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Sortir du nucléaire n°58



Eté 2013

Alternatives

Sortir du nucléaire, catastrophe industrielle ou remède au chômage ?

Article paru dans la revue Sortir du nucléaire n°58 - Eté 2013

 Sortie du nucléaire  Nucléaire et économie  Emploi


À en croire le MEDEF et la majorité des syndicats, la sortie du nucléaire représenterait un cataclysme pour l’emploi. Mais changer de politique énergétique, c’est aussi préparer les emplois de demain !



Au cours du "débat national sur la transition énergétique", industriels et syndicats n’ont que ce mot à la bouche : sortir du nucléaire, c’est licencier en masse et ouvrir la voie aux délocalisations massives. Dans un pays touché par la crise, l’argument trouve un écho. Mais est-il fondé ?

Au fait, combien d’emplois pèse réellement le nucléaire ?

Fantasmes, guerre des chiffres ? Même les acteurs du nucléaire ne s’entendent pas entre eux sur ce sujet. En novembre 2011, Henri Proglio, patron d’EDF, avançait le chiffre d’un million d’emplois menacés en cas de sortie du nucléaire : 400 000 dans la filière elle-même, 100 000 liés à ses futurs développements… et 500 000 dans les filières fortement consommatrices d’électricité, qui iraient s’expatrier ailleurs si elles étaient privées de courant bon marché [1]. Mais pour Anne Lauvergeon, Henri Proglio aurait "fumé la moquette" (sic !). Faisant référence à une étude commandée au cabinet PriceWaterhouse Cooper, l’ancienne PDG d’Areva table plutôt 400 000 emplois, dont 125 000 directement liés à la filière.

Une enquête menée par Bastamag [2] revoit encore à la baisse ce dernier chiffre. 18 000 salariés d’EDF employés dans les centrales, environ 20 000 sous-traitants pour la maintenance, quelque 47 000 "collaborateurs" d’Areva, 16 000 salariés au Commissariat à l’Énergie Atomique et environ 2000 dans différentes institutions (ASN, Andra…), donneraient environ 106 000 emplois directs. Pas négligeable, mais on est loin du million.

Quant aux 100 000 emplois dans le développement de la filière, ils semblent tout droit sortis de l’imagination de M. Proglio. Freinée par la catastrophe de Fukushima, l’industrie nucléaire mondiale est bien loin de sa période de gloire des années 1980 et ce ne sont pas les commandes de réacteurs en Turquie qui permettront de doubler les effectifs de la filière. Les recrutements prévus dans les années à venir… sont avant tout destinés à compenser les nombreux départs en retraite chez EDF.

Enfin, agiter la menace de la suppression soudaine d’une centaine de milliers d’emplois ne correspond à rien de réaliste. Même dans le plus radical des scénarios de sortie, il n’est pas question de mettre à la porte du jour au lendemain des techniciens dont les compétences sont précieuses pour mener les installations en fin de vie et préparer leur démantèlement. Par ailleurs, il serait tout à fait envisageable de rediriger les salariés des sites à fermer en priorité vers les centrales devant fermer ultérieurement, afin de répartir les tâches et réduire les cadences infernales auxquelles sont soumis les intérimaires. Enfin, n’oublions pas que les salariés EDF, contrairement aux ouvriers de Florange, bénéficient d’une garantie d’emploi !

632 000 emplois créés d’ici à 2030

Surtout, sortir du nucléaire, ce n’est pas seulement fermer des réacteurs ! C’est aussi mettre en place une autre politique énergétique, reposant sur la réduction des consommations d’énergie et le développement d’autres moyens de production d’électricité : des activités qui ne peuvent s’effectuer sans main-d’œuvre !

C’est ainsi que l’association Négawatt s’est attaquée à une évaluation économique de ce que pourrait être une transition énergétique reposant sur l’abandon du nucléaire et une réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre [3]. Pilotée par l’économiste Philippe Quirion, une étude minutieuse s’est attachée à décliner pour 118 secteurs d’activité les impacts du scénario de transition publié en 2011 par l’association [4], en calculant le nombre d’emplois par millions d’euros dépensés dans chaque branche, et en comparant ces résultats avec ceux obtenus par un scénario "tendanciel" avec maintien de la production nucléaire actuelle, prolongation des réacteurs existants, construction d’EPR et poursuite du recours massif aux énergies fossiles.

