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Sortir du nucléaire n°71



Novembre 2016

Été d’urgence à Bure Ils et elles témoignent

Article paru dans la revue Sortir du nucléaire n°71 - Novembre 2016

 Bure


Nous vous proposons une sélection de textes qui donnent la parole à celles et ceux qui ont vécu et participé aux différentes actions et mobilisations qui ont ponctué l’été d’urgence à Bure.



Retour sur “L’été d’urgence” en Meuse

Dans le combat de longue haleine qui nous oppose à l’Andra, il est toujours difficile de savoir quel sera le prochain coup que prépare l’Agence. Sa poubelle nucléaire – Cigéo – ambitionne d’enfouir 99 % de la radioactivité française à 500 mètres de profondeur. Un pari fou qui ne peut prendre appui que sur une domination de classe la plus fourbe et la plus crasse. Le territoire concerné par le projet est immense. L’implantation patiente. L’argent pleut sur les consciences. Toutes les générations d’enfants sont invitées à pousser les portes de l’Agence pour venir s’émerveiller du monde, qu’il soit nucléaire ou naturel. La population est majoritairement rési- gnée. Tout est sous contrôle. Même les discussions avec les camarades sur d’autres lieux de lutte, ou dans nos familles, nous renvoyaient à l’immense défaveur du rapport de force...

Pourtant, depuis plus d’un an, on sentait que la lutte était en train de repartir. Des groupes militants, qu’ils soient citoyens (Alter-Tour, Ami-e-s de S !lence, association d’habitant-e-s), ou plus radicaux (camps anti-autoritaire et rencontres anticapitalistes) se sont donnés rendez-vous dans ce coin de Meuse. Les réunions de travail se sont multipliées, les chantiers dans nos lieux de résistances aussi. L’hiver fut cependant long et rigoureux pour les collectifs en présence. Malgré quelques beaux moments comme des Assemblées de Luttes (voir notre article dans la rubrique "Au coeur de l’action") pleines d’énergie et des semis de céréales sur les terres de l’Andra, nous avions connu de beaux ratés : des tentatives avortées de blocage des premières prospections archéologiques autour du laboratoire.

Cette énergie, nous l’avons retrouvée début juin. Nous étions quelques camarades à redescendre de la forêt, le cœur serré suite à une balade de repérage pour tourner un petit film (bientôt sur vos écrans !), qui nous a plongé, derrière une frêle lisière de bois, face à de sinistres vigiles et des machines en pleine action.

Mais cette fois-ci, emplis d’énergie collective et créatrice depuis une semaine, nous avons mis en pratique nos ateliers théâtre et musique du moment dans une manifestation. Délai d’organisation : moins de 12h. Un appel en urgence. Soixante personnes le lendemain matin à 5h30 au milieu du village, avec outils, combinaisons blanches, masques et caméras. L’hélico de la gendarmerie déjà au-dessus de nos têtes. Direction la forêt, que la plupart des personnes allaient découvrir pour la première fois. Une forêt que nous n’allions bientôt – presque – plus quitter. Nous vivons les premiers déplacements en groupe au son des chansons, les premières tranchées, les premières mottes qui volent sur cette nouvelle coalition de gendarmes et de vigiles armés. Tout cela allait nous mener plus loin que nous étions capables de l’imaginer sur le moment.

Avec le début de travaux de déforestation dans le bois Lejuc, à environ 2 kilomètres de la Maison de résistance à Bure, l’Andra était en train de franchir la ligne rouge. Attaquer la forêt, s’aventurer en dehors des grilles de son laboratoire, c’était clairement, pour nous, le début de construction de Cigéo. Le 12 juin, un premier texte 1, rempli de cette expérience est parti battre le rappel et décréter “L’été d’urgence”. Il pointait les possibilités qui s’étaient ouvertes à nous, mais aussi cette limite, très présente, du nombre. Alors, c’est où la Meuse ? Comment on y va ? Avec qui et pour y faire quoi ?

