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Sortir du nucléaire n°57



Printemps 2013

Tribune

Catastrophe nucléaire : l’impossible "gestion" de l’ingérable

Article paru dans la revue Sortir du nucléaire n°57 - Printemps 2013

 Risque nucléaire


Ex-ministre de l’environnement et députée européenne, Corinne Lepage dénonce les propositions irréalistes avancées pour "gérer" une catastrophe nucléaire qui surviendrait en France.



La lecture du rapport du Comité directeur pour la gestion de la phase post accidentelle d’un accident nucléaire (Codirpa), publié par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), me laisse abasourdie.

Certes, la possibilité d’un accident nucléaire en France est enfin considérée comme suffisamment sérieuse pour devoir faire l’objet d’une réflexion publique et en profondeur sur ce qu’il conviendrait de faire.

Mais le type d’accident envisagé est surprenant, à savoir un accident entraînant des rejets de moins de 24 heures, c’est-à-dire un accident relativement bénin. Alors que le Codirpa a été mis en place en 2005, les scénarios sur lesquels il travaille sont inchangés depuis 2007, et ne concernent que des accidents mineurs, alors même que les premiers rapports s’engageaient à ce que d’autres scénarios soient envisagés très rapidement. Force est de constater que près de deux ans après Fukushima, rien n’a été fait.

En second lieu, les propositions avancées pour la gestion à court terme d’un accident sont totalement irréalistes.

D’abord, les résultats des simulations d’accidents nécessitant une évacuation et un confinement ont été très peu encourageants. La pagaille et les dysfonctionnements, qui ont résulté de la simulation d’un accident très modeste ne justifiant qu’une évacuation sur 2 km de rayon et un confinement sur 5 km, rendent totalement virtuelles les mesures proposées. Qu’il s’agisse de la mise en place de centres d’accueil et d’information, de recensement ou encore des modalités du choix entre maintien sur place des populations ou éloignement, en l’état actuel des moyens, tout ceci paraît parfaitement utopique.

Le caractère totalement fictif de ce scénario est parfaitement résumé dans le deuxième des six points clés de la gestion post accidentelle :

"La population affectée par les conséquences de l’accident, dont une partie est susceptible d’être éloignée durablement de son milieu de vie, doit bénéficier d’une prise en charge médicale et psychologique, d’un suivi dosimétrique, d’un suivi épidémiologique, d’un soutien financier et être indemnisé du fait du préjudice subi."

Il faut reprendre point par point ces différents termes pour juger de leur caractère ubuesque.

"Éloignement durable" : les précédents des grands accidents nucléaires montrent que les habitants qui partent ne peuvent en réalité pas revenir. Il ne s’agit donc pas d’un éloignement durable, mais bien d’un éloignement définitif. En conséquence, la formule est mensongère ou a minima incomplète.

"Suivi dosimétrique et épidémiologique" ainsi que "soutien médical et psychologique" : l’intention est louable, mais sa réalisation nécessite évidemment une organisation préalable. Or, existe-t-il des millions de dosimètres en stock alors même que les pastilles d’iode destinées à une petite frange de la population vivant au voisinage des centrales nucléaires n’ont pas été renouvelées depuis 10 ans ? Quant aux médecins et psychologues qui devraient être préalablement formés, a-t-on seulement l’idée du nombre nécessaire et de la réalité d’une mobilisation en cas d’accident ?

