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Sortir du nucléaire n°61



Mai 2014

Insécurité nucléaire

Sécurité des travailleurs : un médecin du travail témoigne

Médecin du travail à la centrale nucléaire de Chinon pendant 30 ans, Dominique Huez est également cofondateur de l’association "Santé et médecine du travail" et auteur de plusieurs ouvrages sur la psychopathologie du travail, l’épidémiologie et la toxicologie industrielle. Récemment attaqué par une société de sous-traitance qui a demandé sa condamnation auprès de l’Ordre des Médecins, il revient sur les difficultés des conditions de travail en centrale nucléaire et sur cette condamnation absurde.

Nucléaire et santé Travailleurs du nucléaire

 

Q : Quelles sont les particularités des normes qui s’appliquent aux travailleurs du nucléaire ?

Le nucléaire et l’amiante font partie des rares normes dont le dépassement constitue un délit pénal. Mais la norme sur l’amiante a été divisée par dix suite à différents scandales, alors que celle du nucléaire n’a pas bougé. Avec la nouvelle norme sur l’amiante, le taux de sur-risque de cancer est de 0,4 ‰ ; avec le nucléaire, il est 10 à 30 fois supérieur à cela.

Par ailleurs, toutes les normes font l’objet d’un dénominateur journalier, voire horaire, sauf le nucléaire, où on se contente d’un compte annuel. Ce qui permet à n’importe quel employeur d’irradier des travailleurs sur un laps de temps donné avec une dose supérieure à ce qu’ils auraient dû recevoir si on avait appliqué un prorata. Et le système de la sous-traitance a dérégulé le rôle de la radioprotection : jusqu’à sa mise en place, les gens ne recevaient pas plus d’un dixième de la norme au cours de leur carrière.

Il existe actuellement un projet de "carnet d’exposition du travailleur", qui compilerait les doses reçues par chacun. C’est individualiser la question en prétendant que c’est aux gens eux-mêmes de se protéger. On nie les causes collectives, sociales et organisationnelles ainsi que la responsabilité des donneurs d’ordres.

Q : Mis à part la radioactivité, quels sont les risques auxquels font face les travailleurs du nucléaire ?

Les risques liés à l’exposition environnementale sont importants ; il est probable que les substances chimiques génèrent des risques de cancer aussi élevés que le nucléaire lui-même. Dans un milieu très confiné et peu ventilé, les travailleurs peuvent être en contact avec des poussières de béton, silicogènes et cancérogènes, mais également avec des fumées métalliques, des particules d’huiles brûlées remises en suspension… Pour confiner les contaminations, l’industrie nucléaire emploie aussi beaucoup de résines dont le durcisseur est puissamment cancérogène. J’ai déjà vu des cancers de la vessie chez des travailleurs d’EDF, dans des proportions qu’on ne voyait qu’au XIXème siècle ! Il est possible de les employer sans risque, mais cela entraîne un surcoût pour EDF.

Et bien sûr, les risques organisationnels sont considérables. On est souvent dans des opérations contraintes dans le temps, avec un important volume de travail lié à l’imprévu, mais sans aucun mou dans les différentes phases de la maintenance pour absorber cela. Et à partir du moment où on rentre dans la logique de la sous-traitance, l’aspect économique se met en travers des conditions de travail, fragilisant les collectifs, entraînant une gestion par la peur et mettant à mal la protection des travailleurs. Cela entraîne des psychopathologies potentielles, une usure des travailleurs… On manque de données sur la mortalité liée à l’organisation du travail, mais elle est sûrement plus importante qu’on ne croit. Les économies avec lesquelles EDF prétend diminuer les coûts du nucléaire se font sur le dos du travail des hommes.

Faire reconnaître une maladie professionnelle dans le nucléaire est une course d’obstacle. 90 à 95 % des cancers ne figurent pas dans les tableaux de maladie professionnelle. Et pour faire reconnaître une psychopathologie, il faut être très atteint. Je n’ai pu faire reconnaître qu’une seule personne qui était décédée d’un suicide (ce qui m’a valu huit ans de tribunal).

