Prospective
La "civilisation hydrogène" : mythe ou réalité ?
Parmi les ruptures technologiques régulièrement évoquées et censées résoudre définitivement la crise énergétique et environnementale que devra affronter à moyen terme
lhumanité, lhydrogène est actuellement bien placé.
On sait bien en effet que la croissance très rapide du trafic automobile observée dans les pays riches, et son développement dans les grands pays comme la Chine, lInde ou le Brésil va créer une situation intenable aussi bien en termes de ressources énergétiques que démissions de gaz à effet de serre, en particulier du gaz carbonique CO2.
Lhydrogène est souvent présenté comme la solution. Les constructeurs automobiles y voient la garantie de leur pérennité et les gouvernements une solution élégante pour éviter dimposer des mesures restrictives à la circulation automobile dont ils connaissent limpopularité.
Les propos introductifs de Jérémie Rifkins dans son livre Léconomie hydrogène donnent le ton : Lhydrogène est lélément le plus léger, le plus simple et le plus répandu de lunivers. Exploité sous forme dénergie il devient un combustible éternel. Inépuisable, il est aussi non polluant puisquil ne contient pas un seul atome de carbone...
Les fondations de ce que nous pouvons appeler léconomie hydrogène sont déjà là, sous nos yeux... Lhydronet, le réseau énergétique mondial alimenté à lhydrogène, est la prochaine révolution technologique, commerciale et sociale de lhistoire... Dans la mesure où lhydrogène est universellement répandu et inépuisable, lexploitation judicieuse de cette ressource permet à terme
denvisager lémancipation de chaque être humain, inaugurant ainsi le premier régime énergétique véritablement démocratique de lhistoire humaine. Nous nous trouvons au seuil dun nouvel âge de lhistoire, riche de possibilités. Lhydrogène, la matière même dont sont faites les étoiles et notre soleil, est aujourdhui à la portée de lesprit humain et au service de lhomme.
Eternel, inépuisable, pur, mondial, démocratique, émancipateur, les grands mots fédérateurs sont lâchés. Comment ne pas senthousiasmer pour cette perspective de sortie de crise énergétique et environnementale par la technologie ? Le couple hydrogène (combustible ou carburant) pile à combustible serait-il « la » solution ?
Des progrès incontestables
Il est bien vrai que la recherche, engagée depuis le début des années 50, a permis des progrès importants depuis une dizaine dannées, en particulier sur les piles à combustibles. Elles transforment aujourdhui lhydrogène en électricité avec des rendements bien meilleurs que nos vieux moteurs à essence (60 % contre 35 à 40 % pour les moteurs à essence), dans des machines qui ne comportent aucune pièce tournante, ne font aucun bruit et produisent de leau pure à léchappement. On peut donc envisager den équiper les automobiles, mais aussi de fournir de lélectricité aux immeubles. Dans ce dernier cas, on pourra même utiliser les 40% de pertes de chaleur de la pile pour chauffer limmeuble, une cogénération électricité chaleur en pied dimmeuble.
Reste que les piles à combustibles sont encore 5 à 10 fois trop chères. De nombreux développements sont donc encore à réaliser pour passer de la démonstration à la réalité industrielle, faire chuter les prix des matériels et concurrencer nos chaudières ou nos moteurs traditionnels. Mais lhistoire récente montre bien que « lapprentissage industriel » doit permettre en vingt ou trente ans datteindre cet objectif de compétitivité, si on y consacre les efforts nécessaires. Lengouement actuel des industriels et des gouvernements, sil se maintient, est à ce propos de bon augure.
Alors pourquoi bouder notre plaisir ?
Tout simplement parce que ne regarder lhydrogène que du côté de son utilisation revient à occulter la plupart des problèmes. Certes il y a pléthore dhydrogène sur notre planète. Mais on pourrait en dire autant des électrons, ou même du carbone quon trouve partout, y compris dans latmosphère, où il y en a plutôt trop, nous disent les climatologues. Le problème tient au fait que lhydrogène se trouve principalement dans la nature sous forme doxyde, H2O, leau qui nous entoure, ou dhydrocarbures, qui contiennent du carbone, de lhydrogène et plus ou moins doxygène. Pour disposer dhydrogène, il faut donc casser les molécules pour nen garder que lhydrogène qui, en brûlant donnera de nouveau de leau.
Et cette opération de séparation de lhydrogène de leau ou des hydrocarbures coûte de lénergie, beaucoup dénergie.
