Tchernobyl et Fukushima
Tchernobyl, Fukushima : le prix de l’énergie atomique
L’accident atomique catastrophique survient toujours par surprise. Les informations sur l’état des installations et les rejets en cours sont fragmentaires. La protection de la population passe toujours après la priorité n°1 : reprendre le contrôle des installations... et préserver l’image de l’industrie atomique. Cette logique conduit à minimiser la gravité des situations de crise radiologique, puis à en nier les effets sur la santé.
Bombes, explosion d’un stock de déchets radioactifs (Kyshtym, 1957), désastres de Tchernobyl et de Fukushima, un point commun générique : la dispersion dans l’environnement de quantités énormes de radionucléides artificiels. Beaucoup de radioactivité mais très peu de matière, des masses se chiffrant en dizaines de kg, voire moins… C’est la spécificité de l’énergie formidable contenue dans les atomes radioactifs, et la clé pour comprendre le problème que posent les déchets nucléaires.
La figure 1 souligne la gravité des accidents de Tchernobyl et Fukushima. Rien de comparable, sauf celui de Kyshtym en 1957, n’a jamais eu lieu. À l’échelle de l’hémisphère Nord, le plus touché, les tests atomiques militaires dans l’atmosphère ont provoqué une pollution radioactive générale qui rend possible le brouillage1 des séquelles épidémiologiques de ces deux catastrophes, mais aussi de tout accident passé et à venir. Les accidents nucléaires s’inscrivent dans le temps selon une séquence immuable : une crise aigüe de court terme, caractérisée par la dispersion dans l’atmosphère et l’eau (nappe phréatique, lac, fleuve, océan... selon les cas) d’un cocktail complexe de radioisotopes gazeux ou solides, suivie d’une longue tragédie silencieuse dont des stigmates se transmettent de génération en génération au cœur de tous les êtres vivants. L’histoire des catastrophes atomiques donne lieu à des récits irréconciliables. D’une part celui de la science, basé sur l’observation rigoureuse des faits et la recherche des mécanismes dont ils procèdent. D’autre part celui du pouvoir atomique et de sa plus ardente zélatrice, l’organisation mondiale de la radioprotection institutionnelle, sorte de "Curie atomique onusienne" avec ses diverses congrégations, UNSCEAR, CIPR, OMS, étroitement connectées avec l’AIEA, l’industrie et les agences atomiques et de radioprotection nationales2. Par exemple, Natalia Shandala, une radiobiologiste russe qui a intégré récemment le "Comité Central ", celui chargé de rédiger les recommandations, est aussi conseillère de Rosatom, l’équivalent russe d’AREVA. Tout un entrelacs de conflits d’intérêts homogénéise une conception de la radioprotection en faveur de l’énergie nucléaire.
La phase aigüe : émissions radioactives, nuage… pagaille et désarroi
La reprise du contrôle des installations est la priorité absolue. En second lieu vient le contrôle de la population, qu’il est toutefois impossible de protéger efficacement. Tout l’art de la communication consistera à donner à croire que, si l’on n’a pas fait au mieux, on sait comment mieux faire la prochaine fois…
Dans le cas d’accident de réacteurs, Windscale (1957), Three Mile Island (1979), Tchernobyl (1986) et Fukushima (2011), la menace initiale est portée par les radioisotopes de l’iode et singulièrement l’iode-131. Ce gaz représente environ 4 % de la radioactivité initiale du combustible. Très facilement libéré lorsque ce dernier fond, ou explose comme à Tchernobyl, il occupe une part plus importante dans les rejets, évaluée à 17 % pour Tchernobyl et Fukushima. Si l’on retire les gaz rares radioactifs (qui ne sont pas métabolisés et ne provoquent pas de retombées au sol) de l’inventaire de ces derniers, l’iode-131 dans l’activité rejetée atteint 40 %.