Cette mise en branle nous a permis de commencer à briser des tabous. On parle, encore du bout des lèvres, d’occupation et de sabotage. Ces mots font peur car les dire maintenant c’est ouvrir des perspectives qu’on n’avait pas encore expérimentées ensemble. À ce moment-là, on sait que l’on ne peut compter que sur nos propres forces et que celles-ci sont encore fragiles. Seule possibilité : les faire monter en puissance. On n’a pas le choix, il faut apprendre à se faire confiance. Oui, ça fait peur. Oui, on va le faire. Voici comment, dimanche 19 juin, un pique-nique de 200 personnes est devenu “interminable” et fut le début d’une occupation. S’en suivront 18 jours intenses2. Pour l’État, il s’agissait encore de ne pas faire de vague et de compter sur notre isolement, sur les difficultés d’une occupation montée en 4ème vitesse.

Il n’en fut rien. Certes l’expulsion, d’un point de vue policier, s’est déroulée sans encombre. Nous n’avons pas tenu plus d’une heure derrière nos barricades. Pour pacifier la zone, une compagnie de gendarmes gardera pendant un mois le bois 3. Notre rage et notre tristesse face à cet épisode, nous les avons mises dans une manifestation de réoccupation. Le rendez-vous est donné pour le 16 et 17 juillet. Cette fois-ci, les soutiens viennent de toute la France. La Maison de la résistance et le village de Bure débordent de voitures, de camions, de tentes. 500 personnes descendent vers le bois samedi matin au son de l’accordéon et dépassent les lignes de gendarmes. Nous sommes à nouveau dans le bois mais les gendarmes ne céderont pas la place. Au bout de 3 jours, la situation n’est plus tenable. C’est le repli.

Avaient-ils réussi, avec cette démonstration de force, à nous mettre à terre définitivement ? Pendant les jours et semaines qui ont suivi, nous avons tenté de nous réorganiser, de freiner le chantier en visant les sous-traitants, en tentant des approches du bois, en testant, nuit et jour, les positions des gendarmes. Nous avons aussi affûté nos attaques juridiques, forts des relevés que nous avions pu faire dans le bois grâce au soutien de quelques forestiers, venus comme beaucoup d’autres renforcer les équipes de travail et la mobilisation des habitant-e-s. La presse a commencé à parler de nous, brisant petit à petit l’isolement, la carte maîtresse que joue l’Andra. En face, pendant ce temps-là, 20 député-e-s avaient donné le feu vert à une hypocrite “phase-pilote”, nouveau vrai-faux départ du projet. Sur le terrain un mur commence à cercler le tiers sud de la forêt sur 3,8 kilomètres. Le 1er août, le tribunal de Bar-le-Duc nous donne raison sur l’illégalité du défrichage du bois, préalable à l’édification du mur. Alors que nous ne pouvions approcher la zone depuis des semaines, des paysans s’engagent en nous mettant à disposition, aux entrées Nord et Sud de la forêt, des petits bouts de parcelles où nous construisons des vigies, petites cahutes de palettes qui s’élèvent modestement au-dessus du sol. En chanson et avec l’apéro, nous inversons le rapport de force. Nous surveillons les surveillants, à leur nez et à leur barbe. La semaine d’avant, nous venions de fêter le pot de départ du directeur du centre de l’Andra. Personne ne croit à sa retraite “réfléchie” de longue date...

Le 13 août, à notre grande et heureuse surprise, la gendarmerie retire ses effectifs, ne voulant pas prendre le risque “d’affrontements”. L’Andra retire une nouvelle fois ses machines et ses vigiles. 500 personnes prennent de nouveau la forêt et vont abattre, un à un, plus de 1000 pans de murs en béton armé avec des cordes, des bouts de bois et quelques outils à main. Environ 3 800 tonnes de béton à terre sur près d’un kilomètre, soit la totalité du mur déjà élevé4. À voir la joie et l’énergie déployée, c’est toute une foule de gens qui a pris sa revanche de l’humiliation quotidienne que représente l’Andra et son monde. Quel plus beau geste pouvions-nous faire pour casser la résignation et sentir notre force que celui de libérer une forêt ?