Si lon part dun hydrocarbure, le méthane CH4 par exemple, on obtient par réaction dans un « réformeur » qui peut être embarqué dans une automobile, de lhydrogène avec un rendement de lordre de 60 %. On consomme alors une ressource fossile qui, elle, nest pas inépuisable, et dautre part la réaction dégage du gaz carbonique quon voudrait bien justement éviter démettre dans latmosphère. Dans ce procédé, il faut dépenser 5 kWh de chaleur pour obtenir 1 m3 dhydrogène, à son tour susceptible de fournir 3 kWh de chaleur par combustion ou 1,8 kWh délectricité dans une pile à combustible. Le rendement de production délectricité ne dépasse donc pas 36%.
On peut aussi partir de leau. Deux méthodes se présentent :
Le plus simple est de la décomposer par électrolyse pour séparer loxygène de lhydrogène. Mais il faut aujourdhui environ 5 kWh délectricité pour obtenir 1 m3 dhydrogène. Et la production de lélectricité nécessaire entraîne à son tour des pertes. Si lélectricité est dorigine fossile, on peut la produire avec un rendement de 35 à 50%. La dépense totale dénergie par m3 atteint donc 10 kWh dans le meilleur des cas et le rendement de lélectricité produite finalement par la pile à combustible au maximum de 1,8/10 = 18%. Si elle est dorigine nucléaire, le rendement est encore plus faible (12%) puisque lélectricité nécessaire à lélectrolyse est produite dans nos réacteurs actuels avec un rendement de 33%. Par contre, avantage évident, pas démissions, mais les risques spécifiques du nucléaire. Si elle est dorigine renouvelable (hydraulique, éolienne, etc.), pas non plus démissions de gaz à effet de serre, mais reste le problème du rendement global, de la dispersion et de lintermittence de certaines de ces sources (solaire, éolien) dont les procédés industriels délectrolyse saccommodent mal dans létat actuel des techniques.
Lautre solution imaginée est de décomposer la molécule deau par apport de chaleur à haute température. On espère en effet, à condition de mettre au point industriellement les réactions et les catalyseurs adaptés, pouvoir décomposer leau à des températures de lordre de 800° avec un rendement de lordre de 50%. Ce serait évidemment un progrès important puisquon naurait plus besoin de passer par lélectricité et quon se rapprocherait du rendement global de la filière ex-hydrocarbures.
Mais comment produire cette chaleur à haute température sans faire brûler de combustible fossile et donc émettre ces fameux gaz à effet de serre quon veut justement éviter ? On peut brûler du bois, utiliser un four solaire à concentration, ou un réacteur nucléaire à très haute température. Ce dernier projet mobilise les promoteurs du nucléaire qui y voient un débouché potentiel majeur à long terme pour leur industrie. Mais il y a encore loin de la coupe aux lèvres, puisque les réacteurs en question ne sont encore quà létat de projet et quil nexiste pas à ce jour de démonstration dune production industrielle dhydrogène à 800°. On est donc encore là dans le domaine de la recherche en amont, les cycles de réaction envisageables ne sont pas encore choisis ; il ny a donc pas réel espoir de voir déboucher une solution industrielle avant trente ou quarante ans. Et puis cette solution que certains présentent comme la voie royale, si elle devenait un jour possible, imposerait une très vaste dissémination dinstallations nucléaires avec les risques que cela comporte.
Enfin, quelle que soit la méthode employée pour décomposer leau (électrolyse ou procédé thermique) il ne peut pas être question deffectuer lopération à bord dun véhicule. Lopération se fera donc dans des installations fixes à partir desquelles il faudra transporter et distribuer lhydrogène aux usagers. Reste enfin à trouver des solutions de stockage, au niveau des véhicules ou des habitations, de quantités dhydrogène compatibles avec lautonomie recherchée. Pour le transport, pas de problème majeur, lindustrie en a déjà lexpérience. Pour le stockage par contre, en particulier à bord des automobiles, laffaire est moins claire : on peut stocker lhydrogène sous pression à plusieurs centaines de bars, le liquéfier, ou tenter dutiliser des matériaux très adsorbants capables demmagasiner de grandes quantités dhydrogène à la pression atmosphérique. Dans le premier cas le poids des réservoirs capables de résister aux pressions envisagées pose un problème, la liquéfaction entraîne quant à elle des dépenses énergétiques importantes. Les solutions à basse pression sont encore à létat de projet.