Q : Et l’Autorité de sûreté nucléaire, son rôle n’est-il pas aussi de protéger les travailleurs pour empêcher de telles situations ?

L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) ne se soucie pas de faire respecter les contraintes de la radioprotection. Même si EDF dit quelque chose qui ne tient pas la route, tout ce que l’ASN fera, c’est obliger EDF à respecter ses propres déclarations, sans regard critique. Il n’y a pas d’analyse, pas de démarche pour inciter à repenser l’organisation du travail, par exemple en demandant de doubler les équipes pour réduire l’exposition de chaque travailleur.

Par ailleurs, elle ne s’intéresse qu’à des problèmes de sûreté qui ne prennent pas en compte la place des hommes. J’ai déjà vu des intoxications massives car, sur une opération d’un mois, on avait privilégié l’aspect antisismique sur la protection des travailleurs. L’ASN a une culture technique qui fait l’impasse sur la place de l’humain dans la sûreté, la constitution et la reproduction de savoir-faire collectifs, le fonctionnement des collectifs de travail… Elle ne s’intéresse pas non plus à la capacité de l’intelligence humaine à rattraper le coup et compenser ce qui échappe aux prévisions.

Q : Avez-vous des inquiétudes concernant les conditions de travail à l’approche du "grand carénage", ces grands travaux destinés à prolonger la durée de fonctionnement des centrales ?

Pour moi la situation est déjà assez détériorée comme ça. Il y aura sans doute un danger supplémentaire avec les opérations qui n’ont jamais été faites et sont beaucoup plus risquées. Par ailleurs, si on a plusieurs mêmes grandes opérations en parallèle, les entreprises n’ont plus les moyens de déployer simultanément des équipes déjà rodées, et elles les segmentent en mettant à contribution des intérimaires ou des travailleurs plus précarisés, moins qualifiés et peu expérimentés.

Le savoir-faire qui va être acquis par certains va être fragilisé si on ne prend pas en compte les temps de compagnonnage et de formation. L’extension des mêmes chantiers sans ressources n’est pas possible. Si l’acquisition des savoir-faire techniques n’est pas programmée, les risques techniques et humains vont eux-mêmes augmenter.

Q : En janvier, vous avez été condamnés par l’Ordre des Médecins aux termes d’une procédure absurde. Comment cela s’est-il passé ?

Je fais partie des rares médecins qui font des certificats de travail pour les sous-traitants. Un de mes écrits, faisant état de troubles anxio-dépressifs chez un sous-traitant, n’a pas plu à son employeur, la société Orys, dans la mesure où le salarié l’a ensuite attaquée aux prud’hommes pour harcèlement moral. Il est difficile de gagner contre un médecin au pénal ; les employeurs ont donc trouvé un système très pratique : détourner le système de plainte des patients contre les médecins en portant plainte auprès de l’Ordre des Médecins. En effet, l’Ordre des Médecins assimile l’entreprise à une famille et considère qu’on ne doit pas parler de ce qui s’y passe.

Ce système est totalement absurde : l’Ordre des Médecins se comporte comme une chambre d’enregistrement vide de sens où on n’instruit ni la licéité de la plainte ni ses fondements, et où il n’y a pas d’arbitrage. Il impose une conciliation antidéontologique, dont le but est de faire revenir le médecin sur son écrit, en l’absence du salarié qui en a bénéficié. Ayant refusé de revenir sur mon écrit, j’ai été condamné.

Je ne crois pas qu’EDF soit derrière cela. Mais il est certain qu’elle couvre la société de sous-traitance qui a porté plainte. En effet, une fois cette plainte connue, EDF aurait dû saisir l’inspection du travail pour savoir si j’avais commis une éventuelle faute. J’ai demandé à EDF de le faire, ce qu’ils n’ont pas voulu. Dans ce refus d’EDF de saisir l’inspecteur du travail, il y a la preuve d’une collusion au moins a posteriori entre EDF et son sous-traitant. La plus belle preuve de cette collusion ? Lors du débat sur le nucléaire et le facteur humain organisé par le Haut-Comité pour la Transparence, l’Information et la Sûreté Nucléaire, celui-ci a auditionné une seule entreprise, à la demande d’EDF : Orys ! Laquelle a déclaré qu’il n’y avait aucun problème de risque psychopathologique chez elle…

Propos recueillis par Charlotte Mijeon

 

Q : Quelles sont les particularités des normes qui s’appliquent aux travailleurs du nucléaire ?