La thyroïde est l’organe le plus avide d’iode. Ingéré, par inhalation ou ingestion, l’iode va s’y fixer en quelques heures. Une idée simple : saturer la thyroïde avant le passage du nuage pour qu’il ne reste plus de place pour son jumeau radioactif ! Mais la thyroïde élimine rapidement tout excès d’iode. La "fenêtre de tir" est extrêmement étroite : vu la dangerosité de l’iode-131, il faut prendre son comprimé, si disponible en pharmacie, moins de vingt heures avant le passage du nuage ! Cinq heures après, l’efficacité n’est plus que de 50 %, et de 5 % après 24 heures. Il est exclu de prendre régulièrement de l’iode stable pour se protéger de la contamination des aliments par l’iode radioactif, car cela peut provoquer des troubles graves, notamment des reins et de la thyroïde, des troubles digestifs, des allergies. Il n’y a pas de prophylaxie individuelle sûre contre une contamination de la chaîne alimentaire par l’iode-131.
Les rejets massifs de Tchernobyl se sont étalés sur dix jours, ceux de Fukushima ont duré encore plus longtemps (cf fig.2). Leur caractère fluctuant et les aléas de la météorologie rendaient impraticable une protection par de l’iode stable, même si les rejets avaient été correctement mesurés en temps réel. Il ne fut procédé à aucune distribution d’iode stable à Tchernobyl. L’augmentation rapide et considérable des cas de cancer de la thyroïde au sein des populations touchées étant une séquelle épidémiologique reconnue (la seule) par les organismes officiels de radioprotection, les autorités japonaises ont, elles, essayé de faire quelque chose.
Ainsi, le 12 mars, le service de santé national envoie un ordre écrit préconisant la distribution d’iode si la dose engagée à la thyroïde peut atteindre ou dépasser 100 mSv ; le 14 mars, la Préfecture de Fukushima discute du bien fondé de distribuer des comprimés d’iode dans la zone des 50 km, à raison de 2 comprimés pour les personnes âgées de moins de 40 ans (le 20 mars, les comprimés auront été distribués) ; le 15 mars, ordre est donné de distribuer de l’iode aux patients évacués des hôpitaux ; quelques autorités locales prennent l’initiative de distribuer de l’iode à la population ; dans la nuit du 15 au 16 mars, on décide que tous les habitants de la zone des 20 km devront recevoir de l’iode durant leur évacuation… La morale de cette histoire est triste : cette agitation administrative n’aura pas été plus efficace que l’économique laxisme des autorités soviétiques après Tchernobyl.
Reste le "confinement", présenté comme la première mesure à prendre dès l’annonce d’un relâchement de radioactivité. Ainsi, le 23 avril, le Japan Times rapporte que le gouvernement a demandé aux autorités locales de préparer des plans d’évacuation pour les habitants de la zone comprise entre 20 et 30 km. D’ici là, ces derniers auront dû rester confinés chez eux. Cette directive est plus dangereuse que toute autre. En effet, la plupart des logements, surtout en hiver à cause de la différence de température avec l’extérieur et du fonctionnement des chaudières, ont un taux de renouvellement d’air relativement important. Ainsi lors du passage d’un nuage radioactif l’air contaminé pénètre dans la maison où il se mélange avec l’air intérieur. Puis on demande aux gens de se calfeutrer au maximum en bouchant aérations et joints fuyards. La radioactivité reste alors confinée elle aussi, longtemps après que l’air extérieur est de nouveau sain. Sans instrument de mesure et une bonne compréhension des phénomènes, le confinement est un placebo psychologique pour se contaminer en croyant se protéger.
