Publié le 6 juillet 2023
Article mis à jour le 31 juillet 2024
Bien des années après la date prévue, l’autorisation de mise en service de l’EPR Flamanville a fini par être adoptée par l’ASN. Cette ultime décision a permis à l’EPR de recevoir son premier chargement de combustible.
Retour sur un des plus gros fiascos industriels français et sur la manière dont le Réseau "Sortir du nucléaire" a contribué à dénoncer ce projet à chacune de ses étapes.
Au début des années 2000, EDF, qui anticipe un éventuel renouvellement des centrales en fonctionnement (majoritairement construites au début des années 80), souhaite bénéficier d’un retour d’expérience de conception et d’exploitation pour la construction de réacteurs à partir de 2020.
Pour cela, l’industriel décide de construire un nouveau modèle de réacteur, dit EPR (European Pressurized Reactor) sur le site de la centrale de Flamanville (Normandie). Les travaux démarrent en 2007 pour une durée prévisionnelle de 5 ans, la mise en service est prévue pour 2012.
Or, depuis le lancement du chantier les dérapages se multiplient : erreurs et retard des travaux, démultiplication des coûts, accidents de travailleurs, irrégularités dans la conception, la fabrication des pièces et dans leur montage pouvant s’apparenter à des falsifications, la liste n’a fait que s’allonger au fil des années.
Cette situation était prévisible : nous étions présents dès le départ aux côtés des opposants qui dénonçaient le projet, pour informer le public des dangers du chantier et empêcher qu’il ne démarre.
Les mobilisations de terrain ont également été appuyées par d’autres moyens d’action, dont une stratégie juridique offensive. L’objectif était double : il s’agissait de créer une pression sur l’exploitant tout en permettant d’informer les juges et le public des dysfonctionnements et problèmes existants au sein de cette installation nucléaire à la puissance jusque-là inégalée (1600 MWe).
Si l’on associe aujourd’hui le chantier de Flamanville à des irrégularités de conceptions, de fabrications et à diverses autres malfaçons, c’est que plusieurs affaires juridiques ont permis de les mettre en lumière.
La cuve de l’EPR
Un des dossiers les plus emblématiques du volet « irrégularité » est celui de la cuve de l’EPR.
Par principe, une "assurance qualité" impose à l’industrie nucléaire que les pièces destinées aux réacteurs soient strictement conformes à un cahier des charges, de leur conception à leur fabrication. Cette exigence de conformité méticuleuse aux choix validés initialement permet d’assurer la fiabilité des pièces une fois en service.
Ainsi, lors de la conception de l’EPR de Flamanville, EDF avait décidé que certains composants parmi les plus essentiels relèveraient du principe d’ « exclusion de rupture ». Ces équipements étaient supposés présenter une qualité de conception et de fabrication à toute épreuve telle que leur rupture était de ce fait supposée impossible. EDF pouvait alors se dispenser d’étudier les conséquences et les parades à mettre en œuvre dans de telles situations, s’économisant ainsi un gros et long travail pour compléter son dossier de sûreté.
La cuve de l’EPR faisait partie de ces composants dont la rupture était dite impossible. Sa réalisation a été confiée à l’usine Creusot Forges, connue pour ses fraudes et de nombreux défauts de fabrication. Dès 2005, l’ASN avait alerté le responsable de l’usine, Areva NP (devenu depuis Framatome), et EDF des mauvaises pratiques qui régnaient à l’usine de Creusot Forges. Comme l’atteste la correspondance entre Areva et l’ASN, l’industriel est passé outre les alertes de l’ASN quant aux processus de fabrication de cet équipement. Ce n’est qu’une fois la cuve irréversiblement installée dans le réacteur qu’Areva a averti l’ASN qu’elle comportait à plusieurs endroits des défauts remettant en question sa résistance à la rupture. Et ce n’est finalement que le 7 avril 2015 que l’ASN a annoncé que le couvercle et le fond de la cuve de ce tout nouveau réacteur surpuissant étaient défectueux faute d’avoir utilisé un alliage de métal approprié.
Malgré les protestations de nombreux citoyens, l’ASN a rendu un avis favorable à l’utilisation de cette cuve. Et le 10 octobre 2018, elle a autorisé son utilisation, sous réserve du changement du couvercle et de mesures de surveillance du fond de la cuve lorsque celle-ci serait en service.
Pour nos associations, cette autorisation n’aurait jamais dû être délivrée. Du fait des mauvais procédés de fabrication, cette cuve ne remplit pas les caractéristiques de sûreté initialement exigées. Le conseil d’État a toutefois rejeté notre requête.
Soudures défectueuses
À l’instar de la cuve, d’autres équipements concernés par le principe d’exclusion de rupture ont été touchés par un scandale, c’est le cas des soudures du circuit secondaire.
Lors de la préfabrication de ces soudures, en 2012 et 2013, EDF n’a pas transmis à Areva, son sous-traitant, les consignes nécessaires pour atteindre le niveau de qualité exigé. Le problème aurait été détecté dès 2015, mais l’ASN n’a été informée que début 2017.
Et le pire restait à venir. Le 10 avril 2018, de nouveaux défauts sont détectés par EDF sur d’autres soudures du circuit secondaire, qui avaient pourtant été contrôlées après fabrication et déclarées conformes.
Installer et utiliser des équipements sous pression nucléaire qui ne sont pas conformes aux exigences essentielles de sûreté est un délit. Une plainte a donc été déposée auprès du parquet de Paris.
