Dossier : À la croisée des luttes
La nucléarisation ou la poursuite de la colonisation par d’autres moyens ?
La contestation antinucléaire a croisé la question coloniale de par la nature même de cette technologie née du militaire. Dans le cadre de cet article, nous nous focaliserons sur la question des essais nucléaires qui symbolise tout particulièrement l’intersectionnalité des deux luttes.
Pour développer leur arsenal nucléaire et être reconnus comme puissances nucléaires, les États procèdent à des essais nucléaires, doux euphémisme pour ce qui constitue de véritables explosions nucléaires dont la puissance peut aller jusqu’à des centaines de fois celle des bombes qui ont explosé au-dessus d’Hiroshima et de Nagasaki. C’est pourquoi les États choisissent des territoires éloignés, principalement des colonies présentes ou anciennes, pour les réaliser.
La France n’échappe pas à la règle. En 1960, elle choisit dans un premier temps l’Algérie et le Sahara, alors sous sa tutelle, pour y effectuer ses premières explosions nucléaires, d’abord atmosphériques puis à flanc de montagne. Dix-sept bombes exploseront entre le 13 février 1960 et le 16 février 1966. Puis la « puissance nucléaire française » s’installe dans le Pacifique, en Polynésie française, et y réalise 193 essais entre le 2 juillet 1966 et le 27 janvier 1996.
Algérie, un solde impossible
Le choix du site algérien suscite, avant même le premier tir, des campagnes de protestation visant à développer une opposition active en Afrique pour empêcher les essais. Quinze jours avant le premier essai, une manifestation réunit près de 100 000 personnes à Tunis en présence de représentants de pays africains. Une équipe transnationale « Sahara Protest Team », composée de 19 membres, entame une marche non-violente de protestation au départ d’Accra au Ghana en décembre 1959 en direction du site algérien, mais elle est rapidement bloquée par les soldats français.
Au sein de l’ONU, les pays qui viennent d’accéder à l’indépendance s’insurgent contre les essais nucléaires de la France. Des réactions qui mêlent les revendications pacifistes et anticolonialistes, même si chacune conserve sa propre logique politique. Ces protestations sont alors dénaturées par les autorités et les médias français, quand elles ne sont pas tout bonnement ignorées.
L’impact des essais nucléaires en Algérie ne se limite pas aux tirs : en quittant les lieux, la France enfouit dans le sable des déchets radioactifs qui continuent d’empoisonner la population et l’environnement [1]. C’est pourquoi la question des conséquences des essais nucléaires constitue aujourd’hui encore un pôle de crispation qui s’entremêle avec le solde de la colonisation ; ce qui vient entraver encore plus les relations entre les deux pays plus de soixante ans après que l’Algérie soit devenue indépendante.
Double colonisation pour la Polynésie
En Polynésie, l’installation du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) représente une seconde colonisation qui, elle aussi, pèse toujours sur la population Maohi et entrave les possibilités d’accéder à son autodétermination, 27 ans après la dernière explosion. Les changements provoqués notamment par le déversement massif et brutal de la « manne atomique », « ont eu pour effet de bannir une perspective d’indépendance qui semblait à portée de main dans le contexte du Pacifique des années 60 ». [2]
Durant les années cinquante, un mouvement anticolonialiste s’était déjà affirmé en Polynésie autour de la figure du député Pouvanaa Oopa, fondateur du Rassemblement démocratique des populations tahitiennes dont les objectifs étaient l’obtention de l’autonomie et la lutte contre les capitalistes. En octobre 1959, une grossière machination mène à son arrestation, afin « de le déchoir de son mandat de député et de l’exiler en métropole » [3] jusqu’en 1968. « Il ne fallait ni d’un leader susceptible de galvaniser les populations contre les essais, ni d’une autonomie qui aurait pu donner des appuis institutionnels à cette contestation » [4] explique l’historien Jean-Marc Regnault. Pouvanaa sera innocenté et réhabilité seulement fin 2018.
