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Sortir du nucléaire n°71



Novembre 2016

Il faut avoir créé un désert agricole pour bâtir un cimetière du nucléaire

Article paru dans la revue Sortir du nucléaire n°71 - Novembre 2016





Vous parliez de la dimension foncière. Quelle est son importance ?

Nicolas : Elle est fondamentale. Ici, le remembrement a été fait dans les années 1950 – assez tôt, donc. Il n’y en a plus eu jusqu’aux années 1990 et l’arrivée de l’Andra, qui a pris le rôle d’animateur foncier. En restructurant les exploitations agricoles avec l’aide de la Safer (Société d’aménagement foncier et d’établissement rural), l’agence a fondé ses premières alliances : ses “experts” ont compris avec qui il fallait se mettre bien, à qui il faudrait graisser la patte, lesquels des petits propriétaires ils pourraient dégager. Ils ont patiemment acheté des lopins de terre, notamment aux gens qui partaient. C’était souvent des terrains un peu ingrats, où l’agriculture ne donnait rien. C’est comme ça qu’ils ont installé le labo. Puis, peu à peu, ils ont acheté plus loin, partout dans la région, pour pouvoir faire des échanges. Un jeu hyper patient, mené plus particulièrement par un ingénieur en agriculture, siégeant à la Chambre d’agriculture de Lorraine et catapulté négociateur foncier pour le compte de l’Andra. Il a passé dix ans à sillonner les lieux en 4×4, à manier la carotte et le bâton, les coups de pression et le chéquier : Emmanuel Hance – l’Andra personnifiée.

C’est votre super-vilain ?

Marius  : Oui, il y a de ça. Les gens du coin en parlent comme d’une forme de diable, avec un côté un peu médiéval : “S’il vient frapper à ta porte, tu ne t’en sortiras pas...” Il est vraiment craint par ici.

Nicolas : Et il a fait un boulot très important pour eux. Aujourd’hui, sur les 3 000 hectares qu’ils ont accaparés, on en compte 2 000 de forêt et environ 1 000 agricoles. Avec des bouts de friche, de voies ferrées, quelques bâtiments. Bien entendu, tout cela a été acheté au-dessus du prix du foncier, ce qui a rendu les choses plus acceptables : “Ton terrain vaut 3 000 et tu te demandes si tu en tireras 2 000 ? N’aie crainte, l’Andra te l’achète 5 000.” C’est une méthode mafieuse. Au final, pour le budget de l’Andra, ces prix ne représentent que des cacahuètes.

Le pire, c’est que cette politique permet de diviser les gens. Quand on a commencé à dresser un diagnostic foncier, à travailler sur cette question de la terre, on s’est rendu compte que les gens disaient tous la même chose : il y avait toujours un voisin qui avait craqué plus tôt, qui, lui, mériterait un coup de fusil. Ils tournent leur colère vers ce voisin. Et parfois vers eux-mêmes, sous la forme de regrets. Mais jamais contre l’Andra. C’est là que l’agence a réussi son coup : elle n’est pas perçue comme responsable. Emmanuel Hance a certes cristallisé un peu de cette rage, mais c’est tout. La colère est diffuse, parce que tout le monde a soit vendu, soit quelqu’un dans sa famille l’a fait. Et cela ne concerne pas que les agriculteurs, mais également les propriétaires fonciers, ce qui fait beaucoup de monde. Sans oublier les quelques emplois créés par l’Andra pour les ménages ou la sécurité des sites.

Marius : Pour comprendre la situation actuelle du foncier, il faut remonter plus loin que ça, avant l’arrivée de l’Andra, et analyser ce qui a permis à l’agence de prendre les terres agricoles aussi facilement à des familles paysannes. C’est la modernisation et la concentration du secteur agro-alimentaire qui a rendu possible l’installation d’une entreprise telle que celle-ci, avec de telles pratiques. Les copains et les copines nous parlent des vieilles traditions de Lorraine ou de Meuse : les gens se réunissaient le soir, des terrains étaient partagés, du matériel collectivisé. C’est l’anéantis- sement de ces pratiques durant les quarante ou cinquante années ayant précédé l’arrivée de l’Andra qui a préparé le terrain. La disparition des entraides, de cette vie communautaire, a ouvert la voie. Ce n’est pas l’Andra qui est concrètement responsable de ça, mais l’agence vient s’enchâsser dans une logique globale, qui remonte à l’époque où apparaît le nucléaire, marquée par une offensive du capitalisme sur les territoires ruraux et les formes de vie qui y perdurent.

