble des ESS déclarés par EDF. Ces ESS font ressortir principalement les thématiques suivantes :

 des difficultés liées au maintien de la conformité des installations ;

 des défaillances et erreurs de maintenance ;

 des défauts persistants pour certaines fonctions de sûreté ou fonctions supports ;
 des failles et des lacunes dans les analyses de risques ;

 un retour d’expérience international globalement traité, mais en retard et de manière non exhaustive ;
 enfin, et sans doute le pire dans ce panel déjà inquiétant : la survenue d’événements précurseurs, c’est à dire d’évènements qui, par leur existence et répétition, augmentent le risque de fusion du cœur du réacteur [5]. .

Le bilan des événements significatifs pour la sûreté : La période 2015-2017 se caractérise par deux points marquants : la forte augmentation du nombre d’événements déclarés en 2017 et la présence de quatre ESS de niveau 2 sur l’échelle INES alors qu’aucun ESS de ce niveau n’avait été déclaré depuis 2012.

Mais attention aux raccourcis dans l’interprétation : comme précisé plus haut, le nombre d’ESS n’est pas à prendre comme une image « quantifiée » du niveau de sûreté du parc électronucléaire. Plusieurs facteurs peuvent conduire à des difficultés d’exploitation et avoir une influence sur leur nombre [6]. Il n’en reste pas néanmoins un indicateur de tendance, et ce nombre en forte augmentation reflète l’accroissement de réelles difficultés au plan de la sûreté.

ÉVALUATION DE LA RADIOPROTECTION DES TRAVAILLEURS POUR LA PÉRIODE 2015-2017

Le bilan des événements significatifs pour la radioprotection : Après une augmentation significative du nombre d’évènement significatif pour la radioprotection (ESR) déclarés par EDF entre 2011 et 2013, celui-ci s’est stabilisé entre 110 et 119 entre 2013 et 2016, mais augmente en 2017 avec 131 ESR. Ainsi, 2017 constitue l’année ayant présenté le plus grand nombre d’ESR depuis 2011.

Depuis 2014, une augmentation du nombre d’ESR relatifs à des accès « non-autorisés » d’intervenants en zone réglementée est constatée.

Le nombre d’ESR déclarés à la suite de l’absence du port du dosimètre  [7] a diminué sur la période 2015-2017, passant de 23 ESR à 16 ESR, mais a fortement augmenté en 2018.

La préparation des interventions présentant des risques de dispersion atmosphérique de contamination radiologique a notamment pour objectif de prévoir toutes les dispositions de prévention de ces risques et de surveillance (humaine et radiologique) associées. L’analyse des ESR montre des faiblesses de cette phase préparatoire. Comme déjà noté plus haut, et comme pour tous les secteurs de son activité, malgré la grande expérience dont se vante EDF sur la gestion de son parc, la complexité, la diversité, le gigantisme des installations atomiques rend impossible une gestion sans faille.

L’évaluation des doses reçues par les travailleurs : En 2017, EDF a affiché la dose collective moyenne par réacteur la plus faible de l’histoire du parc des REP français (0,61 H.Sv/réacteur). Néanmoins, ce niveau d’exposition reste relativement élevé par rapport aux parcs nucléaires étrangers constitués de réacteurs de même technologie (réacteurs à eau sous pression). Nous réaffirmerons ici que cet indice est trompeur car il induit une dilution des doses individuelles reçues. En les répartissant à l’ensemble du personnel et en les moyennant, qui plus est sans donner d’écart-type, le résultat obtenu n’est pas le reflet de l’impact réel et de ce que vivent chacun des travailleurs dans leur chair.

IMPACT DU PARC ÉLECTRONUCLÉAIRE EN EXPLOITATION SUR L’ENVIRONNEMENT POUR LA PÉRIODE 2015-2017

Deux types d’événements ressortent de l’analyse des déclarations d’EDF ; il s’agit :
 des événements liés à l’absence de maîtrise des rejets : Pour ce type d’événement, des rejets dits "accidentels", les causes sont essentiellement liées à des défaillances organisationnelles. Les principaux types de rejets concernent les « rejets radioactifs hors- tritium », les « rejets chimiques issus de la station d’épuration » et les « rejets chimiques – déversement d’hydrocarbure ».