La lutte a donc passé un cap mais la situation reste précaire. Nous restons en alerte car il est toujours impossible de savoir quel sera le prochain “coup”, le prochain “front”. Si nous ressentons souvent la lourdeur et l’inertie de la domination et de la résignation dans nos quotidiens, en ce moment, dans un coin du sud de la Meuse, c’est une force collective qui nous emporte dans son inertie positive. Comme tout mouvement social, cette séquence d’intense lutte jette de nouvelles bases pour le moyen et long terme. Si nous réussissons, il est clair que dorénavant, sur les fronts des luttes sociales et territoriales, il faudra désormais compter sur les gens de Bure et alentours ; loin du mépris et de l’anonymat dans lesquels a voulu nous jeter toute une classe politique pour y accomplir ses basses œuvres nucléaires. Ceci n’est qu’un début.

Pendant 18 jours, c’est le projet de poubelle nucléaire qu’on a enterré et nos désirs qu’on a plantés dans le sol.

Nous sommes rentrés dans le bois le 19 juin 2016. Le jour même il y a eu : une manifestation d’animaux divers déguisés en humains (des hiboux surtout), la mise en cage de sept ou huit vigiles fantomatiques, un banquet collectif et un joyeux sabotage de masse des clôtures déjà installées sur plusieurs kilomètres. Des gosses cherchaient des scies à leur taille, des habitants du coin jouaient de la pince, on construit déjà des barricades avec les morts de l’Agence. Un préau en bois massif est érigé au milieu d’une plateforme, moche et déserte encore le matin : “Salamandre” (ou Salle-à-Mandres), on l’appelle aussi le “couarail”, ce qui désigne dans le patois lorrain le lieu de sociabilité villageoise.

La Salamandre, la Gaie Pierre (à peine moins pacifique que l’abbé), la Rue-râle, la Hutte des classes... Des noms qui remplissent nos souvenirs et nos imaginaires ! Pour le monde, ces lieux n’ont jamais existé. Une ou deux mentions indifférentes dans “l’actualité” (ou dans l’oubli). Nous, on les construisait encore qu’on vibrait déjà de se battre pour eux. Et pourtant, n’importe quel architecte, ingénieur, journaliste ou touriste les aurait sans doute trouvés ridicules, ces cabanes, ces préaux, ces barricades : si fragiles mais tellement, tellement plus précieux que leurs immeubles smart en béton, leur laboratoire ou leur centre d’enfouissement ultra-sophistiqué. Presque tout lieu aujourd’hui est destiné à nous vendre des services. Mais quiconque est passé par le bois connaît la différence immense entre un lieu qui est fait pour nous et un lieu qui est fait par nous. Par nos foutues mains, grâce au savoir-faire qu’un ami ou qu’un inconnu partage, grâce aux matériaux trouvés là autour – comme les arbres abattus par l’Andra -, ou que des voisins nous apportent en quantité.

Bon gré, mal gré, la cohabitation s’organise avec les oiseaux, les chiens, les hiboux et les tiques. Avec les humains au moins, il y a comme une “complicité” tenace : la complicité des fugitifs, des amis, des baroudeurs, ou des enfants qui jouent quand le (radio)chat de l’Andra n’est plus là. On n’aime pas trop parler de ZAD. Pour l’Andra, c’est une Zone d’Intérêt pour la Recherche Approfondie. Un jargon presque mignon. Parmi tant d’autres détours, on s’est appelé les ZIRAdieux, habitants de la Zone d’Insoumission à la Radio-Activité.

Personne ne parle de paradis, l’image de carte-postale faite pour les luttes en phase de récupération. On parle d’une auto-organisation qui avance à force d’expériences et de leçons, d’attention aux comportements sexistes entêtants, de fatigue due aux veilles prolongées sur les barricades. Mais au moins rien n’est jamais définitif puisque c’est une histoire qu’on écrit par nous-mêmes.

