Coûts et faisabilité du démantèlement des installations nucléaires
Point sur le rapport parlementaire du 1er février 2017
Au terme de sept mois d’enquête et l’audition de 70 personnes, dont des porte-paroles du Réseau "Sortir du nucléaire", la rapporteure Barbara Romagnan (PS) et le président Julien Aubert (LR) de la commission parlementaire ont rendu un rapport d’information sur la faisabilité technique et financière du démantèlement des installations nucléaires.
Centrale de Brénnilis, dans le Finistère, arrêtée en 1985.
Ce rapport fait ressortir les divergences entre les auteurs sur l’évolution de la production d’électricité d’origine nucléaire en France et dans le monde, sur le montant des provisions réalisées par EDF et sur la remise en état des sites sur lesquels se trouvaient des installations nucléaires. Il instruit de façon pertinente la problématique du démantèlement en apportant des informations et des justifications sur le dogme de la nécessité du démantèlement immédiat. Dressant d’abord un état des lieux, le document détaille les difficultés techniques que rencontre EDF, les questions cruciales de la gestion des déchets et de la sous-traitance, et s’intéresse aux provisions de l’exploitant et à la sous-évaluation des coûts induite par des hypothèses trop optimistes, de nombreuses dépenses non provisionnées et des charges sous-évaluées.
Qu’est-ce que le démantèlement immédiat ?
L’article 127 de la loi n° 2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte dispose que "lorsque le fonctionnement d’une installation nucléaire de base ou d’une partie d’une telle installation est arrêté définitivement, son exploitant procède à son démantèlement dans un délai aussi court que possible ".
Ce principe est toutefois relatif, dans la mesure où il s’écoule un délai de 5 à 7 ans entre la mise à l’arrêt définitif d’un réacteur et le début de son démantèlement, qui prendra plusieurs dizaines d’années. Les exemples en cours contredisent d’ailleurs ce dogme du démantèlement "immédiat" : les chantiers de Brennilis (arrêt en 1985) et Superphénix (arrêt en 1998) sont loin d’être terminés. Quant à la filière Graphite Gaz, EDF a reporté au XXIIe siècle leur déconstruction ! Et pour les sous-marins nucléaires mis à l’arrêt, le tronçon réacteur est découpé et entreposé "pour une durée de l’ordre de quelques dizaines d’années" dans l’attente d’une diminution de la radioactivité de certains matériaux métalliques.
Réacteur de Superphénix, centrale nucléaire de Creys-Malville, en Isère, arrêté en 1998.
Une faisabilité technique pas entièrement assurée
C’est que pour démanteler, EDF se heurte à plusieurs difficultés techniques. La première est de travailler dans un milieu radioactif. Milieu qui, en outre, n’a pas toujours été conçu dans l’optique d’être un jour démantelé.
Par ailleurs, 80 % des réacteurs ont été mis en service entre 1977 et 1987. Du fait de la mise en service resserrée dans le temps, leur démantèlement sera donc aussi rapproché et cette quasi-simultanéité posera de véritables défis en termes de moyens et de main-d’œuvre à mobiliser simultanément en de nombreux points du territoire.
La gestion des déchets est elle aussi problématique. Le démantèlement d’une installation nucléaire génère la production de grandes quantités de déchets, certains conventionnels et d’autres radioactifs. C’est un volume de 2 300 000 m3 qui est attendu, toutes catégories confondues, auxquels il faut encore ajouter les combustibles usagers. Les décharges existantes arriveront rapidement à saturation et la création de nouveaux sites de stockage de déchets radioactifs se heurtera à la légitime opposition des populations impactées comme à Bure avec le projet CIGEO.
Et il y a aussi la question du seuil de libération : afin d’en diminuer les volumes, le rapport n’exclut pas que des déchets de radioactivité comparable à la radioactivité naturelle puissent être réutilisés dans le domaine public, même si cette option (surtout envisagée pour les métaux) coûterait plus cher car elle impose un tri plus sévère des déchets. Le rapport prend en compte le niveau de radioactivité sans se poser la question de la nature de cette radioactivité, question pourtant importante sachant par exemple que des matériaux peuvent contenir des traces de plutonium sans pour autant dépasser le niveau de la radioactivité naturelle.