 des événements liés aux fuites de gaz à effet de serre : Comme vu précédemment, pour ce qui concerne les gaz à effet de serre, les émissions de fluides frigorigènes contenus dans les groupes frigorifiques constituent la source principale des déclarations d’évènement significatif pour l’environnement (ESE) par EDF. Ces ESE sont essentiellement dus à des défaillances matérielles qui peuvent être liées, dans certains cas, à des modifications d’équipements. Par ailleurs, à la suite d’un avis formulé par l’IRSN, les émissions de SF6 [8], dont l’impact est environ dix fois plus important que celui des autres gaz à effet de serre présents sur les CNPE, font depuis 2018 l’objet de déclarations d’évènement significatif pour l’environnement. On peut légitimement s’interroger : pourquoi, jusque là, EDF ne déclarait pas les émissions du gaz à effet de serre le plus puissant du monde ? En tout cas, c’est avec intérêt que nous surveillerons les résultats des prochaines analyses des déclarations d’évènements significatifs pour l’environnement.

Comme le démontre cette analyse de l’IRSN, une compréhension fine des circonstances qui ont conduit à la survenue d’"évènements" significatifs et de leurs implications n’est pas seulement utile, elle est nécessaire pour observer la situation et en tirer des leçons. Selon nous, la première de celle-ci est qu’il faut mettre à l’arrêt les installations nucléaires.

Pour contrecarrer la communication lénifiante des exploitants nucléaires, la rubrique "Des accidents nucléaires partout", reprenant les déclarations d’évènements de niveau 1 ou plus faites par les exploitants et l’ASN, se veut être un moyen d’alerter et d’informer la population sur ces "évènements" imprévus, ces accidents qui démontrent l’existence de difficultés et de prises de risques permanentes dans le fonctionnement quotidien d’une installation nucléaire. Sans jamais surinterpréter, le but est de fournir, avec rigueur et méthode, une présentation des faits qui - au contraire de celle des exploitants - est dénuée de tout intérêt industriel ou commercial. Cette rubrique est également une mémoire au fil de l’eau, des problèmes que toute la sphère nucléaire aimerait bien laisser dans l’ombre. Elle permet aussi de les mettre en lien, de remonter le temps et de donner une vision d’ensemble, contrant ainsi la stratégie de cloisonnement et de segmentation des informations si souvent utilisée par les opérateurs du nucléaire.

Les déclarations publiques des exploitants sont souvent présentées comme un acte de "transparence". Mais elle sont aussi - et surtout - des exercices de communication : les présentations des faits sont orientées pour guider leur interprétation et donner une image d’Épinal enrobée de tout un vocabulaire rassurant. Certains éléments seront mis en avant, d’autres seront rendus bien plus discrets, lissés, voire passés sous silence. Dans chacun des articles de la rubrique des « Accident nucléaire partout », la comparaison systématique que nous menons entre la version de l’exploitant et celle de l’ASN montre bien, et rend même flagrantes, ces manipulations de l’électricien. Ce dernier n’a bien sûr qu’un seul objectif : annihiler tout ce qui pourrait faire obstacle à la poursuite de son activité et cacher l’ampleur des problèmes qui le submergent. Dès lors, se fier uniquement aux dires de ceux qui sont aux commandes des installations nucléaires n’est pas suffisant, peu prudent, voire même naïf. Notre rubrique des « Accident partout » permet de mesurer concrètement la manière dont est réellement gérée l’industrie nucléaire, et ce qu’il en est des risques qu’elle génère.


* INES : International nuclear and radiological event scale (Échelle internationale des événements nucléaires et radiologiques) - Description et niveaux ici - https://www.asn.fr/Lexique/I/INES

**Avis IRSN 2019-00108  : Analyse du retour d’expérience de l’exploitation des réacteurs électronucléaires pour la période 2015-2017

Pour faire cette analyse, l’IRSN s’est basé sur l’ensemble des événements significatifs pour la sûreté (ESS), pour la radioprotection (ESR) et pour l’environnement (ESE) déclarés par EDF ainsi que des informations complémentaires provenant des rapports d’inspections menées par l’Autorité de sûreté nucléaire sur les sites et des expertises techniques menées par l’IRSN dans le cadre du suivi de l’exploitation des réacteurs d’EDF.

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