Cette courte vie en forêt n’aurait rien signifié de plus qu’un caprice sans l’engagement politique, amical, combattif et logistique de villages voisins ou de la région, de Nancy, de Metz, de Verdun, des Vosges, de Reims, et souvent de plus loin encore. Des habitants du coin ont semblé dépasser une certaine gêne pour venir prendre l’apéro dans le bois libéré. On projette des films, on fait des balades, on plante des potagers, on construit au sol ou en haut d’un grand arbre, on gère un poil, on sabote encore un peu, on s’enhardit à caillasser un mannequin pendant des heures, on apprend à connaître les bois et reconnaître les plantes, on partage des savoirs d’auto-médecine, on parle stratégie, on se murmure autour du feu des histoires de lutte et de cœur, on fait des conneries, on danse en musique sur les énormes tuyaux métalliques laissés là par l’Agence... De foutues fêtes où tu vois des bolas voltiger, une disqueuse saboter, des copains- copines jouer, danser et hurler à la lune pleine.

Quand j’ai dû partir une ou deux fois de la forêt, c’était pour m’enfoncer dans les tubes souterrains, crasseux et trop lumineux du métro parisien. Ce n’est pas qu’un problème de paysage, hein. C’est que dans la forêt, l’abolition momentanée du contrôle nous rend à une vie en commun infiniment plus intense et concrète. On n’a pas cherché à en faire une place-forte, mais plutôt une place de village qui se ramifie au creux les arbres. Avec enthousiasme, frénésie, fatigue ou douleur, nous avons tenté d’y ménager la place pour que s’y épanouisse quelque chose comme la liberté. Lorsqu’à l’expulsion, nous avons nous-mêmes brûlé une partie des habitations pour ralentir un peu le rouleau compresseur de la gendarmerie, après avoir fui, après qu’un copain ait été brûlé, après qu’un paysan ami ait vu son tracteur et sa bétaillère saisis, avant qu’un copain soit bientôt interdit de territoire, il a semblé que ces déchirements douloureux étaient le prix à payer pour avoir osé sentir “ce que vivre veut dire”. À présent, quand on retourne dans le bois, on n’entend rien d’autre que l’inlassable et mortel ronronnement des machines du progrès. Jusqu’à ce qu’on y mette un grain de sable assez puissant.

Et de ces fêtes, et de ces abris de fortune, il reste peu de photos, peu de textes, mais un souvenir qui restera longtemps tapi dans nos tripes et prêt à resurgir pour enfanter d’autres rêves et d’autres combats.

Retour sur “L’été d’urgence” en Meuse

Dans le combat de longue haleine qui nous oppose à l’Andra, il est toujours difficile de savoir quel sera le prochain coup que prépare l’Agence. Sa poubelle nucléaire – Cigéo – ambitionne d’enfouir 99 % de la radioactivité française à 500 mètres de profondeur. Un pari fou qui ne peut prendre appui que sur une domination de classe la plus fourbe et la plus crasse. Le territoire concerné par le projet est immense. L’implantation patiente. L’argent pleut sur les consciences. Toutes les générations d’enfants sont invitées à pousser les portes de l’Agence pour venir s’émerveiller du monde, qu’il soit nucléaire ou naturel. La population est majoritairement rési- gnée. Tout est sous contrôle. Même les discussions avec les camarades sur d’autres lieux de lutte, ou dans nos familles, nous renvoyaient à l’immense défaveur du rapport de force...

Pourtant, depuis plus d’un an, on sentait que la lutte était en train de repartir. Des groupes militants, qu’ils soient citoyens (Alter-Tour, Ami-e-s de S !lence, association d’habitant-e-s), ou plus radicaux (camps anti-autoritaire et rencontres anticapitalistes) se sont donnés rendez-vous dans ce coin de Meuse. Les réunions de travail se sont multipliées, les chantiers dans nos lieux de résistances aussi. L’hiver fut cependant long et rigoureux pour les collectifs en présence. Malgré quelques beaux moments comme des Assemblées de Luttes (voir notre article dans la rubrique "Au coeur de l’action") pleines d’énergie et des semis de céréales sur les terres de l’Andra, nous avions connu de beaux ratés : des tentatives avortées de blocage des premières prospections archéologiques autour du laboratoire.

