Dossier : Nucléaire et pop culture
Propagande, fictions, témoignages : comment se construit l’opinion sur le nucléaire ?
L’invention de la bombe atomique et l’industrialisation du nucléaire civil ont constitué un tournant historique, sociétal et philosophique majeur, suscitant la création d’une myriade d’œuvres – fictives, promotionnelles, biographiques - dans lesquelles s’affrontent des postures pro et antinucléaires. Tantôt propagande d’État ou d’exploitants du nucléaire, tantôt témoignages et œuvres artistiques dénonciatrices, ces créations contribuent aujourd’hui encore à influencer le public dans sa perception du nucléaire.
« Nucléaire ? non merci », « Le nucléaire tue l’avenir », « Vers un monde sans nucléaire » : dès son développement, qu’il soit militaire avec l’utilisation de la bombe, ou civil avec la construction de centrales, le nucléaire a rencontré de vives oppositions. Afin de réhabiliter l’atome, associé à un aspect « apocalyptique » dû aux bombardements de 1945 et à un aspect « sombre et mystérieux » en raison du secret d’état entourant l’industrie atomique, aussi bien que pour faire la promotion de cette énergie, les défenseurs et les exploitants du nucléaire, parfois en collaboration avec l’État, ont développé leurs outils de communication et de propagande.
En 1971, trois ans avant le « plan Messmer » et le « tout nucléaire », EDF a lancé la création de son service des relations publiques, allouant six millions de francs par an aux seules campagnes de publicité [1]. Parmi ses créations, la campagne « Énergie France » lancée au début des années 1980 mettait en avant l’indépendance énergétique nationale : « En France, nous avons de l’eau, du charbon, de l’uranium, de quoi produire une électricité de plus en plus française. Volons de nos propres ailes avec l’énergie France » [2]. À la même époque, de nombreux films "pédagogiques" à destination des enfants sont produits, comme le dessin animé : « Des atomes et de l’électricité », réalisé par Jacques Rouxel, créateur des célèbres Shadoks, et diffusé sur TF1 à partir de 1977.
Le message véhiculé à travers ces différentes créations est clair : l’énergie nucléaire est indispensable pour l’indépendance nationale, elle est un véritable facteur de progrès, et une centrale nucléaire ne peut pas exploser comme une bombe : c’est une énergie maîtrisée [3].
Un travail musclé de propagande qui s’est révélé nécessaire pour d’autres États nucléarisés. En 1957 aux États-Unis, pour une campagne de communication chargée de convaincre des bienfaits de l’énergie nucléaire, Disney réalise le dessin animé « Notre ami l’atome », projeté dans les écoles primaires du pays. L’objectif du film était simple : éduquer la jeunesse états-unienne aux vertus de l’énergie atomique et vendre une « technologie sans danger », à la « sûreté parfaitement maîtrisée » [4].
Campagne de recrutement aux arguments mensongers, promenades de greenwashing autour des centrales pour vanter les bienfaits du nucléaire pour la nature, communications opportunistes sur les « femmes du nucléaire » lors de la journée internationale des droits des femmes... Aujourd’hui encore, EDF et Orano continuent leurs communications intensives pour verdir l’atome et guider l’opinion publique.
Des œuvres pour dénoncer le nucléaire
Mais le travail acharné des promoteurs de l’atome ne pourra jamais effacer les grands traumatismes historiques que constituent les bombardements atomiques et les catastrophes nucléaires telles que Tchernobyl ou Fukushima. Dans la seconde moitié du XXème siècle, le nucléaire est devenu un objet de (pop)culture présenté sous un jour nettement plus sombre. Tantôt mis en scène sous la forme de cataclysmes, tantôt sous la forme de monstres ou de maladies, les dangers de la radioactivité ont été largement représentés dans les fictions, quitte à « hausser le ton du réel » [5], et se sont intégrés dans une critique de la technique moderne dénuée de valeur morale.