Violette : Concernant ces modes de vie collectifs locaux en danger, il faut quand même dire qu’il y a eu quelques résurgences ces derniers temps dans les luttes pour le bois Lejuc. Notamment sur les affouages, le fait d’aller chercher son bois dans le bois communal. Certain-e-s y restent très attaché-e-s parce qu’ils/elles faisaient ça gamin-e-s avec leur père, que leur mère le faisait avec leur grand-mère, etc. Il y a quand même un attachement à ces reliquats, à ces restes de communs. Je trouve ça très beau que la lutte antinucléaire réactive un peu ça.

Nicolas  : Les paysanneries peuvent être vues comme des groupes organisés de résistance, porteurs d’autres mondes. Elles partagent par exemple la pratique des “communs” – comme les affouages – et une relation pacifiée à la nature. Bref, elles vivent et proposent d’autres façons de se penser et d’agir au monde que celui de la marchandise et du court-termisme. Et c’est effecti- vement la fin des paysanneries, l’individualisme triomphant et l’essor du monde industriel qui ont ouvert la voie. Il faut avoir créé un désert agricole pour bâtir un cimetière du nucléaire. Aujourd’hui, on vit l’aboutissement du capitalisme, et pour ça, il a fallu des formes douces, patientes ; des stratégies de dépossession des mots et des pratiques populaires. Au point que l’on s’y perd. Qu’est-ce que ça veut dire 130 ans de projet ? 35 milliards de travaux ? 300 kilomètres de galeries ? On est face à des chiffres qui dépassent l’entendement. C’est vicieux, parce qu’on ne sait pas manipuler ces échelles. Et on voit bien que concernant un bon nombre d’éléments de la question nucléaire, ils ne maîtrisent rien non plus. Ils ne sont même pas capables de fermer un réacteur ! Mais c’est pas grave, ils ne seront pas là pour ramasser la merde... Ce qui est important pour eux, c’est que ça se fasse, que ça avance, ou du moins qu’on en ait l’impression, et tout ça en mobilisant une novlangue, en parlant par exemple de “synergie avec le territoire”.

Dans leurs discours dirigés vers les entreprises et les actionnaires, Cigéo est présenté comme le plus gros projet du siècle, le cluster nucléaire du troisième millénaire – pendant ce temps, ici, ils continuent à dire qu’ils ne font rien, qu’ils explorent avec la curiosité du gentil scientifique... Et surtout, ils pensent avoir endormi tout le monde avec un chantier aussi long. Lorsque nous avons occupé la forêt, ils ont été surpris, car ils pensaient que quelques bûcherons et une poignée de vigiles suffiraient à raser un bois en toute discrétion. (...)

Vous parliez de la dimension foncière. Quelle est son importance ?

Nicolas : Elle est fondamentale. Ici, le remembrement a été fait dans les années 1950 – assez tôt, donc. Il n’y en a plus eu jusqu’aux années 1990 et l’arrivée de l’Andra, qui a pris le rôle d’animateur foncier. En restructurant les exploitations agricoles avec l’aide de la Safer (Société d’aménagement foncier et d’établissement rural), l’agence a fondé ses premières alliances : ses “experts” ont compris avec qui il fallait se mettre bien, à qui il faudrait graisser la patte, lesquels des petits propriétaires ils pourraient dégager. Ils ont patiemment acheté des lopins de terre, notamment aux gens qui partaient. C’était souvent des terrains un peu ingrats, où l’agriculture ne donnait rien. C’est comme ça qu’ils ont installé le labo. Puis, peu à peu, ils ont acheté plus loin, partout dans la région, pour pouvoir faire des échanges. Un jeu hyper patient, mené plus particulièrement par un ingénieur en agriculture, siégeant à la Chambre d’agriculture de Lorraine et catapulté négociateur foncier pour le compte de l’Andra. Il a passé dix ans à sillonner les lieux en 4×4, à manier la carotte et le bâton, les coups de pression et le chéquier : Emmanuel Hance – l’Andra personnifiée.

C’est votre super-vilain ?

Marius  : Oui, il y a de ça. Les gens du coin en parlent comme d’une forme de diable, avec un côté un peu médiéval : “S’il vient frapper à ta porte, tu ne t’en sortiras pas...” Il est vraiment craint par ici.

Nicolas : Et il a fait un boulot très important pour eux. Aujourd’hui, sur les 3 000 hectares qu’ils ont accaparés, on en compte 2 000 de forêt et environ 1 000 agricoles. Avec des bouts de friche, de voies ferrées, quelques bâtiments. Bien entendu, tout cela a été acheté au-dessus du prix du foncier, ce qui a rendu les choses plus acceptables : “Ton terrain vaut 3 000 et tu te demandes si tu en tireras 2 000 ? N’aie crainte, l’Andra te l’achète 5 000.” C’est une méthode mafieuse. Au final, pour le budget de l’Andra, ces prix ne représentent que des cacahuètes.

