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Sortir du nucléaire n°80



Hiver 2019

International

L’Inde, ce grand pays gangréné par le nucléaire

Article paru dans la revue Sortir du nucléaire n°80 - Hiver 2019

 État de l’industrie nucléaire


Par son étendue géographique et son importante population, l’Inde aiguise les appétits des nucléocrates de tous bords. Les grands groupes de la filière nucléaire s’engouffrent dans ce qu’ils considèrent comme un marché prometteur : EDF (ex-Areva NP) avec les EPR (France), Westinghouse avec les AP1000 (États-Unis) et Rosatom avec ses VVER1000 (Russie).

Méprisant l’avis de la grande majorité des habitants, les hommes politiques inféodés au lobby indien du nucléaire n’hésitent pas à vanter les bienfaits de l’atome ; et comme ailleurs, ils cachent soigneusement les dangers et contaminations de leurs machines infernales.



Un pays du nucléaire civil avec arrière-pensées militaires

Dès 1948, le premier ministre Nehru lance le programme nucléaire indien par un projet de loi attribuant à l’État central les responsabilités et droits exclusifs sur les activités liées à l’énergie atomique. Suite au discours d’Eisenhower ‘’Atoms for Peace’’, l’Inde a bénéficié du soutien des États-Unis pour développer son premier réacteur nucléaire à Tarapur. Ce réacteur de 200 MWe a commencé à fonctionner en 1969, suivi bientôt d’un second.

En parallèle, le pays continue ses recherches dans le domaine du nucléaire militaire ; il refuse donc de signer le Traité de Non-Prolifération des armes nucléaires (TNP). En 1974, l’Inde procède à l’explosion souterraine d’une bombe atomique à partir de plutonium provenant d’un réacteur de recherche construit avec l’aide de techniques canadiennes et en bénéficiant de fournitures américaines. La doctrine de ‘’Atoms for Peace’’ touche alors ses limites…

Conséquence : l’Inde est exclue du commerce international des matières nucléaires. Ceci ne l’empêche pas pourtant de construire d’autres réacteurs civils nucléaires et de procéder à des campagnes d’essais de bombes atomiques.

Un pays encore peu dépendant de l’énergie électrique d’origine nucléaire

Le programme indien d’énergie nucléaire, basé sur un cycle du combustible fermé, comprend trois étapes principales : les réacteurs à eau lourde sous pression, les réacteurs à neutrons rapides et les réacteurs à base de thorium.

Actuellement, l’Inde compte 22 réacteurs nucléaires, répartis dans sept centrales gérées par le NPCIL  [1]. La plupart de ces réacteurs sont de puissances moyennes (quelques centaines de MWe à 1 000 MWe), d’où une puissance totale installée aujourd’hui de “seulement’“ 6,8 GWe. Ils sont principalement installés dans les provinces à l’ouest de l’Inde. En 2017, la production électronucléaire a donné 34,9 TWh, soit 3,2% de l’énergie électrique du pays, avec un facteur de charge annuel moyen inférieur à 65%.

Compte tenu des besoins énergétiques du pays, le régime nationaliste actuellement au pouvoir en Inde souhaite diversifier les sources d’énergie électrique “décarbonnées“. Il considère que le nucléaire, comme les énergies renouvelables, peut permettre au pays de lutter contre les gaz à effet de serre. Il s’était donné un objectif de 63 GWe installés à échéance 2035, mais les prévisions ont été récemment revues à la baisse : 22,5 GWe à l’horizon 2031. Les experts de l’AEC  [2], organisme nucléaire suprême en Inde, estiment de leur côté qu’il faudrait 500 GWe nucléaires en 2060 !

Conformément au programme nucléaire, différents projets sont lancés par le lobby nucléocrate indien, notamment NPCIL. Utilisant une technologie française, une partie importante de la puissance électronucléaire pourrait provenir de la centrale de Jaitapur, près de Bombay, sur la côte ouest de l’Inde, donnant sur la mer d’Oman.

La France promeut la prolifération nucléaire et cautionne la répression

Toujours soucieuses de gigantisme, les sphères nucléocrates françaises proposent leur “excellence nucléaire“ aux autorités indiennes, notamment dans la province de Maharashtra où se trouve Jaitapur. Il s’agirait d’implanter six EPR sur le plateau de Madban – 25 mètres au-dessus du niveau de la mer d’Oman –, créant ainsi la centrale nucléaire la plus puissante du monde, 9900 MW !

Conçue initialement depuis 2008 par Areva  [3], plusieurs présidents de la République française se sont succédés en Inde pour promouvoir ce projet, vanté comme le fleuron de l’industrie tricolore. Entre temps, Areva a sombré, mais EDF a repris l’affaire avec toujours plus de zèle, considérant qu’il s’agit de son principal projet d’exportation.

