La lutte de Fessenheim
Dès l’annonce par la presse en juillet 1970 de la construction de deux tranches de deux réacteurs à Fessenheim, Alain Boos, Jean-Jacques Rettig et leurs épouses s’étaient mobilisés contre le projet et créaient le Comité pour la Sauvegarde de Fessenheim et de la plaine du Rhin (CSFR). Pour mobiliser largement, cette première association antinucléaire française édita dès 1971 une brochure “Fessenheim, vie ou mort de l’Alsace“ sur la base de documents techniques et scientifiques réunis par trois pionnières : Ester Peter-Davis, Annique Albrecht et Françoise Bucher. Plus tard, elle fut adressée à toutes les mairies d’Alsace. Les travaux de construction débutèrent, le 1er septembre 1971 pour le réacteur n°1, le 1er février 1972 pour le n°2.
Le 12 avril 1971, la première marche antinucléaire française eut lieu à Fessenheim et rassembla 1 500 personnes. À la même période, les projets de centrales de part et d’autre du Rhin se multipliaient. La lutte de 1971-72 contre la centrale de Breisach (rive allemande du Rhin) fut un succès et le projet abandonné. Cela encouragea les Alsaciens, les Suisses et les Badois à réunir leurs forces. Cette solidarité transfrontalière porta ses fruits. Les années qui suivirent égrainèrent de gigantesques manifestations, comptant jusqu’à 3 500 citoyens à Fessenheim en 1972 et 15 000 en 1975. Les mêmes se mobilisèrent contre le projet de construction d’une usine de stéréates de plomb, à côté à Marckolsheim, et leur occupation en 1974-75 (dans la boue, sous la pluie et sous la neige !) fut une énorme victoire, qui galvanisa la lutte. En février 1975, malgré les canons à eau de la polizei allemande, 28 000 personnes emportèrent le combat citoyen à Wyhl (rive est du Rhin, 30 Km au nord de Fessenheim). Le moratoire qui s’ensuivit déboucha sur l’abandon du projet en 1983, après bien des combats juridiques.
C’est ensuite à Gerstheim que s’installa, début 1977, la première ZAD [1], au pied du pylône météorologique d’EDF pour l’étude d’impact à la construction de 4 réacteurs 1 300 MW. Jour et nuit, des citoyens du village et d’ailleurs se relayaient. Une manifestation à Strasbourg réunit 10 000 personnes en mars et le soir du 24 août, où le pylône fut démonté, les représentants de 60 communes signèrent le Serment de Gerstheim, s’engageant à revenir à la moindre alerte.
Le Dr Alain Weill, ouvert au dialogue, fut élu maire de Fessenheim en 1973. Cette élection fut déterminante, comme le fut la catastrophe de Three Mile Island, pour l’abandon des réacteurs 3 et 4. Une première victoire !
L’histoire de Fessenheim est ainsi plurielle. Ce ne sont pas moins de 14 réacteurs qui avaient été envisagés entre Bâle et Lauterbourg. Évidemment, la lutte ne prit pas fin avec la mise en service des deux réacteurs de Fessenheim en 1977-78, ni avec l’abandon des 12 autres. Le mouvement antinucléaire alsacien obtint la création de la CLIS-Fessenheim (première CLI [2] française) et se montra solidaire d’autres combats (par ex. celui de Creys-Malville). Les accidents de Tchernobyl et de Fukushima réactivèrent les luttes, d’autres associations virent le jour (Stop Transports Halte au Nucléaire et Stop Fessenheim) et menèrent de nombreuses actions, aux côtés du CSFR et souvent avec l’appui du Réseau “Sortir du nucléaire“ : conférences, information du public, combats juridiques, etc.