L’évacuation
D’après l’AIEA, "Les différentes mesures pour protéger la population n’ont pas toutes la même importance, et cela s’applique également à l’effet psychologique défavorable qu’elles peuvent provoquer ; de ce point de vue, l’évacuation de la population est l’action la plus complexe que l’on puisse avoir à prendre. Il s’en suit que la sélection des niveaux de danger impliquant l’introduction de telle ou telle mesure de protection ne doit pas être seulement basée sur des considérations quant au risque biologique d’une exposition aux radiations, mais aussi sur l’effet psychologique négatif et la nocivité pour la santé publique qui pourraient résulter de la mise en œuvre d’une mesure donnée." (in Bulletin AIEA, avril 1987)
Tout est dit : à la charnière entre le court et le long terme, les évacuations interviendront toujours trop tard pour la plupart des personnes touchées. Ainsi à Tchernobyl, en 1986, la première évacuation ne concerna que Pripyat et Tchernobyl-city. La seconde, le 15 mai, y ajoutait 26 000 habitants de la "zone de haute radiation" dans le sud de la Biélorussie, puis le 5 juin 60 000 enfants de la "zone dangereuse" près de Gomel, etc. La dernière cohorte trop exposée, 18 000 personnes, sera évacuée entre juillet et octobre 1989, portant à plus de 340 000 le nombre de personnes déplacées. Toutes auront subi le "choc de l’iode" puis une intoxication chronique par le césium, qui ne cessera que si leur alimentation est systématiquement contrôlée.
À Fukushima la doctrine appliquée ne diffère guère. Une intense polémique agita l’ex-URSS entre fin 1988 et avril 1989. Elle portait sur la limite d’exposition externe retenue pour les évacuations, 5 mSv/an, c’est-à-dire cinq fois le niveau recommandé par la CIPR pour l’exposition du public (1 mSv/an, norme adoptée par de nombreux pays dont la France). L’OMS se chargea de convaincre populations et autorités que la protection ainsi assurée était plus que suffisante. Le "principe d’optimisation" économique, qui met en balance le coût de la protection avec les effets sanitaires potentiels d’une exposition aux radiations, ne manqua pas de peser. Comme la CIPR n’a reconnu aucune des données épidémiologiques post-Tchernobyl dans les zones contaminées sous la limite des 5 mSv/an, hormis les cancers de la thyroïde en excès dus à l’iode-131 qui disparaît en 3 mois, elle considère que le risque résiduel dans ces zones est nul. Le Japon en a donc profité pour adopter un seuil scandaleux de 20 mSv/an pour l’évacuation des enfants (quatre fois plus haut qu’à Tchernobyl). Idem pour les normes de contamination des aliments, de 4 à 10 fois moins sévères que dans la Biélorussie post-Tchernobyl.
Les bricolages, les effets précoces
Comment calmer les mères, comment éviter que les gens partent ? Gratter la terre des cours d’école et l’entasser au fond, contre la clôture. Arroser les murs et les toits contaminés. Répandre le bruit que des plantes peuvent capter le césium et purifier le sol. Autant de mesures inefficaces, voire contreproductives, mises en œuvre en vain il y a un quart de siècle autour de Tchernobyl. Il faut bien faire quelque chose et tuer l’angoisse en s’occupant. Pas facile de se rassurer, car des effets précoces probables sont apparus quelques semaines après l’accident. Les relevés hebdomadaires du Centre de surveillance des maladies infectieuses montrent de brusques poussées de maladies infectieuses démarrant toutes six semaines après l’accident et culminant autour de la semaine 26 (infections cutanées x4, érythèmes x2, conjonctivites hémorrhagiques x13, méningites aseptiques x6, maladies respiratoires virales x3, effondrement de l’immunité x6… par rapport à la moyenne des 10 années antérieures) et une maladie dont l’incidence ne cesse de croître à partir de la semaine 17, la pneumonie à mycoplasme (x4 la semaine 41). Et encore ces chiffres concernent-ils le pays dans son ensemble, et non les seules régions les plus contaminées proches de Fukushima. Des symptômes inédits tels de fréquents saignements de nez chez les enfants "de la zone des 20 mSv" durant l’été sont compatibles avec une agression des très fins vaisseaux sanguins des parois nasales par des poussières chargées de césium-137 et 134. Comme l’indique le Pr Michel Fernex, il existe un indicateur fiable d’un effet précoce des radiations, et dont les données sont accessibles aux citoyens, c’est l’augmentation du sex-ratio mâle/femelle3.
Et après ?