Cette énergie, nous l’avons retrouvée début juin. Nous étions quelques camarades à redescendre de la forêt, le cœur serré suite à une balade de repérage pour tourner un petit film (bientôt sur vos écrans !), qui nous a plongé, derrière une frêle lisière de bois, face à de sinistres vigiles et des machines en pleine action.

Mais cette fois-ci, emplis d’énergie collective et créatrice depuis une semaine, nous avons mis en pratique nos ateliers théâtre et musique du moment dans une manifestation. Délai d’organisation : moins de 12h. Un appel en urgence. Soixante personnes le lendemain matin à 5h30 au milieu du village, avec outils, combinaisons blanches, masques et caméras. L’hélico de la gendarmerie déjà au-dessus de nos têtes. Direction la forêt, que la plupart des personnes allaient découvrir pour la première fois. Une forêt que nous n’allions bientôt – presque – plus quitter. Nous vivons les premiers déplacements en groupe au son des chansons, les premières tranchées, les premières mottes qui volent sur cette nouvelle coalition de gendarmes et de vigiles armés. Tout cela allait nous mener plus loin que nous étions capables de l’imaginer sur le moment.

Avec le début de travaux de déforestation dans le bois Lejuc, à environ 2 kilomètres de la Maison de résistance à Bure, l’Andra était en train de franchir la ligne rouge. Attaquer la forêt, s’aventurer en dehors des grilles de son laboratoire, c’était clairement, pour nous, le début de construction de Cigéo. Le 12 juin, un premier texte 1, rempli de cette expérience est parti battre le rappel et décréter “L’été d’urgence”. Il pointait les possibilités qui s’étaient ouvertes à nous, mais aussi cette limite, très présente, du nombre. Alors, c’est où la Meuse ? Comment on y va ? Avec qui et pour y faire quoi ?

Cette mise en branle nous a permis de commencer à briser des tabous. On parle, encore du bout des lèvres, d’occupation et de sabotage. Ces mots font peur car les dire maintenant c’est ouvrir des perspectives qu’on n’avait pas encore expérimentées ensemble. À ce moment-là, on sait que l’on ne peut compter que sur nos propres forces et que celles-ci sont encore fragiles. Seule possibilité : les faire monter en puissance. On n’a pas le choix, il faut apprendre à se faire confiance. Oui, ça fait peur. Oui, on va le faire. Voici comment, dimanche 19 juin, un pique-nique de 200 personnes est devenu “interminable” et fut le début d’une occupation. S’en suivront 18 jours intenses2. Pour l’État, il s’agissait encore de ne pas faire de vague et de compter sur notre isolement, sur les difficultés d’une occupation montée en 4ème vitesse.

Il n’en fut rien. Certes l’expulsion, d’un point de vue policier, s’est déroulée sans encombre. Nous n’avons pas tenu plus d’une heure derrière nos barricades. Pour pacifier la zone, une compagnie de gendarmes gardera pendant un mois le bois 3. Notre rage et notre tristesse face à cet épisode, nous les avons mises dans une manifestation de réoccupation. Le rendez-vous est donné pour le 16 et 17 juillet. Cette fois-ci, les soutiens viennent de toute la France. La Maison de la résistance et le village de Bure débordent de voitures, de camions, de tentes. 500 personnes descendent vers le bois samedi matin au son de l’accordéon et dépassent les lignes de gendarmes. Nous sommes à nouveau dans le bois mais les gendarmes ne céderont pas la place. Au bout de 3 jours, la situation n’est plus tenable. C’est le repli.