"Soutien financier et indemnisation du fait du préjudice subi" : on est au-delà de la publicité mensongère. La vérité est qu’il n’y a pas le début des sommes nécessaires pour gérer un accident, et a fortiori une catastrophe nucléaire. La partie du rapport consacrée à l’aide et à l’indemnisation (annexe 2 point 9) relève, soit de l’incompétence, soit de la mauvaise foi. Il est écrit : "L’exploitant nucléaire étant le seul légalement responsable, la charge première de la mise en place de ce dispositif lui incombe (il s’agit du dispositif permettant l’indemnisation) en liaison avec son assureur." Or, il n’y a aucune assurance en matière nucléaire, la charge revenant à EDF est aujourd’hui limitée à 80 millions d’euros et le plafond maximal en cas d’accident nucléaire selon la Convention de Paris est de 1,5 milliards d’euros. Cela signifie tout simplement qu’il n’y a pas de mécanismes permettant l’indemnisation et la prise en charge financière des victimes. Il faut rappeler que monsieur Lacoste, avant de quitter la présidence de l’ASN, voici quelques semaines, évaluait à 700 milliards d’euros le coût d’un accident nucléaire de grande ampleur, et à 70 milliards le coût d’un accident de moyenne ampleur. Au Japon, des centaines de milliers de personnes vivent aujourd’hui dans un univers hautement contaminé, consomment des aliments radioactifs, parce que précisément personne, et certainement pas l’exploitant Tepco - mais il en irait de même pour EDF - n’a les moyens, ni d’indemniser les acteurs économiques pour qu’ils cessent de produire et quittent les lieux, ni de financer le départ des habitants. Il en irait évidemment de même en France.

Dès lors, le rapport du Codirpa est bienvenu en ce qu’il reconnaît un état de fait : la possibilité d’un accident nucléaire en France, et les conséquences qui pourraient en naître. Mais, dans le même temps, il souligne de manière particulièrement tragique l’absence totale de préparation de notre pays en cas d’accident nucléaire, de moyens et, par voie de conséquence, l’incapacité cruelle et inévitable dans laquelle notre pays se trouverait de gérer une telle tragédie.

À l’heure de ce que le gouvernement appelle "débat sur la transition énergétique", il serait bon de poser l’ensemble des termes du débat, y compris les plus tabous. Nous sommes le pays le plus nucléarisé au monde, et sans doute l’un des moins bien préparés à faire face un accident.

Corinne Lepage

Selon l’IRSN, "un accident nucléaire majeur en France provoquerait une catastrophe européenne ingérable".

zFin 2012, deux économistes de l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN) ont publié une étude dans laquelle ils analysent les coûts prévisibles d’un accident nucléaire "grave" (dont les émissions radioactives seraient "plus ou moins contrôlées et donc non massives") et d’un accident nucléaire "majeur" (dont les émissions radioactives seraient "massives").

Ils estiment le coût moyen d’un accident "grave" à 120 milliards d’euros, un coût "tout à fait considérable pour la France", sachant qu’ "un accident industriel majeur comme l’explosion de l’usine d’engrais AZF à Toulouse (2001) ou la fuite de pétrole de l’Erika (2000) a été évalué autour de 2 milliards d’euros". Ce serait "un désastre d’importance nationale", dont "les coûts pourraient doubler dans un cas défavorable (240 milliards d’euros)".

Mais "un accident majeur typique pourrait coûter plus de 400 milliards d’euros, soit plus de 20 % du PIB français annuel, ou l’équivalent de plus de 10 ans de croissance économique. À défaut d’autres références, on ne peut que comparer cela au coût d’une guerre régionale. Le pays serait en état de choc pendant longtemps et l’Histoire se souviendrait de la catastrophe pendant de longues années. Toute l’Europe de l’Ouest serait affectée."

L’IRSN estime que 100 000 réfugiés environ devraient quitter définitivement les zones contaminées. Puisque certaines centrales sont situées près d’agglomérations (Paris, Lyon, Bordeaux) dont la population se compte en centaines de milliers ou en millions d’habitants, il est clair que ce nombre pourrait exploser... et l’estimation de coût faite par l’IRSN également !

"Le nombre de cancers attendus serait élevé. Les effets physiologiques seraient importants. [...] Des effets physiologiques aussi vastes imposeraient des souffrances considérables aux populations concernées."

"Deux effets s’additionneraient : le pays serait irradié et de surcroît, il lui faudrait faire face à des pertes extrêmement lourdes. Ceci amènerait en toute probabilité de profonds changements politiques et sociaux."

(L’IRSN n’a pas jugé utile de traduire en français l’étude de ses deux économistes Ludivine Pascucci-Cahen et Patrick Momal. Ce sont trois bénévoles des Éditions de Fukushima / Le blog de Fukushima qui ont rendu disponible une traduction française de la synthèse de l’étude, titrée "Les rejets radiologiques massifs sont très différents des rejets contrôlés".)