Dans l’actuel projet, EDF porterait l’ensemble des études d’ingénierie et l’approvisionnement, mais NPCIL assurerait l’intégralité de la construction. Il parait même que le coût de chaque EPR serait très inférieur à celui de Flamanville, grâce à une main d’œuvre locale “compétitive“ et à “l’effet de série“ ! Officiellement, toutes les précautions seraient prises pour résister aux séismes et tenir compte des enseignements de l’accident de Fukushima.

Mais les habitants des quatre villages voués à disparaître et de toute la région impactée sont loin d’avoir obtenus des réponses claires à toutes leurs questions. D’abord, le sous-sol supporterait-il de lourdes masses de béton et de machines ? Les séismes fréquents dans cette zone ne provoqueraient-ils pas des fissures et/ou ruptures catastrophiques dans les circuits radioactifs ? Beaucoup se souviennent du tremblement de terre qui a touché la province en 1993 4. Et en fonctionnement “normal“, chaque réacteur ne produirait-il pas des effluents, une contamination de l’environnement ? Toutes et tous craignent pour leur santé, surtout qu’ailleurs en Inde, et notamment près de Tarapur, des anomalies de croissance végétale et des maladies humaines ont été détectées. Que deviendront les agriculteurs notamment les cultivateurs de manguiers et les nombreux pêcheurs locaux ?

Dès 2009, suite au premier accord sur la construction de deux premiers réacteurs, les opposants ont organisé de grandes manifestations pour dénoncer ce projet contre Nature. Mais, comme en France, nucléaire rime trop souvent avec répression : en avril 2011, Tavrez Sejkar, un pêcheur de 30 ans protestant contre le projet est tué par la police ; en mars 2012, un autre pêcheur de 44 ans est à son tour victime de la répression. Et à chaque fois, les blessés sont nombreux.

Depuis, la NPCIL tente de mieux argumenter son projet : retombées économiques, débouchés pour l’emploi, réduction des gaz à effet de serre, fiabilité des équipements. La même entreprise noue des partenariats avec les écoles, comme avec l’Université de Bombay en sciences, en communication et même en journalisme ; elle distribue des bourses d’étude, collabore à des œuvres sociales, notamment pour les handicapés et organise des matchs de criquet !

Les villageois ne sont pas dupes. Ils ne veulent plus céder leurs terres et sont bien décidés à résister à ce projet insensé. Il y a eu plus de 150 rassemblements en 10 ans.

Pas étonnant qu’en mars 2018, Emmanuel Macron ait été mal reçu par les Indiens de toute la région.

Bernard Cottier


Notes

[1NPCIL : Nuclear Power Corporation of India Limited.

[2AEC : Atomic Energy Commission, équivalent du Commissariat à l’Énergie Atomique en France.

[3L’entreprise française est alors dirigée par Anne Lauvergeon

Un pays du nucléaire civil avec arrière-pensées militaires

Dès 1948, le premier ministre Nehru lance le programme nucléaire indien par un projet de loi attribuant à l’État central les responsabilités et droits exclusifs sur les activités liées à l’énergie atomique. Suite au discours d’Eisenhower ‘’Atoms for Peace’’, l’Inde a bénéficié du soutien des États-Unis pour développer son premier réacteur nucléaire à Tarapur. Ce réacteur de 200 MWe a commencé à fonctionner en 1969, suivi bientôt d’un second.

En parallèle, le pays continue ses recherches dans le domaine du nucléaire militaire ; il refuse donc de signer le Traité de Non-Prolifération des armes nucléaires (TNP). En 1974, l’Inde procède à l’explosion souterraine d’une bombe atomique à partir de plutonium provenant d’un réacteur de recherche construit avec l’aide de techniques canadiennes et en bénéficiant de fournitures américaines. La doctrine de ‘’Atoms for Peace’’ touche alors ses limites…

Conséquence : l’Inde est exclue du commerce international des matières nucléaires. Ceci ne l’empêche pas pourtant de construire d’autres réacteurs civils nucléaires et de procéder à des campagnes d’essais de bombes atomiques.

Un pays encore peu dépendant de l’énergie électrique d’origine nucléaire

Le programme indien d’énergie nucléaire, basé sur un cycle du combustible fermé, comprend trois étapes principales : les réacteurs à eau lourde sous pression, les réacteurs à neutrons rapides et les réacteurs à base de thorium.