Avaient-ils réussi, avec cette démonstration de force, à nous mettre à terre définitivement ? Pendant les jours et semaines qui ont suivi, nous avons tenté de nous réorganiser, de freiner le chantier en visant les sous-traitants, en tentant des approches du bois, en testant, nuit et jour, les positions des gendarmes. Nous avons aussi affûté nos attaques juridiques, forts des relevés que nous avions pu faire dans le bois grâce au soutien de quelques forestiers, venus comme beaucoup d’autres renforcer les équipes de travail et la mobilisation des habitant-e-s. La presse a commencé à parler de nous, brisant petit à petit l’isolement, la carte maîtresse que joue l’Andra. En face, pendant ce temps-là, 20 député-e-s avaient donné le feu vert à une hypocrite “phase-pilote”, nouveau vrai-faux départ du projet. Sur le terrain un mur commence à cercler le tiers sud de la forêt sur 3,8 kilomètres. Le 1er août, le tribunal de Bar-le-Duc nous donne raison sur l’illégalité du défrichage du bois, préalable à l’édification du mur. Alors que nous ne pouvions approcher la zone depuis des semaines, des paysans s’engagent en nous mettant à disposition, aux entrées Nord et Sud de la forêt, des petits bouts de parcelles où nous construisons des vigies, petites cahutes de palettes qui s’élèvent modestement au-dessus du sol. En chanson et avec l’apéro, nous inversons le rapport de force. Nous surveillons les surveillants, à leur nez et à leur barbe. La semaine d’avant, nous venions de fêter le pot de départ du directeur du centre de l’Andra. Personne ne croit à sa retraite “réfléchie” de longue date...

Le 13 août, à notre grande et heureuse surprise, la gendarmerie retire ses effectifs, ne voulant pas prendre le risque “d’affrontements”. L’Andra retire une nouvelle fois ses machines et ses vigiles. 500 personnes prennent de nouveau la forêt et vont abattre, un à un, plus de 1000 pans de murs en béton armé avec des cordes, des bouts de bois et quelques outils à main. Environ 3 800 tonnes de béton à terre sur près d’un kilomètre, soit la totalité du mur déjà élevé4. À voir la joie et l’énergie déployée, c’est toute une foule de gens qui a pris sa revanche de l’humiliation quotidienne que représente l’Andra et son monde. Quel plus beau geste pouvions-nous faire pour casser la résignation et sentir notre force que celui de libérer une forêt ?

La lutte a donc passé un cap mais la situation reste précaire. Nous restons en alerte car il est toujours impossible de savoir quel sera le prochain “coup”, le prochain “front”. Si nous ressentons souvent la lourdeur et l’inertie de la domination et de la résignation dans nos quotidiens, en ce moment, dans un coin du sud de la Meuse, c’est une force collective qui nous emporte dans son inertie positive. Comme tout mouvement social, cette séquence d’intense lutte jette de nouvelles bases pour le moyen et long terme. Si nous réussissons, il est clair que dorénavant, sur les fronts des luttes sociales et territoriales, il faudra désormais compter sur les gens de Bure et alentours ; loin du mépris et de l’anonymat dans lesquels a voulu nous jeter toute une classe politique pour y accomplir ses basses œuvres nucléaires. Ceci n’est qu’un début.

Pendant 18 jours, c’est le projet de poubelle nucléaire qu’on a enterré et nos désirs qu’on a plantés dans le sol.

Nous sommes rentrés dans le bois le 19 juin 2016. Le jour même il y a eu : une manifestation d’animaux divers déguisés en humains (des hiboux surtout), la mise en cage de sept ou huit vigiles fantomatiques, un banquet collectif et un joyeux sabotage de masse des clôtures déjà installées sur plusieurs kilomètres. Des gosses cherchaient des scies à leur taille, des habitants du coin jouaient de la pince, on construit déjà des barricades avec les morts de l’Agence. Un préau en bois massif est érigé au milieu d’une plateforme, moche et déserte encore le matin : “Salamandre” (ou Salle-à-Mandres), on l’appelle aussi le “couarail”, ce qui désigne dans le patois lorrain le lieu de sociabilité villageoise.

La Salamandre, la Gaie Pierre (à peine moins pacifique que l’abbé), la Rue-râle, la Hutte des classes... Des noms qui remplissent nos souvenirs et nos imaginaires ! Pour le monde, ces lieux n’ont jamais existé. Une ou deux mentions indifférentes dans “l’actualité” (ou dans l’oubli). Nous, on les construisait encore qu’on vibrait déjà de se battre pour eux. Et pourtant, n’importe quel architecte, ingénieur, journaliste ou touriste les aurait sans doute trouvés ridicules, ces cabanes, ces préaux, ces barricades : si fragiles mais tellement, tellement plus précieux que leurs immeubles smart en béton, leur laboratoire ou leur centre d’enfouissement ultra-sophistiqué. Presque tout lieu aujourd’hui est destiné à nous vendre des services. Mais quiconque est passé par le bois connaît la différence immense entre un lieu qui est fait pour nous et un lieu qui est fait par nous. Par nos foutues mains, grâce au savoir-faire qu’un ami ou qu’un inconnu partage, grâce aux matériaux trouvés là autour – comme les arbres abattus par l’Andra -, ou que des voisins nous apportent en quantité.