Lors de l’élection présidentielle de 2012, les associations alsaciennes s’activèrent, démultiplièrent les conférences, et firent parvenir à certains élus locaux et à certains candidats à la présidentielle, des propositions pour la création d’emplois alternatifs sur le territoire de Fessenheim : construction d’une usine de pales et mâts d’éoliennes, fabrication de pétrole bleu [3] articulé avec une centrale à gaz à cycle combiné réutilisant le réseau existant. Le collectif “Les Citoyens Vigilants des environs de Fessenheim“ relaya la proposition d’industriels allemands, en manque de foncier et de main d’œuvre, de créer une Z.A. binationale près de Fessenheim. Ils se heurtèrent au déni des élus locaux qui se comportaient en “perroquets du nucléaire“, pour que la manne financière d’EDF continue de remplir leurs caisses communales et intercommunales jusqu’à l’éternité !
Dans l’esprit du grand public, c’est François Hollande qui annonça le 2 mai 2012 la fermeture de Fessenheim en ces termes : “Je veux fermer Fessenheim pour deux raisons. C’est la plus ancienne centrale, prévue pour 30 ans et elle aura 40 ans d’âge en 2017. Et elle est située près d’une zone sismique“. Pour autant l’échéance annoncée “fin 2016“ ne sera pas respectée !
Les associations rencontrèrent à six reprises les quatre délégués interministériels successifs à la fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim. Francis Rol-Tanguy et ses successeurs souhaitaient plafonner la production électronucléaire à son niveau de l’époque (63,2 GW), pour imposer la fermeture avant que l’EPR ne soit mis en service. Très vite, après l’adoption de “la loi du 17 août 2015 relative à la croissance énergétique pour la croissance verte“, le lobby en inversa l’esprit en annonçant que la centrale de Fessenheim ne pourrait être fermée que lors du démarrage de l’EPR... donc peut-être jamais !
Après des rebondissements et des promesses, Ségolène Royal scella dans un décret cette inacceptable interprétation de la loi. Décret fort heureusement cassé en Conseil d’État.
Après bien des luttes, après deux actions de Greenpeace, après la mise à l’arrêt de l’un des réacteurs par l’ASN durant 666 jours (puis son inconcevable remise en service), après de très nombreuses interventions de l’Allemagne, après un scandaleux accord d’indemnisation d’EDF [4], après mille autres péripéties, vint la rencontre du 19 janvier 2018 entre les associations antinucléaires et M. Martin Guespereau, chef de cabinet de M. Sébastien Lecornu. Enfin, elles furent entendues lorsqu’elles portèrent à sa connaissance la perspective d’une Z.A. binationale. S’ensuivit une rencontre du ministre avec les industriels allemands le 12 avril 2018 et la prise en compte de cet axe économique dans le très officiel “Projet de Territoire“. Encore faudra-t-il que les politiciens locaux, qui freinent des quatre fers, ne viennent pas entraver ce projet.
Le réacteur n°1 de Fessenheim a été arrêté le 20 février 2020 et le n°2 le 29 juin 2020. Une conférence de presse a été organisée pour l’occasion sur le Rhin, à bord du bateau Napoléon, à l’endroit précis où s’était arrêté le nuage de Tchernobyl en 1986. Et depuis le pont sur le Rhin, la lutte antinucléaire scellée depuis 1970 entre Allemands et Français, a donné lieu à un geste symbolique : le lancé de deux drapeaux antinucléaires réunis par une bouée. On y lisait au recto : “Nucléaire non merci“ et au verso “Atomkraft, nein danke“. Deux langues, mais une seule voix pour refuser l’atome ici et partout !
La lutte associative se porte désormais contre le projet fou d’un “technocentre“ [5]. Et nous resterons particulièrement préoccupés par le combustible irradié stocké dans les piscines... non bunkérisées.
Cette lutte qui a duré 50 ans, nous enseigne que sans l’action persistante et opiniâtre du mouvement citoyen, antinucléaire et transfrontalier, 12 autres réacteurs seraient à fermer et à démanteler dans la plaine du Rhin. Elle nous commande aussi de rester vigilants !
André Hatz
Notes
[1] Personne n’employait alors ce terme.
[2] CLI : commission locale d’information
[3] Pétrole synthétique à base d’algues et de CO2.
[4] Dénoncé par le Réseau “Sortir du nucléaire“ auprès de la Commission européenne.
[5] voir l’article à ce sujet page 23 et lire la “Déclaration de Fessenheim“ adoptée par 38 organisations alsaciennes et badoises réunies.