Ces fictions, même les plus fantastiques, sont absolument nécessaires dans un monde nucléarisé puisqu’elles servent à parler des traumatismes collectifs que l’utilisation de l’atome provoque. Ainsi, après les bombardements atomiques, la figure du dragon de la mythologie japonaise a été réinvestie et chargée d’un nouveau signifié pour créer le monstre Godzilla. À la différence de la bombe atomique, le dragon peut, lui, être vaincu.
Au contraire, lorsqu’aucune fiction n’est pas à la hauteur du traumatisme atomique, les individus peuvent se retrouver démunis pour comprendre le bouleversement dans leur vie. Dans son recueil La Supplication : Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse, Svetlana Alexievitch rapporte des témoignages sur le manque de fictions qui auraient permis de mieux comprendre cet évènement inédit : « Je ne peux pas trouver des mots pour dire ce que j’ai vu et vécu... je n’ai rien lu de tel dans aucun livre et je ne l’ai pas vu au cinéma... Personne ne m’a jamais raconté des choses semblables à ce que j’ai vécu. » [6]
Les fictions représentant les dangers de la radioactivité ont également eu un pouvoir d’influence en politique. Cas marquant : lors des élections présidentielles états-uniennes de 1964, deux ans après la crise des missiles de Cuba et en pleine de guerre du Vietnam, l’équipe de campagne du candidat Johnson a fait diffuser le clip publicitaire « Daisy ». La vidéo met en scène une petite fille comptant les pétales d’une marguerite au milieu d’un champ. Un compte à rebours défile jusqu’à l’explosion d’une bombe atomique.
Quant aux fictions contemporaines, elles tendent à croiser et dresser des parallèles entre les dangers de la radioactivité et les problématiques sociales et environnementales actuelles. Le roman La Centrale écrit par Élisabeth Filhol et le film Grand Central, coécrit et réalisé par Rebecca Zlotowski, abordent ainsi la problématique de la précarité des intérimaires embauchés par des sous-traitants de l’industrie nucléaire. Y sont présentés leurs conditions de travail difficiles, le stress, et la menace de l’erreur humaine ou technique qui ferait recevoir la dose de trop.
Malgré le foisonnement d’œuvres représentant les dangers de la radioactivité, le rapport de force est encore et toujours en faveur des promoteurs de l’atome, dotés d’une force économique et d’un poids politique indéniables. Alors que la crise climatique est au centre des préoccupations écologiques, des œuvres promouvant le nucléaire – énergie pourtant inadaptée pour répondre aux enjeux de cette crise - envahissent l’espace médiatique et parviennent même à se hisser au rang des best sellers en France. [7] À l’heure où la relance du nucléaire est en marche, il est urgent de valoriser les œuvres abordant les questions énergétiques de manière réellement écologique et réaliste.
Marie Liger et Mathilde Damecour
Notes
[1] TOPÇU Sezin, La France nucléaire : l’art de gouverner une technologie contestée, Éditions du Seuil, 349 p.
[2] L’Atelier d’art et d’idéologie,. « Le nucléaire c’est de la bombe. Analyse des publicités post-Fukushima d’EDF », Z : Revue itinérante d’enquête et de critique sociale, vol. 6, no. 1, 2012, pp. 42-45.
[3] TOPÇU Sezin, La France nucléaire : l’art de gouverner une technologie contestée, Éditions du Seuil, 349 p.
[4] Aurélien Portelli, Christophe Martin, Franck Guarnieri. Le nucléaire et le cinéma. [Rapport de recherche], MINES ParisTech. 2013, 24 p. hal-00913687
[5] Expression de Gaston Bachelard « Imaginer, c’est donc hausser le ton du réel. » - RENARD Jean-Bruno, Le merveilleux, Paris, CNRD Editions, 2011, p.140
[6] Alexievitch Svetlana, La Supplication : Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse, Paris, 1999, J’ai Lu, p.32 Retrouvez le livre sur notre boutique en ligne : boutique.sortirdunucleaire.org
[7] C’est le cas de la BD Un Monde sans fin de Jean-Marc Jancovici, président du Shift Project, think tank financé en partie part EDF : theshiftproject.org/gouvernance/