Bon gré, mal gré, la cohabitation s’organise avec les oiseaux, les chiens, les hiboux et les tiques. Avec les humains au moins, il y a comme une “complicité” tenace : la complicité des fugitifs, des amis, des baroudeurs, ou des enfants qui jouent quand le (radio)chat de l’Andra n’est plus là. On n’aime pas trop parler de ZAD. Pour l’Andra, c’est une Zone d’Intérêt pour la Recherche Approfondie. Un jargon presque mignon. Parmi tant d’autres détours, on s’est appelé les ZIRAdieux, habitants de la Zone d’Insoumission à la Radio-Activité.

Personne ne parle de paradis, l’image de carte-postale faite pour les luttes en phase de récupération. On parle d’une auto-organisation qui avance à force d’expériences et de leçons, d’attention aux comportements sexistes entêtants, de fatigue due aux veilles prolongées sur les barricades. Mais au moins rien n’est jamais définitif puisque c’est une histoire qu’on écrit par nous-mêmes.

Cette courte vie en forêt n’aurait rien signifié de plus qu’un caprice sans l’engagement politique, amical, combattif et logistique de villages voisins ou de la région, de Nancy, de Metz, de Verdun, des Vosges, de Reims, et souvent de plus loin encore. Des habitants du coin ont semblé dépasser une certaine gêne pour venir prendre l’apéro dans le bois libéré. On projette des films, on fait des balades, on plante des potagers, on construit au sol ou en haut d’un grand arbre, on gère un poil, on sabote encore un peu, on s’enhardit à caillasser un mannequin pendant des heures, on apprend à connaître les bois et reconnaître les plantes, on partage des savoirs d’auto-médecine, on parle stratégie, on se murmure autour du feu des histoires de lutte et de cœur, on fait des conneries, on danse en musique sur les énormes tuyaux métalliques laissés là par l’Agence... De foutues fêtes où tu vois des bolas voltiger, une disqueuse saboter, des copains- copines jouer, danser et hurler à la lune pleine.

Quand j’ai dû partir une ou deux fois de la forêt, c’était pour m’enfoncer dans les tubes souterrains, crasseux et trop lumineux du métro parisien. Ce n’est pas qu’un problème de paysage, hein. C’est que dans la forêt, l’abolition momentanée du contrôle nous rend à une vie en commun infiniment plus intense et concrète. On n’a pas cherché à en faire une place-forte, mais plutôt une place de village qui se ramifie au creux les arbres. Avec enthousiasme, frénésie, fatigue ou douleur, nous avons tenté d’y ménager la place pour que s’y épanouisse quelque chose comme la liberté. Lorsqu’à l’expulsion, nous avons nous-mêmes brûlé une partie des habitations pour ralentir un peu le rouleau compresseur de la gendarmerie, après avoir fui, après qu’un copain ait été brûlé, après qu’un paysan ami ait vu son tracteur et sa bétaillère saisis, avant qu’un copain soit bientôt interdit de territoire, il a semblé que ces déchirements douloureux étaient le prix à payer pour avoir osé sentir “ce que vivre veut dire”. À présent, quand on retourne dans le bois, on n’entend rien d’autre que l’inlassable et mortel ronronnement des machines du progrès. Jusqu’à ce qu’on y mette un grain de sable assez puissant.

Et de ces fêtes, et de ces abris de fortune, il reste peu de photos, peu de textes, mais un souvenir qui restera longtemps tapi dans nos tripes et prêt à resurgir pour enfanter d’autres rêves et d’autres combats.



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