Qu’observe-t-on alors ? Sans surprise, le scénario Négawatt voit disparaître des emplois dans les secteurs émetteurs de gaz à effet de serre (transports routiers et aériens) et dans les énergies polluantes, nucléaire en tête. En comparaison avec le scénario tendanciel, la perte d’emplois directs et indirects liée à la fermeture de réacteurs dans le scénario Négawatt évolue de 65000 (en 2020) à 56000 (en 2030), en passant en 2025 par un maximum de 92000 [5]. Les créations d’emplois dans le démantèlement compensent de manière marginale ces suppressions. Toutefois, de l’aveu même des auteurs, ces chiffres doivent être nuancés : le scénario de poursuite du nucléaire pris comme base de comparaison repose en effet sur des hypothèses peu réalistes, comme la mise en route d’un EPR par an à partir de 2023, pour un coût de construction de 6,4 milliards d’euros par réacteur [6] ! En revanche, ces pertes d’emplois sont très largement compensées par l’essor d’autres secteurs.

Par rapport au scénario "tendanciel", la transition énergétique version Négawatt voit se créer 187000 emplois de plus dans les énergies renouvelables en 2020, et 335 000 en 2030. Le solaire thermique et photovoltaïque, l’éolien et l’exploitation de la biomasse promettent des créations d’emplois réparties sur tout le territoire. Mais c’est la rénovation des bâtiments qui fournit le plus gros contingent de nouveaux emplois : 213 000 en 2020 et 473 000 en 2030 par rapport au scénario tendanciel. En effet, l’amélioration de l’isolation est l’un des plus gros leviers pour réduire les consommations d’énergies. Dans le scénario Négawatt, on préfère d’ailleurs largement rénover que construire de nouveaux bâtiments, pour économiser l’espace, les matières premières et l’énergie.

Par ailleurs, les économies d’énergie réalisées représentent aussi des sommes économisées, qui peuvent être consacrées à la création d’autres activités dans d’autres secteurs. On part en effet du principe que l’argent qu’un ménage ne consacre plus à sa facture énergétique ou aux activités polluantes en général peut lui permettre de consommer d’autres biens – une fois déduit le coût des renouvelables et de l’efficacité énergétique. Pour Négawatt, cet "effet induit" conduit à la création de 97 000 emplois en 2020 et 527 000 en 2030, toujours par rapport au scénario tendanciel.

Effet du scénario Négawatt sur l’emploi, en comparant avec le scénario tendanciel (en millier d’emplois à temps plein)

Cliquer sur la vignette

Au final, les secteurs favorisés par la transition énergétique étant beaucoup plus intensifs en emplois, l’effet net sur l’emploi est largement positif dans le scénario Négawatt. On aboutit donc en 2020 à 235 000 emplois de plus que dans le scénario tendanciel, et 632 000 en 2030 ! Nulle délocalisation massive au final, et au contraire une meilleure répartition d’emplois locaux sur tout le territoire. Et ce, sans surcoût, puisqu’on part dans les deux scénarios du même investissement de départ, qui se répartit différemment. Mieux encore : le projet Négawatt, caractérisé par les économies d’énergie et l’abandon du nucléaire, permet d’économiser 5 milliards d’euros par rapport au scénario tendanciel.

La sortie du nucléaire, dans une perspective de transition énergétique, peut donc être considérée comme une partie de la solution face au chômage. Pour cela, l’enjeu crucial est évidemment la formation, pour préparer aux métiers d’avenir… et préparer la reconversion des salariés de l’industrie nucléaire. Certes, celle-ci nécessitera sans doute du temps. Mais la vague des départs en retraite à venir la rendra sans doute plus simple à gérer. Et surtout, n’est-il pas souhaitable pour tout le monde que des travailleurs ne soient plus irradiés pour produire notre électricité ?