Actuellement, l’Inde compte 22 réacteurs nucléaires, répartis dans sept centrales gérées par le NPCIL  [1]. La plupart de ces réacteurs sont de puissances moyennes (quelques centaines de MWe à 1 000 MWe), d’où une puissance totale installée aujourd’hui de “seulement’“ 6,8 GWe. Ils sont principalement installés dans les provinces à l’ouest de l’Inde. En 2017, la production électronucléaire a donné 34,9 TWh, soit 3,2% de l’énergie électrique du pays, avec un facteur de charge annuel moyen inférieur à 65%.

Compte tenu des besoins énergétiques du pays, le régime nationaliste actuellement au pouvoir en Inde souhaite diversifier les sources d’énergie électrique “décarbonnées“. Il considère que le nucléaire, comme les énergies renouvelables, peut permettre au pays de lutter contre les gaz à effet de serre. Il s’était donné un objectif de 63 GWe installés à échéance 2035, mais les prévisions ont été récemment revues à la baisse : 22,5 GWe à l’horizon 2031. Les experts de l’AEC  [2], organisme nucléaire suprême en Inde, estiment de leur côté qu’il faudrait 500 GWe nucléaires en 2060 !

Conformément au programme nucléaire, différents projets sont lancés par le lobby nucléocrate indien, notamment NPCIL. Utilisant une technologie française, une partie importante de la puissance électronucléaire pourrait provenir de la centrale de Jaitapur, près de Bombay, sur la côte ouest de l’Inde, donnant sur la mer d’Oman.

La France promeut la prolifération nucléaire et cautionne la répression

Toujours soucieuses de gigantisme, les sphères nucléocrates françaises proposent leur “excellence nucléaire“ aux autorités indiennes, notamment dans la province de Maharashtra où se trouve Jaitapur. Il s’agirait d’implanter six EPR sur le plateau de Madban – 25 mètres au-dessus du niveau de la mer d’Oman –, créant ainsi la centrale nucléaire la plus puissante du monde, 9900 MW !

Conçue initialement depuis 2008 par Areva  [3], plusieurs présidents de la République française se sont succédés en Inde pour promouvoir ce projet, vanté comme le fleuron de l’industrie tricolore. Entre temps, Areva a sombré, mais EDF a repris l’affaire avec toujours plus de zèle, considérant qu’il s’agit de son principal projet d’exportation.

Dans l’actuel projet, EDF porterait l’ensemble des études d’ingénierie et l’approvisionnement, mais NPCIL assurerait l’intégralité de la construction. Il parait même que le coût de chaque EPR serait très inférieur à celui de Flamanville, grâce à une main d’œuvre locale “compétitive“ et à “l’effet de série“ ! Officiellement, toutes les précautions seraient prises pour résister aux séismes et tenir compte des enseignements de l’accident de Fukushima.

Mais les habitants des quatre villages voués à disparaître et de toute la région impactée sont loin d’avoir obtenus des réponses claires à toutes leurs questions. D’abord, le sous-sol supporterait-il de lourdes masses de béton et de machines ? Les séismes fréquents dans cette zone ne provoqueraient-ils pas des fissures et/ou ruptures catastrophiques dans les circuits radioactifs ? Beaucoup se souviennent du tremblement de terre qui a touché la province en 1993 4. Et en fonctionnement “normal“, chaque réacteur ne produirait-il pas des effluents, une contamination de l’environnement ? Toutes et tous craignent pour leur santé, surtout qu’ailleurs en Inde, et notamment près de Tarapur, des anomalies de croissance végétale et des maladies humaines ont été détectées. Que deviendront les agriculteurs notamment les cultivateurs de manguiers et les nombreux pêcheurs locaux ?

Dès 2009, suite au premier accord sur la construction de deux premiers réacteurs, les opposants ont organisé de grandes manifestations pour dénoncer ce projet contre Nature. Mais, comme en France, nucléaire rime trop souvent avec répression : en avril 2011, Tavrez Sejkar, un pêcheur de 30 ans protestant contre le projet est tué par la police ; en mars 2012, un autre pêcheur de 44 ans est à son tour victime de la répression. Et à chaque fois, les blessés sont nombreux.

Depuis, la NPCIL tente de mieux argumenter son projet : retombées économiques, débouchés pour l’emploi, réduction des gaz à effet de serre, fiabilité des équipements. La même entreprise noue des partenariats avec les écoles, comme avec l’Université de Bombay en sciences, en communication et même en journalisme ; elle distribue des bourses d’étude, collabore à des œuvres sociales, notamment pour les handicapés et organise des matchs de criquet !

Les villageois ne sont pas dupes. Ils ne veulent plus céder leurs terres et sont bien décidés à résister à ce projet insensé. Il y a eu plus de 150 rassemblements en 10 ans.

Pas étonnant qu’en mars 2018, Emmanuel Macron ait été mal reçu par les Indiens de toute la région.

Bernard Cottier



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