Le pire, c’est que cette politique permet de diviser les gens. Quand on a commencé à dresser un diagnostic foncier, à travailler sur cette question de la terre, on s’est rendu compte que les gens disaient tous la même chose : il y avait toujours un voisin qui avait craqué plus tôt, qui, lui, mériterait un coup de fusil. Ils tournent leur colère vers ce voisin. Et parfois vers eux-mêmes, sous la forme de regrets. Mais jamais contre l’Andra. C’est là que l’agence a réussi son coup : elle n’est pas perçue comme responsable. Emmanuel Hance a certes cristallisé un peu de cette rage, mais c’est tout. La colère est diffuse, parce que tout le monde a soit vendu, soit quelqu’un dans sa famille l’a fait. Et cela ne concerne pas que les agriculteurs, mais également les propriétaires fonciers, ce qui fait beaucoup de monde. Sans oublier les quelques emplois créés par l’Andra pour les ménages ou la sécurité des sites.

Marius : Pour comprendre la situation actuelle du foncier, il faut remonter plus loin que ça, avant l’arrivée de l’Andra, et analyser ce qui a permis à l’agence de prendre les terres agricoles aussi facilement à des familles paysannes. C’est la modernisation et la concentration du secteur agro-alimentaire qui a rendu possible l’installation d’une entreprise telle que celle-ci, avec de telles pratiques. Les copains et les copines nous parlent des vieilles traditions de Lorraine ou de Meuse : les gens se réunissaient le soir, des terrains étaient partagés, du matériel collectivisé. C’est l’anéantis- sement de ces pratiques durant les quarante ou cinquante années ayant précédé l’arrivée de l’Andra qui a préparé le terrain. La disparition des entraides, de cette vie communautaire, a ouvert la voie. Ce n’est pas l’Andra qui est concrètement responsable de ça, mais l’agence vient s’enchâsser dans une logique globale, qui remonte à l’époque où apparaît le nucléaire, marquée par une offensive du capitalisme sur les territoires ruraux et les formes de vie qui y perdurent.

Violette : Concernant ces modes de vie collectifs locaux en danger, il faut quand même dire qu’il y a eu quelques résurgences ces derniers temps dans les luttes pour le bois Lejuc. Notamment sur les affouages, le fait d’aller chercher son bois dans le bois communal. Certain-e-s y restent très attaché-e-s parce qu’ils/elles faisaient ça gamin-e-s avec leur père, que leur mère le faisait avec leur grand-mère, etc. Il y a quand même un attachement à ces reliquats, à ces restes de communs. Je trouve ça très beau que la lutte antinucléaire réactive un peu ça.

Nicolas  : Les paysanneries peuvent être vues comme des groupes organisés de résistance, porteurs d’autres mondes. Elles partagent par exemple la pratique des “communs” – comme les affouages – et une relation pacifiée à la nature. Bref, elles vivent et proposent d’autres façons de se penser et d’agir au monde que celui de la marchandise et du court-termisme. Et c’est effecti- vement la fin des paysanneries, l’individualisme triomphant et l’essor du monde industriel qui ont ouvert la voie. Il faut avoir créé un désert agricole pour bâtir un cimetière du nucléaire. Aujourd’hui, on vit l’aboutissement du capitalisme, et pour ça, il a fallu des formes douces, patientes ; des stratégies de dépossession des mots et des pratiques populaires. Au point que l’on s’y perd. Qu’est-ce que ça veut dire 130 ans de projet ? 35 milliards de travaux ? 300 kilomètres de galeries ? On est face à des chiffres qui dépassent l’entendement. C’est vicieux, parce qu’on ne sait pas manipuler ces échelles. Et on voit bien que concernant un bon nombre d’éléments de la question nucléaire, ils ne maîtrisent rien non plus. Ils ne sont même pas capables de fermer un réacteur ! Mais c’est pas grave, ils ne seront pas là pour ramasser la merde... Ce qui est important pour eux, c’est que ça se fasse, que ça avance, ou du moins qu’on en ait l’impression, et tout ça en mobilisant une novlangue, en parlant par exemple de “synergie avec le territoire”.

Dans leurs discours dirigés vers les entreprises et les actionnaires, Cigéo est présenté comme le plus gros projet du siècle, le cluster nucléaire du troisième millénaire – pendant ce temps, ici, ils continuent à dire qu’ils ne font rien, qu’ils explorent avec la curiosité du gentil scientifique... Et surtout, ils pensent avoir endormi tout le monde avec un chantier aussi long. Lorsque nous avons occupé la forêt, ils ont été surpris, car ils pensaient que quelques bûcherons et une poignée de vigiles suffiraient à raser un bois en toute discrétion. (...)



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