Le nucléaire et l’amiante font partie des rares normes dont le dépassement constitue un délit pénal. Mais la norme sur l’amiante a été divisée par dix suite à différents scandales, alors que celle du nucléaire n’a pas bougé. Avec la nouvelle norme sur l’amiante, le taux de sur-risque de cancer est de 0,4 ‰ ; avec le nucléaire, il est 10 à 30 fois supérieur à cela.

Par ailleurs, toutes les normes font l’objet d’un dénominateur journalier, voire horaire, sauf le nucléaire, où on se contente d’un compte annuel. Ce qui permet à n’importe quel employeur d’irradier des travailleurs sur un laps de temps donné avec une dose supérieure à ce qu’ils auraient dû recevoir si on avait appliqué un prorata. Et le système de la sous-traitance a dérégulé le rôle de la radioprotection : jusqu’à sa mise en place, les gens ne recevaient pas plus d’un dixième de la norme au cours de leur carrière.

Il existe actuellement un projet de "carnet d’exposition du travailleur", qui compilerait les doses reçues par chacun. C’est individualiser la question en prétendant que c’est aux gens eux-mêmes de se protéger. On nie les causes collectives, sociales et organisationnelles ainsi que la responsabilité des donneurs d’ordres.

Q : Mis à part la radioactivité, quels sont les risques auxquels font face les travailleurs du nucléaire ?

Les risques liés à l’exposition environnementale sont importants ; il est probable que les substances chimiques génèrent des risques de cancer aussi élevés que le nucléaire lui-même. Dans un milieu très confiné et peu ventilé, les travailleurs peuvent être en contact avec des poussières de béton, silicogènes et cancérogènes, mais également avec des fumées métalliques, des particules d’huiles brûlées remises en suspension… Pour confiner les contaminations, l’industrie nucléaire emploie aussi beaucoup de résines dont le durcisseur est puissamment cancérogène. J’ai déjà vu des cancers de la vessie chez des travailleurs d’EDF, dans des proportions qu’on ne voyait qu’au XIXème siècle ! Il est possible de les employer sans risque, mais cela entraîne un surcoût pour EDF.

Et bien sûr, les risques organisationnels sont considérables. On est souvent dans des opérations contraintes dans le temps, avec un important volume de travail lié à l’imprévu, mais sans aucun mou dans les différentes phases de la maintenance pour absorber cela. Et à partir du moment où on rentre dans la logique de la sous-traitance, l’aspect économique se met en travers des conditions de travail, fragilisant les collectifs, entraînant une gestion par la peur et mettant à mal la protection des travailleurs. Cela entraîne des psychopathologies potentielles, une usure des travailleurs… On manque de données sur la mortalité liée à l’organisation du travail, mais elle est sûrement plus importante qu’on ne croit. Les économies avec lesquelles EDF prétend diminuer les coûts du nucléaire se font sur le dos du travail des hommes.

Faire reconnaître une maladie professionnelle dans le nucléaire est une course d’obstacle. 90 à 95 % des cancers ne figurent pas dans les tableaux de maladie professionnelle. Et pour faire reconnaître une psychopathologie, il faut être très atteint. Je n’ai pu faire reconnaître qu’une seule personne qui était décédée d’un suicide (ce qui m’a valu huit ans de tribunal).

Q : Et l’Autorité de sûreté nucléaire, son rôle n’est-il pas aussi de protéger les travailleurs pour empêcher de telles situations ?