Charlotte Mijeon


Notes

[3Nous nous penchons ici sur le scénario Négawatt dans la mesure où il s’agit d’un travail unique par son ampleur et son sérieux, et à ce jour de la seule étude d’évaluation des retombées nationales d’une sortie du nucléaire en termes d’emploi. Cela ne signifie cependant pas une prise de position quant au délai de sortie du nucléaire retenu pour ce scénario.

[5Voir la synthèse de l’étude, téléchargeable sur le site de l’association Négawatt : https://www.negawatt.org/telechargement/Etude%20eco/Synthese_emploi_scenario-negaWatt_29-03-2013.pdf

[6Pour rappel, le coût de l’EPR en construction à Flamanville s’élève actuellement à 8,5 milliards d’euros

Au cours du "débat national sur la transition énergétique", industriels et syndicats n’ont que ce mot à la bouche : sortir du nucléaire, c’est licencier en masse et ouvrir la voie aux délocalisations massives. Dans un pays touché par la crise, l’argument trouve un écho. Mais est-il fondé ?

Au fait, combien d’emplois pèse réellement le nucléaire ?

Fantasmes, guerre des chiffres ? Même les acteurs du nucléaire ne s’entendent pas entre eux sur ce sujet. En novembre 2011, Henri Proglio, patron d’EDF, avançait le chiffre d’un million d’emplois menacés en cas de sortie du nucléaire : 400 000 dans la filière elle-même, 100 000 liés à ses futurs développements… et 500 000 dans les filières fortement consommatrices d’électricité, qui iraient s’expatrier ailleurs si elles étaient privées de courant bon marché [1]. Mais pour Anne Lauvergeon, Henri Proglio aurait "fumé la moquette" (sic !). Faisant référence à une étude commandée au cabinet PriceWaterhouse Cooper, l’ancienne PDG d’Areva table plutôt 400 000 emplois, dont 125 000 directement liés à la filière.

Une enquête menée par Bastamag [2] revoit encore à la baisse ce dernier chiffre. 18 000 salariés d’EDF employés dans les centrales, environ 20 000 sous-traitants pour la maintenance, quelque 47 000 "collaborateurs" d’Areva, 16 000 salariés au Commissariat à l’Énergie Atomique et environ 2000 dans différentes institutions (ASN, Andra…), donneraient environ 106 000 emplois directs. Pas négligeable, mais on est loin du million.

Quant aux 100 000 emplois dans le développement de la filière, ils semblent tout droit sortis de l’imagination de M. Proglio. Freinée par la catastrophe de Fukushima, l’industrie nucléaire mondiale est bien loin de sa période de gloire des années 1980 et ce ne sont pas les commandes de réacteurs en Turquie qui permettront de doubler les effectifs de la filière. Les recrutements prévus dans les années à venir… sont avant tout destinés à compenser les nombreux départs en retraite chez EDF.

Enfin, agiter la menace de la suppression soudaine d’une centaine de milliers d’emplois ne correspond à rien de réaliste. Même dans le plus radical des scénarios de sortie, il n’est pas question de mettre à la porte du jour au lendemain des techniciens dont les compétences sont précieuses pour mener les installations en fin de vie et préparer leur démantèlement. Par ailleurs, il serait tout à fait envisageable de rediriger les salariés des sites à fermer en priorité vers les centrales devant fermer ultérieurement, afin de répartir les tâches et réduire les cadences infernales auxquelles sont soumis les intérimaires. Enfin, n’oublions pas que les salariés EDF, contrairement aux ouvriers de Florange, bénéficient d’une garantie d’emploi !

632 000 emplois créés d’ici à 2030

Surtout, sortir du nucléaire, ce n’est pas seulement fermer des réacteurs ! C’est aussi mettre en place une autre politique énergétique, reposant sur la réduction des consommations d’énergie et le développement d’autres moyens de production d’électricité : des activités qui ne peuvent s’effectuer sans main-d’œuvre !

C’est ainsi que l’association Négawatt s’est attaquée à une évaluation économique de ce que pourrait être une transition énergétique reposant sur l’abandon du nucléaire et une réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre [3]. Pilotée par l’économiste Philippe Quirion, une étude minutieuse s’est attachée à décliner pour 118 secteurs d’activité les impacts du scénario de transition publié en 2011 par l’association [4], en calculant le nombre d’emplois par millions d’euros dépensés dans chaque branche, et en comparant ces résultats avec ceux obtenus par un scénario "tendanciel" avec maintien de la production nucléaire actuelle, prolongation des réacteurs existants, construction d’EPR et poursuite du recours massif aux énergies fossiles.