Bref, les perspectives et le bilan global de lopération ne sont pas aussi brillants quon veut bien nous le dire. Résumons-nous.
Dans le cas des transports automobiles, considérés comme la voie royale par les promoteurs de lhydrogène, cest avec les piles à combustible utilisant un carburant embarqué (méthanol, méthane, etc.) quon obtient les meilleurs rendements
globaux « du puits à la roue », de lordre de 30%. Cest un progrès sensible par rapport aux meilleures technologies diesel actuelles (le diesel common rail atteint 21 à 23% de rendement). Aucune pollution locale, ce qui est évidemment un avantage important, mais linconvénient dune production simultanée de gaz carbonique encore importante (de lordre de 60 à 70% des émissions actuelles du diesel).
Avec lélectrolyse, à partir délectricité nucléaire ou renouvelable, on évite cet inconvénient. Mais avec le nucléaire actuel, le rendement global de lopération « du puits à la roue » tombe nettement au-dessous de 15% ce qui grève dautant les coûts de production. Même avec les coûts délectricité de nuit particulièrement bas du nucléaire en France ou de lhydraulique dans certains pays comme le Canada, lhydrogène électrolytique coûte en effet deux fois plus cher que lhydrogène produit à partir du méthane.
Restent les réacteurs nucléaires à haute température qui pourraient permettre de meilleurs rendements globaux. Mais là on est encore en pleine incertitude sur la faisabilité même du procédé et, bien entendu, sur ses coûts.
Et les autres technologies ?
Mais, entend-on bien souvent, si nous navons plus dautre choix, il faudra bien en passer par là, même au prix fort, quand les carburants pétroliers auront aussi atteint des sommets. Cest oublier quil existe des solutions alternatives, dont certaines émergent déjà sur le marché et qui ont des caractéristiques de rendement et démission du même ordre de
grandeur que la pile à combustible. Cest le cas en particulier des véhicules hybrides, équipés de deux moteurs, lun classique à essence ou diesel et
lautre électrique. On peut envisager de les utiliser de différentes façons :
- Par exemple en chargeant les batteries du véhicule la nuit sur le réseau, et en effectuant la plupart des trajets en ville avec le moteur électrique (cest lhybride parallèle). Le moteur thermique ne se met alors en route que pour les longstrajets.
- Ou bien en faisant marcher constamment le moteur à essence pour charger la batterie du véhicule, mais dans ses meilleures conditions de performances (cest lhybride série). Le moteur et la transmission électriques, dont les performances ne varient pas avec le régime auquel on les soumet, associés à la récupération de lénergie de freinage permettraient dobtenir des performances globales bien meilleures que les performances actuelles, voire même que celles quon peut espérer des véhicules à piles à combustible (voir le dossier La voiture à hydrogène, la Recherche, octobre 2002).
Dans ces deux cas dutilisation de lhybride essence ou diesel, les performances énergétiques sont légèrement supérieures à la solution pile à combustible, sans pour autant entraîner de changement dans le circuit de distribution du carburant automobile.
Il en est de même pour les émissions de gaz à effet de serre, sauf si lon cumule les difficultés de linstallation dun réseau diffus dhydrogène permettant lalimentation à la pompe et du développement dune filière entièrement nouvelle de production dhydrogène à haut rendement fondée sur des réacteurs haute température.
Pour les applications fixes, laffaire se présente mieux puisque la cogénération délectricité et de chaleur permet daugmenter sensiblement le rendement global et damortir sur des temps plus longs linvestissement de la pile à combustible. Mais là encore dautres technologies apparaissent déjà sur le marché, en particulier les petites turbines à gaz, également en cogénération.
Quelles conclusions tirer
de ces différents éléments ?
Une bonne façon de se faire une idée réaliste des enjeux à moyen et long terme de lhydrogène est danalyser le travail auquel sest livré Stéphane His de lIFP (Quelles alternatives énergétiques à moyen et long terme ?, Revue de lénergie, février 2004) et qui concerne les transports. Sappuyant sur un scénario de croissance des trafics routiers de passagers et de marchandises mondiaux à lhorizon 2060 dont les principales caractéristiques sont indiquées dans le tableau ci-dessous, il compare les conséquences énergétiques et environnementales de la pénétration de différentes technologies (piles à combustibles, hybrides à carburants fossiles, carburants de substitution, etc.) par rapport à lévolution des technologies « au fil de leau » (une amélioration progressive des performances des moteurs, mais sans rupture technologique).