L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) ne se soucie pas de faire respecter les contraintes de la radioprotection. Même si EDF dit quelque chose qui ne tient pas la route, tout ce que l’ASN fera, c’est obliger EDF à respecter ses propres déclarations, sans regard critique. Il n’y a pas d’analyse, pas de démarche pour inciter à repenser l’organisation du travail, par exemple en demandant de doubler les équipes pour réduire l’exposition de chaque travailleur.

Par ailleurs, elle ne s’intéresse qu’à des problèmes de sûreté qui ne prennent pas en compte la place des hommes. J’ai déjà vu des intoxications massives car, sur une opération d’un mois, on avait privilégié l’aspect antisismique sur la protection des travailleurs. L’ASN a une culture technique qui fait l’impasse sur la place de l’humain dans la sûreté, la constitution et la reproduction de savoir-faire collectifs, le fonctionnement des collectifs de travail… Elle ne s’intéresse pas non plus à la capacité de l’intelligence humaine à rattraper le coup et compenser ce qui échappe aux prévisions.

Q : Avez-vous des inquiétudes concernant les conditions de travail à l’approche du "grand carénage", ces grands travaux destinés à prolonger la durée de fonctionnement des centrales ?

Pour moi la situation est déjà assez détériorée comme ça. Il y aura sans doute un danger supplémentaire avec les opérations qui n’ont jamais été faites et sont beaucoup plus risquées. Par ailleurs, si on a plusieurs mêmes grandes opérations en parallèle, les entreprises n’ont plus les moyens de déployer simultanément des équipes déjà rodées, et elles les segmentent en mettant à contribution des intérimaires ou des travailleurs plus précarisés, moins qualifiés et peu expérimentés.

Le savoir-faire qui va être acquis par certains va être fragilisé si on ne prend pas en compte les temps de compagnonnage et de formation. L’extension des mêmes chantiers sans ressources n’est pas possible. Si l’acquisition des savoir-faire techniques n’est pas programmée, les risques techniques et humains vont eux-mêmes augmenter.

Q : En janvier, vous avez été condamnés par l’Ordre des Médecins aux termes d’une procédure absurde. Comment cela s’est-il passé ?

Je fais partie des rares médecins qui font des certificats de travail pour les sous-traitants. Un de mes écrits, faisant état de troubles anxio-dépressifs chez un sous-traitant, n’a pas plu à son employeur, la société Orys, dans la mesure où le salarié l’a ensuite attaquée aux prud’hommes pour harcèlement moral. Il est difficile de gagner contre un médecin au pénal ; les employeurs ont donc trouvé un système très pratique : détourner le système de plainte des patients contre les médecins en portant plainte auprès de l’Ordre des Médecins. En effet, l’Ordre des Médecins assimile l’entreprise à une famille et considère qu’on ne doit pas parler de ce qui s’y passe.

Ce système est totalement absurde : l’Ordre des Médecins se comporte comme une chambre d’enregistrement vide de sens où on n’instruit ni la licéité de la plainte ni ses fondements, et où il n’y a pas d’arbitrage. Il impose une conciliation antidéontologique, dont le but est de faire revenir le médecin sur son écrit, en l’absence du salarié qui en a bénéficié. Ayant refusé de revenir sur mon écrit, j’ai été condamné.

Je ne crois pas qu’EDF soit derrière cela. Mais il est certain qu’elle couvre la société de sous-traitance qui a porté plainte. En effet, une fois cette plainte connue, EDF aurait dû saisir l’inspection du travail pour savoir si j’avais commis une éventuelle faute. J’ai demandé à EDF de le faire, ce qu’ils n’ont pas voulu. Dans ce refus d’EDF de saisir l’inspecteur du travail, il y a la preuve d’une collusion au moins a posteriori entre EDF et son sous-traitant. La plus belle preuve de cette collusion ? Lors du débat sur le nucléaire et le facteur humain organisé par le Haut-Comité pour la Transparence, l’Information et la Sûreté Nucléaire, celui-ci a auditionné une seule entreprise, à la demande d’EDF : Orys ! Laquelle a déclaré qu’il n’y avait aucun problème de risque psychopathologique chez elle…

Propos recueillis par Charlotte Mijeon



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