Source : article initialement publié sous le titre "Préparation aux accidents nucléaires : sortons du virtuel", www.huffingtonpost.fr, 3 décembre 2012

La lecture du rapport du Comité directeur pour la gestion de la phase post accidentelle d’un accident nucléaire (Codirpa), publié par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), me laisse abasourdie.

Certes, la possibilité d’un accident nucléaire en France est enfin considérée comme suffisamment sérieuse pour devoir faire l’objet d’une réflexion publique et en profondeur sur ce qu’il conviendrait de faire.

Mais le type d’accident envisagé est surprenant, à savoir un accident entraînant des rejets de moins de 24 heures, c’est-à-dire un accident relativement bénin. Alors que le Codirpa a été mis en place en 2005, les scénarios sur lesquels il travaille sont inchangés depuis 2007, et ne concernent que des accidents mineurs, alors même que les premiers rapports s’engageaient à ce que d’autres scénarios soient envisagés très rapidement. Force est de constater que près de deux ans après Fukushima, rien n’a été fait.

En second lieu, les propositions avancées pour la gestion à court terme d’un accident sont totalement irréalistes.

D’abord, les résultats des simulations d’accidents nécessitant une évacuation et un confinement ont été très peu encourageants. La pagaille et les dysfonctionnements, qui ont résulté de la simulation d’un accident très modeste ne justifiant qu’une évacuation sur 2 km de rayon et un confinement sur 5 km, rendent totalement virtuelles les mesures proposées. Qu’il s’agisse de la mise en place de centres d’accueil et d’information, de recensement ou encore des modalités du choix entre maintien sur place des populations ou éloignement, en l’état actuel des moyens, tout ceci paraît parfaitement utopique.

Le caractère totalement fictif de ce scénario est parfaitement résumé dans le deuxième des six points clés de la gestion post accidentelle :

"La population affectée par les conséquences de l’accident, dont une partie est susceptible d’être éloignée durablement de son milieu de vie, doit bénéficier d’une prise en charge médicale et psychologique, d’un suivi dosimétrique, d’un suivi épidémiologique, d’un soutien financier et être indemnisé du fait du préjudice subi."

Il faut reprendre point par point ces différents termes pour juger de leur caractère ubuesque.

"Éloignement durable" : les précédents des grands accidents nucléaires montrent que les habitants qui partent ne peuvent en réalité pas revenir. Il ne s’agit donc pas d’un éloignement durable, mais bien d’un éloignement définitif. En conséquence, la formule est mensongère ou a minima incomplète.

"Suivi dosimétrique et épidémiologique" ainsi que "soutien médical et psychologique" : l’intention est louable, mais sa réalisation nécessite évidemment une organisation préalable. Or, existe-t-il des millions de dosimètres en stock alors même que les pastilles d’iode destinées à une petite frange de la population vivant au voisinage des centrales nucléaires n’ont pas été renouvelées depuis 10 ans ? Quant aux médecins et psychologues qui devraient être préalablement formés, a-t-on seulement l’idée du nombre nécessaire et de la réalité d’une mobilisation en cas d’accident ?

"Soutien financier et indemnisation du fait du préjudice subi" : on est au-delà de la publicité mensongère. La vérité est qu’il n’y a pas le début des sommes nécessaires pour gérer un accident, et a fortiori une catastrophe nucléaire. La partie du rapport consacrée à l’aide et à l’indemnisation (annexe 2 point 9) relève, soit de l’incompétence, soit de la mauvaise foi. Il est écrit : "L’exploitant nucléaire étant le seul légalement responsable, la charge première de la mise en place de ce dispositif lui incombe (il s’agit du dispositif permettant l’indemnisation) en liaison avec son assureur." Or, il n’y a aucune assurance en matière nucléaire, la charge revenant à EDF est aujourd’hui limitée à 80 millions d’euros et le plafond maximal en cas d’accident nucléaire selon la Convention de Paris est de 1,5 milliards d’euros. Cela signifie tout simplement qu’il n’y a pas de mécanismes permettant l’indemnisation et la prise en charge financière des victimes. Il faut rappeler que monsieur Lacoste, avant de quitter la présidence de l’ASN, voici quelques semaines, évaluait à 700 milliards d’euros le coût d’un accident nucléaire de grande ampleur, et à 70 milliards le coût d’un accident de moyenne ampleur. Au Japon, des centaines de milliers de personnes vivent aujourd’hui dans un univers hautement contaminé, consomment des aliments radioactifs, parce que précisément personne, et certainement pas l’exploitant Tepco - mais il en irait de même pour EDF - n’a les moyens, ni d’indemniser les acteurs économiques pour qu’ils cessent de produire et quittent les lieux, ni de financer le départ des habitants. Il en irait évidemment de même en France.