La pénétration mondiale envisagée de ces technologies en rupture est très volontariste : à partir de 2020, leur rythme est analogue à celle du diesel au cours des 30 dernières années . Dans ces conditions, en 2060, 40% des parcs mondiaux de voitures et de camions relèvent de ces technologies nouvelles.
Le tableau ci-dessous décrit les conséquences de ces stratégies pour quelques-unes des technologies étudiées, dont la pile à combustible, à lhorizon 2060.
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Premier constat : dans tous les cas de figure, les consommations dénergie et les émissions de CO2 augmentent dun facteur qui se situe autour de 4 entre 1990 et 2060, alors que le trafic automobile est multiplié par 7 et le trafic de marchandises par 8. Cest dire que le progrès technique permet des
économies importantes, dun facteur deux environ, par rapport à une évolution à technologie constante.
Deuxième constat : en 2060, les différences entre les scénarios ruptures technologiques et le scénario amélioration des technologies traditionnelles restent encore très modestes, de lordre de 10%, aussi bien en consommation dénergie quen émissions de gaz à effet de serre. Lavantage va aux véhicules hybrides qui présentent le meilleur bilan énergétique et un bilan CO2 un peu meilleur que celui des piles à combustible hydrogène.
Lauteur fait remarquer que les résultats des PAC en termes démissions pourraient saméliorer si lélectrolyse était majoritairement réalisée à partir délectricité nucléaire. Mais la production de 2 à 3000 Mtep annuelles délectricité nucléaire (23 000 à 35 000 TWh) suppose avec les technologies actuelles la mise en place de plus de 4000 centrales de 1000 MW dans le monde sur la période (une centrale par semaine dici 2060), pour nalimenter que 40% de la demande de ce secteur dactivité. Ceci pose bien évidemment, poursuit-il, des problèmes industriels et environnementaux considérables, sans compter les questions de réserves duranium.
Dernier point : quelle que soit la rupture technologique envisagée, si la croissance des trafics se poursuit au rythme indiqué dans le scénario, on reste très loin des objectifs de réduction des consommations dénergie et de CO2, dun facteur deux environ par rapport à 1990 qui sont considérées comme indispensables pour éviter la catastrophe climatique.
Et lauteur de nous rappeler malicieusement que, entre 1983 et 1997, le gain de consommation sur une voiture moyenne aurait pu être de 28%, alors quil na été que de 8% ; cest la conséquence de lévolution des automobiles vers plus de poids (plus de confort, plus de systèmes de sécurité active ou passive) mais aussi de la course à lamélioration des performances de vitesse et daccélération.
En bref, donc :
- Oui, la pile à combustible fait partie des technologies qui peuvent dans les décennies qui viennent contribuer à améliorer les performances nominales de consommation et démission de nos voitures et de nos systèmes de production de chaleur et délectricité fixes. Mais ce nest pas la seule et certaines de ses concurrentes posent beaucoup moins de problèmes industriels et organisationnels. Elle a donc très probablement un avenir industriel et commercial important mais limité à des applications où les problèmes de pollution locale sont essentiels.
- Non, il nest pas raisonnable denvisager pour les 60 ou 80 ans qui viennent, le grand soir de la civilisation de lhydrogène que nous propose Jérémie Rifkins. Non seulement pour des raisons techniques et économiques, mais aussi parce que le réseau mondial hydronet quil imagine, tout aussi capitalistique que le réseau électrique, impliquera très probablement des rapports de force et des sujétions de même nature que celui-ci vis-à-vis des producteurs décentralisés et des consommateurs. Et, quand on sait que le réseau électrique ne progresse pas assez vite aujourdhui pour compenser la démographie des populations sans électricité, on peut émettre de sérieux doutes sur la réalité de lidée proposée.
Alors, faire croire que lhydrogène et la pile à combustible sont « la » solution à moyen et long terme à nos problèmes énergétiques et environnementaux est non seulement fallacieux mais dangereux et démobilisateur pour les citoyens consommateurs trop enclins à continuer comme si de rien nétait à consommer de lénergie sans compter, en se rassurant à bon compte de propos trompeurs. Cest dautant plus dommage que cette technologie mérite sûrement dêtre développée et utilisée à bon escient.
Benjamin Dessus
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