Dès 1956, la population polynésienne avait conscience de la dangerosité des explosions nucléaires pour leur santé… En octobre de cette année-là, elle apprenait par la presse que le gouvernement anglais avait décidé de réaliser ses essais nucléaires sur l’île Christmas dans le Pacifique. En effet, l’Australie refusait que les Britanniques poursuivent les essais sur leur territoire, compte tenu des retombées radioactives importantes des huit premiers essais qu’ils avaient effectué sur leur sol. Les élus polynésiens avaient alors demandé au gouvernement français de protester auprès du gouvernement britannique. Demande restée sans réponse.
Les réseaux qui se sont développés pour s’opposer aux essais nucléaires français tant en Polynésie que dans l’ensemble du Pacifique ont très souvent mêlé la critique de la politique coloniale de la France dans cette région du monde aux revendications pour la vérité et la justice sur les conséquences sanitaires et environnementales des essais. Aujourd’hui encore, la proximité est grande entre les mouvements de victimes des essais et ceux pour l’autonomie du pays. C’était loin d’être le cas en Métropole où les deux courants de luttes se sont peu mélangés.
Le symbole le plus flagrant de cette intersectionnalité est la réinscription en 2013 à l’ONU de la Polynésie française dans la liste des territoires non autonomes, c’est-à-dire à décoloniser. Alors qu’en 1947, elle avait été retirée de cette liste. Cette réinscription résulte d’une intense campagne de plaidoyer conduite par les indépendantistes polynésiens du Tavini Huira’atira, en lien avec les principales associations de victimes des essais nucléaires, auprès des Nations unies et du Comité spécial chargé des questions de décolonisation, contre l’avis, bien sûr, de l’État français.
- Patrice Bouveret, Observatoire des armements (www.obsarm.info)
Exploitation de l’uranium et colonialisme systémique
Des années 1940 aux années 1980, la majorité de l’uranium utilisé pour les bombes et les réacteurs nucléaires américains, britanniques et français provenait de colonies existantes ou anciennes, ou encore « domestiques ».
Dès 1960, l’industrie nucléaire française a prospecté des gisements au-delà des frontières du pays, avec la première extraction d’uranium au Gabon. Au Niger, l’extraction de l’uranium a commencé en 1971 à Arlit, à la limite sud du Sahara. Après 50 ans d’exploitation, le bilan est édifiant : le Niger n’a récupéré qu’environ 12 % de la valeur de l’uranium produit et n’a jamais quitté le podium des trois pays les plus pauvres de la planète.
Un regard sur les dix plus grandes mines d’uranium du monde souligne le caractère néocolonial du système d’extraction minière : Cigar Lake et McArthur River (Canada) sont situées sur des terres des nations Cri et Déné ; Olympic Dam et Ranger (Australie) sur les terres des Kokatha et des Mirarr ; Somaïr (Niger) sur le territoire des Touaregs. Ce sont les habitant·es des régions minières qui paient le prix du maintien des centrales nucléaires de la Corée du Sud, de la Chine, du Japon, de la Russie, de l’UE et des États-Unis : leur santé et leurs moyens de subsistance sont détruits.
Extraits de l’Atlas de l’uranium, Faits et données relatifs à la matière première de l’ère atomique, 2022.
Notes
[1] Sous le sable la radioactivité !, étude sur les déchets des essais nucléaires français en Algérie, publiée par l’Observatoire des armements et ICAN France, juillet 2020 ; disponible sur www.obsarm.info/spip.php?article341
[2] Tahiti après la bombe. Quel avenir ?, ouvrage collectif sous la direction de Jean Chesneaux, L’Harmattan, 1995, p. 144.
[3] Essais nucléaires français : l’héritage empoisonné, Bruno Barrillot, Observatoire des armements, 2012, p. 89.
[4] Pouvanaa a Oopa, victime de la raison d’État : les documents parlent, Les Éditions de Tahiti, 2003.