Dès lors, le rapport du Codirpa est bienvenu en ce qu’il reconnaît un état de fait : la possibilité d’un accident nucléaire en France, et les conséquences qui pourraient en naître. Mais, dans le même temps, il souligne de manière particulièrement tragique l’absence totale de préparation de notre pays en cas d’accident nucléaire, de moyens et, par voie de conséquence, l’incapacité cruelle et inévitable dans laquelle notre pays se trouverait de gérer une telle tragédie.

À l’heure de ce que le gouvernement appelle "débat sur la transition énergétique", il serait bon de poser l’ensemble des termes du débat, y compris les plus tabous. Nous sommes le pays le plus nucléarisé au monde, et sans doute l’un des moins bien préparés à faire face un accident.

Corinne Lepage

Selon l’IRSN, "un accident nucléaire majeur en France provoquerait une catastrophe européenne ingérable".

zFin 2012, deux économistes de l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN) ont publié une étude dans laquelle ils analysent les coûts prévisibles d’un accident nucléaire "grave" (dont les émissions radioactives seraient "plus ou moins contrôlées et donc non massives") et d’un accident nucléaire "majeur" (dont les émissions radioactives seraient "massives").

Ils estiment le coût moyen d’un accident "grave" à 120 milliards d’euros, un coût "tout à fait considérable pour la France", sachant qu’ "un accident industriel majeur comme l’explosion de l’usine d’engrais AZF à Toulouse (2001) ou la fuite de pétrole de l’Erika (2000) a été évalué autour de 2 milliards d’euros". Ce serait "un désastre d’importance nationale", dont "les coûts pourraient doubler dans un cas défavorable (240 milliards d’euros)".

Mais "un accident majeur typique pourrait coûter plus de 400 milliards d’euros, soit plus de 20 % du PIB français annuel, ou l’équivalent de plus de 10 ans de croissance économique. À défaut d’autres références, on ne peut que comparer cela au coût d’une guerre régionale. Le pays serait en état de choc pendant longtemps et l’Histoire se souviendrait de la catastrophe pendant de longues années. Toute l’Europe de l’Ouest serait affectée."

L’IRSN estime que 100 000 réfugiés environ devraient quitter définitivement les zones contaminées. Puisque certaines centrales sont situées près d’agglomérations (Paris, Lyon, Bordeaux) dont la population se compte en centaines de milliers ou en millions d’habitants, il est clair que ce nombre pourrait exploser... et l’estimation de coût faite par l’IRSN également !

"Le nombre de cancers attendus serait élevé. Les effets physiologiques seraient importants. [...] Des effets physiologiques aussi vastes imposeraient des souffrances considérables aux populations concernées."

"Deux effets s’additionneraient : le pays serait irradié et de surcroît, il lui faudrait faire face à des pertes extrêmement lourdes. Ceci amènerait en toute probabilité de profonds changements politiques et sociaux."

(L’IRSN n’a pas jugé utile de traduire en français l’étude de ses deux économistes Ludivine Pascucci-Cahen et Patrick Momal. Ce sont trois bénévoles des Éditions de Fukushima / Le blog de Fukushima qui ont rendu disponible une traduction française de la synthèse de l’étude, titrée "Les rejets radiologiques massifs sont très différents des rejets contrôlés".)

Source : article initialement publié sous le titre "Préparation aux accidents nucléaires : sortons du virtuel", www.huffingtonpost.fr, 3 décembre 2012



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