Qu’observe-t-on alors ? Sans surprise, le scénario Négawatt voit disparaître des emplois dans les secteurs émetteurs de gaz à effet de serre (transports routiers et aériens) et dans les énergies polluantes, nucléaire en tête. En comparaison avec le scénario tendanciel, la perte d’emplois directs et indirects liée à la fermeture de réacteurs dans le scénario Négawatt évolue de 65000 (en 2020) à 56000 (en 2030), en passant en 2025 par un maximum de 92000 [5]. Les créations d’emplois dans le démantèlement compensent de manière marginale ces suppressions. Toutefois, de l’aveu même des auteurs, ces chiffres doivent être nuancés : le scénario de poursuite du nucléaire pris comme base de comparaison repose en effet sur des hypothèses peu réalistes, comme la mise en route d’un EPR par an à partir de 2023, pour un coût de construction de 6,4 milliards d’euros par réacteur [6] ! En revanche, ces pertes d’emplois sont très largement compensées par l’essor d’autres secteurs.

Par rapport au scénario "tendanciel", la transition énergétique version Négawatt voit se créer 187000 emplois de plus dans les énergies renouvelables en 2020, et 335 000 en 2030. Le solaire thermique et photovoltaïque, l’éolien et l’exploitation de la biomasse promettent des créations d’emplois réparties sur tout le territoire. Mais c’est la rénovation des bâtiments qui fournit le plus gros contingent de nouveaux emplois : 213 000 en 2020 et 473 000 en 2030 par rapport au scénario tendanciel. En effet, l’amélioration de l’isolation est l’un des plus gros leviers pour réduire les consommations d’énergies. Dans le scénario Négawatt, on préfère d’ailleurs largement rénover que construire de nouveaux bâtiments, pour économiser l’espace, les matières premières et l’énergie.

Par ailleurs, les économies d’énergie réalisées représentent aussi des sommes économisées, qui peuvent être consacrées à la création d’autres activités dans d’autres secteurs. On part en effet du principe que l’argent qu’un ménage ne consacre plus à sa facture énergétique ou aux activités polluantes en général peut lui permettre de consommer d’autres biens – une fois déduit le coût des renouvelables et de l’efficacité énergétique. Pour Négawatt, cet "effet induit" conduit à la création de 97 000 emplois en 2020 et 527 000 en 2030, toujours par rapport au scénario tendanciel.

Effet du scénario Négawatt sur l’emploi, en comparant avec le scénario tendanciel (en millier d’emplois à temps plein)

Cliquer sur la vignette

Au final, les secteurs favorisés par la transition énergétique étant beaucoup plus intensifs en emplois, l’effet net sur l’emploi est largement positif dans le scénario Négawatt. On aboutit donc en 2020 à 235 000 emplois de plus que dans le scénario tendanciel, et 632 000 en 2030 ! Nulle délocalisation massive au final, et au contraire une meilleure répartition d’emplois locaux sur tout le territoire. Et ce, sans surcoût, puisqu’on part dans les deux scénarios du même investissement de départ, qui se répartit différemment. Mieux encore : le projet Négawatt, caractérisé par les économies d’énergie et l’abandon du nucléaire, permet d’économiser 5 milliards d’euros par rapport au scénario tendanciel.

La sortie du nucléaire, dans une perspective de transition énergétique, peut donc être considérée comme une partie de la solution face au chômage. Pour cela, l’enjeu crucial est évidemment la formation, pour préparer aux métiers d’avenir… et préparer la reconversion des salariés de l’industrie nucléaire. Certes, celle-ci nécessitera sans doute du temps. Mais la vague des départs en retraite à venir la rendra sans doute plus simple à gérer. Et surtout, n’est-il pas souhaitable pour tout le monde que des travailleurs ne soient plus irradiés pour produire notre électricité ?

Charlotte Mijeon



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