À Fukushima les niveaux de contamination sont du même ordre qu’à Tchernobyl, mais pour une surface bien moindre (qui représente tout de même 8 % du territoire nippon) : car plus de 80 % des retombées ont eu lieu en mer du fait de vents soufflant le plus souvent du Sud-Ouest. S’il n’en avait pas été ainsi, avec un risque de précipitation élevé, Tokyo et sa région (une quarantaine de millions d’habitants) auraient été à évacuer... Néanmoins, la population de la Préfecture de Fukushima, 2 millions d’habitants, est équivalente à celle des régions du Bélarus touchées par Tchernobyl.
En octobre les autorités ont lancé un programme d’examen thyroïdien pour les 360 000 habitants de moins de 18 ans. Cet examen sera repris tous les deux ans jusqu’à leurs 20 ans et tous les 5 ans ensuite jusqu’à la fin de leur vie. Le Pr Yamashita Sunishi (le radiologue qui prétend que le sourire protège des radiations), conseiller du gouverneur de Fukushima, a commenté cette mesure : "Il est hautement improbable que l’on détecte quoi que ce soit à ce stade". Le 25 janvier, les résultats portant sur 3 765 enfants révèlent que plus de 30 % d’entre eux présentent des grosseurs et/ou des kystes thyroïdiens. À ce stade, le pronostic pour les enfants de Fukushima n’est guère favorable.
On peut parier que, comme à Tchernobyl, cette focalisation sur la thyroïde servira à nier tous les dommages sanitaires non cancéreux provoqués par l’ingestion de césium-137 (troubles cardiaques, hypertension, cataractes, atteintes génétiques…). Les devants ont été pris en ce sens : 280 000 dosimètres individuels (qui mesurent seulement l’irradiation externe) ont été distribués aux enfants. Les doses externes seront décrétées inoffensives en regard des recommandations CIPR. Comme à Tchernobyl, la prétendue "radiophobie", cette maladie psychique inventée fin 1988 par les experts en radioprotection pour expliquer tous les maux non cancéreux accablant les enfants et les liquidateurs, restera seule responsable. On enverra à la rescousse des bataillons de psychologues et de sociologues... comme à Tchernobyl.
Une seule vraie différence : le rejet en mer d’une très grande quantité de radioactivité, près de 3 x 1016 Bq de césium-137, une contamination inédite du milieu marin. Les études ont montré que sa concentration dans l’eau a baissé de moitié chaque semaine. Mais les sédiments en ont capturé une proportion significative, ce qui fait peser une menace permanente sur la chaîne alimentaire marine d’une vaste région côtière.
Les suites de Tchernobyl annoncent l’avenir de Fukushima. On peut craindre une dégradation générale de la santé des liquidateurs de Fukushima et à une hécatombe dans leurs rangs, et une réduction de l’espérance de vie provoquée par une augmentation des maladies cardiovasculaires et à une plus grande précocité des cancers. Il est en tout cas certain que le combat pour la vérité des conséquences de Fukushima sera au moins aussi âpre que celui mené après Tchernobyl. La mafia atomique a tiré les enseignements du passé. Elle a d’emblée avancé tous les arguments qu’elle n’avait forgés qu’au coup par coup lorsque les dégâts humains provoqués par Tchernobyl s’imposaient comme une réalité massive, deux à trois ans après l’explosion du réacteur n°4.
Yves Lenoir
Président de l’association
Enfants de Tchernobyl Belarus
https://enfants-tchernobyl-belarus.org
Notes :
1 : La décision de mélanger les produits agricoles radioactifs avec des produits "propres" pour amener leur taux de contamination sous la limite légale sert deux buts : l’un, économique, l’autre statistique en noyant dans l’ensemble de la population les effets des contaminations internes.
2 : UNSCEAR (United Nations Scientific Committee on the Effects of Atomic Radiation), CIPR (Commission Internationale de Protection Radiologique), OMS (Organisation Mondiale de la Santé), AIEA (Agence Internationale pour l’Énergie Atomique).
3 : https://enfants-tchernobyl-belarus.org/doku.php?id=base_documentaire:articles-2011:etb-90