Enfin, autre difficulté : il n’existe pas de filière industrielle spécialisée du démantèlement. Et le recours à la sous-traitance pose problème, comme le souligne le rapport : "L’absence de cadre législatif réellement contraignant en matière de recours à la sous-traitance dans le secteur empêche à l’heure actuelle à la fois la structuration de cette filière et de réels gains d’efficacité comme d’efficience des opérations de démantèlement. En d’autres termes, sans filière structurée du démantèlement, il semble peu probable que l’on puisse compter sur un véritable retour d’expérience permettant de gagner en efficacité au fil des démantèlements successifs, ni que des économies d’échelles (réutilisation d’équipements lourds, de robots) soient possibles si le marché reste éclaté entre différents prestataires".
Il n’existe pas de filière industrielle du démantèlement et le recours à la sous-traitance pose problème.
Des provisions financières nettement insuffisantes
Selon la loi française, le démantèlement doit être financé par l’exploitant des centrales. Examinant les principes et les méthodes d’estimation d’EDF, le rapport conclut à une sous-évaluation. Sur les 75 milliards d’euros du coût estimé du démantèlement, seuls 36 milliards sont provisionnés, dont 23 milliards couverts par des actifs dédiés qui sont des placements boursiers sensibles aux fluctuations des marchés financiers ! Quant aux comparaisons internationales, elles sont toutes défavorables aux calculs français ; les provisions allemandes sont 2,4 fois supérieures aux provisions d’EDF ! Ces coûts ne prennent pas en compte la gestion des combustibles usagers, ni le coût social des suppressions d’emplois consécutives à la mise à l’arrêt des réacteurs. Les taxes et assurances auxquelles les sites seront assujettis ne sont pas non plus prises en compte. Hypothèses optimistes, dépenses non provisionnées, charges sous-évaluées… Il ne fait aucun doute qu’en l’absence de décisions politiques exigeant des provisions suffisantes, le coût du démantèlement et de la gestion des déchets sera supporté par les impôts des générations futures !
Les raisons du choix du démantèlement immédiat
On peut se demander si le choix du démantèlement immédiat n’a pas été fait dans l’idée de libérer des sites pour construire de nouveaux réacteurs. Comme l’a fait remarquer M. André-Claude Lacoste, ancien président de l’ASN, "l’idéal pour tout grand électricien serait de disposer, sur un même site, d’un réacteur en construction, d’un autre en exploitation et d’un troisième en cours de démantèlement. (…)EDF considère qu’il y aura un réacteur en construction ou en exploitation sur tous les sites. Il s’agira la plupart du temps de nouveaux réacteurs dont la construction n’est actuellement pas décidée". Ainsi, EDF considère que le programme nucléaire français va se poursuivre sans tenir compte de la loi de Transition Énergétique qui limite à 50 % la part du nucléaire dans l’électricité produite en France.
Le point de vue développé lors de l’audition du Réseau "Sortir du Nucléaire"
Cas des graphites gaz arrêtés depuis plus de 20 ans :
La décision d’EDF de reporter à 2100 le démantèlement des deux réacteurs de St-Laurent-des-Eaux est risquée : les réacteurs auront alors 130 ans, et qui peut garantir qu’il n’y aura pas de fuite de radioactivité dans l’environnement ? D’autant plus que ces réacteurs ont déjà été à l’origine de rejets de radionucléides et qu’ils se trouvent en bord de Loire, dans une zone potentiellement inondable. Dès lors, quelles solutions pour les stocks de graphite contaminé ?
Démantèlement des sites nucléaires :
Notre réflexion est en discussion dans les groupes qui composent le Réseau mais nous nous orientons vers une position interrogative sur la nécessité de démanteler le cœur du réacteur pour trois raisons essentielles :
▸ la cuve et l’enceinte en béton sont radioactives et leur déconstruction ferait prendre des risques importants aux travailleurs qui l’effectueraient ainsi qu’à l’environnement
▸ les gravats et ferrailles de démolition seraient alors envoyés dans des centres d’enfouissement à créer, or personne ne veut une poubelle nucléaire près de chez lui
▸ les autorités sont régulièrement tentées d’autoriser le "recyclage" de déchets faiblement radioactifs dans des biens de consommation et matériaux de construction. Or cela aboutirait à disperser de faibles doses de radioactivité dans l’environnement et augmenter le niveau moyen d’exposition à la radioactivité du grand public. Nous sommes contre cette option et rappelons notre opposition catégorique au recyclage de matériaux même faiblement radioactifs pour la fabrication d’objets et d’infrastructures de la vie quotidienne.
Pourquoi ne pas utiliser les enceintes actuelles de confinement des réacteurs comme lieu de stockage des combustibles usagers tout en maintenant à l’intérieur la cuve fortement radioactive ? Contrôler l’état de confinement de ces vieilles enceintes et en cas de risque de fuite, construire une nouvelle "peau" par dessus la première ? Cette solution de non démantèlement immédiat avec sécurisation du confinement de la radioactivité dans les réacteurs existants ou dans des bunkers à proximité éviterait de nombreux transports de déchets radioactifs et leur mise en décharges. Néanmoins pour les réacteurs en zone potentiellement inondable (Gravelines, le Blayais, Fessenheim, Bugey, Chinon…) le démantèlement devra être mené dans les meilleurs délais sans attendre l’inondation !
Le "retour à l’herbe" est pour nous un mythe irréaliste
En l’absence d’une définition stricte de ce qui constitue une installation démantelée, comme c’est le cas actuellement, la plupart des exploitants ont pour objectif d’obtenir simplement la déclassification administrative de l’installation nucléaire. Les lieux peuvent être déclassés en étant assortis d’une servitude pour l’éventuelle réutilisation industrielle du site.
La nécessité d’évaluer les coûts de manière réaliste et de provisionner en conséquence
Les provisions actuelles d’EDF nous semblent ridicules. Démantèlement ou pas il est indispensable d’imposer à tous les producteurs de déchets nucléaires de provisionner des capitaux à la hauteur des besoins.
Arrêter le retraitement des combustibles usagers à La Hague de toute urgence
Ce retraitement est coûteux, il s’accompagne de rejets radioactifs dans l’environnement (mer et atmosphère), et du fait des traitements chimiques utilisés, le volume de déchets radioactifs augmente. Au final, les déchets sont séparés les uns des autres, les plus dangereux se retrouvent concentrés dans un faible volume, ce qui tend à augmenter leur dangerosité. C’est le cas en particulier du plutonium (50 tonnes en stock à la Hague alors qu’il suffit de 6 à 8 kg pour faire une bombe !)
Pas d’enfouissement des déchets à 500 m de profondeur à Bure !
L’enfouissement ne garantit en rien la mise en sûreté des déchets, la réversibilité n’existe que sur le papier, personne ne peut garantir que les galeries ne se déformeront pas et la récupération de colis, si nécessaire, deviendrait problématique. Pour évacuer des gaz et la chaleur, une ventilation permanente des galeries sera nécessaire pendant des centaines d’années ou plus, avec les risques de remontées de radioéléments dans l’environnement, de pollution des eaux... Pour les déchets radioactifs, il n’y a pas de solution, que des options toutes mauvaises et nous considérons que la moins mauvaise consiste à les sécuriser et les stocker en surface de façon à intervenir en cas de problème.
Les déchets nucléaires et le démantèlement sont les casse-têtes insolubles de la filière nucléaire. L’urgence est d’arrêter d’en produire. Le seul moyen pour y arriver est de fermer les réacteurs existants et ne pas en construire de nouveaux.
Martial Chateau et Laure Barthelémy