Des pièces abusivement déclarées conformes
De nombreux matériels ont été déclarés bons pour le service (« Bon pour exécution sans réserve ») alors que cela n’aurait pas dû être le cas : des pompes sur lesquelles des essais étaient encore à faire, des pièces de robinets qui n’auraient pas fonctionné dans certaines conditions, des matériels nécessitant des adaptations pour résister à un séisme… Ces erreurs ont conduit l’ASN à mettre en demeure EDF le 25 février 2019, afin de l’obliger à mieux garder traces de la qualification (ou non) des équipements de l’EPR.
Ces problèmes viennent s’ajouter aux nombreux autres défauts déjà identifiés concernant ce réacteur, pourtant présenté comme le plus sûr du monde. Ce phénomène de problèmes non repérés, ou minimisés par EDF ou ses sous-traitants, afin de pouvoir déclarer les pièces conformes a résonné comme un refrain au fil des ans, et laissant craindre l’existence d’innombrables autres irrégularités existantes sur des équipements faisant l’objet d’un contrôle moins strict.
Cette affaire a été jointe à celle concernant les soudures de l’EPR. Elles ont été classées sans suite par le Parquet de Paris. La raison ? Les infractions visées ne sont pas applicables à l’EPR puisque le réacteur n’est pas encore en service.
Des défauts qui devraient faire obstacle aux autorisations administratives
Les nombreuses irrégularités sur les pièces de l’EPR induisent des failles de sûreté. Elles auraient dû rendre injustifiables les autorisations administratives délivrées ultérieurement à EDF pour l’avancée des travaux.
En effet, lorsque l’EPR a obtenu son autorisation de création en 2007, EDF était loin d’imaginer le calvaire que serait ce chantier et les irrégularités qui allaient toucher les différentes pièces du réacteur. Cela signifie que l’étude d’impact qui a été réalisée à cette époque est devenue obsolète. Une réévaluation de cette dernière aurait dû intervenir au fil des découvertes, mais cela n’a pas été le cas avant 2021.
À titre d’exemple, un décret pris en 2020 a modifié le décret d’autorisation de création initial pris en 2007 pour repousser le délai de mise en service de l’EPR de Flamanville en 2024 (contre 2020 auparavant), sans que l’étude d’impact réalisée en 2006 n’ait été actualisée. Le gouvernement a simplement modifié la date de mise en service pour tenir compte des retards successifs du chantier alors même que l’état du réacteur n’a plus grand-chose à voir avec ce que décrit le décret d’autorisation de création initial.
Celui-ci prévoyait notamment que les exigences de conception et de fabrication soient telles que la rupture de composants majeurs comme la cuve ou les tuyauteries des circuits primaires et secondaires soit exclue. Or, les importants défauts qui ont été découverts sur la cuve font que sa rupture n’est plus exclue. Ce risque concerne également huit soudures du circuit secondaire.
Le décret initial exigeait également que l’exploitant dispose des capacités techniques et financières nécessaires pour construire le réacteur et s’assurer des charges futures, ce qui doit être mis en doute. Or, le coût de l’EPR a explosé, passant de 3,3 à 12,4 milliards d’euros. En 2022, la Cour des comptes a estimé ce montant à un peu plus de 19 milliards. Confrontée à une dette de 41 milliards d’euros, EDF s’est lancée dans une course à la rentabilité à court terme et aurait déjà disparu sans le soutien de l’État et l’argent des contribuables. Quant à la perte de compétence d’EDF, le gouvernement lui-même l’a reconnue publiquement à la remise du rapport Folz en 2019.
Se contenter d’une simple actualisation de la date de mise en service de l’EPR, sans reconsidérer l’environnement global du chantier était donc manifestement illégal et clairement insuffisant. Cette modification aurait nécessité une nouvelle ou, a minima, une réactualisation de l’évaluation environnementale du projet au préalable.
Encore une fois le Conseil d’État a rejeté notre recours, concluant à une absence de bouleversement dans l’économie générale du projet depuis l’évaluation environnementale et le débat public approuvés en 2007. Il a affirmé que rien ne justifiait de reprendre la procédure à l’occasion de la prolongation du délai de mise en service.
La frilosité des juridictions
Malgré des fondements avérés, aucun de nos recours n’a abouti, et cela peut s’expliquer de différentes manières.
Sur le plan politique, l’État et EDF ont tellement investi dans l’EPR de Flamanville qu’il doit voir le jour « quoi qu’il en coûte ». Les juridictions estiment qu’il ne leur appartient pas de remettre en cause ce projet d’autant que l’ASN a toujours considéré, malgré les nombreux incidents et malfaçons qui ont émaillé le chantier, qu’EDF était en mesure de le mener à bien. Ce qui se traduit, sur le plan juridique, par un rejet systématique de nos recours par les juridictions.
Le Conseil d’État refuse quant à lui de considérer les failles techniques qui ont émaillé le chantier comme un bouleversement dans l’économie générale du projet qui aurait permis une actualisation de l’évaluation environnementale réalisée en 2007. Ses motivations, assez peu développées, relèvent plus de l’affirmation que de la démonstration, ce qui rejoint le premier point sur la réticence d’un juge à s’immiscer dans des affaires d’État.
L’ombre d’un doute
L’expérience Flamanville et les recours contre l’EPR ont montré que ce n’était pas les démarches administratives qui faisaient perdre du temps à l’exploitant mais bien des problèmes d’ingénierie.
Ces dossiers ont eu le mérite de faire remonter une contre-parole citoyenne auprès de la justice. Nos arguments, s’ils n’ont pas été retenus au moment des recours, ont toutefois été entendus : le Conseil d’État a ultérieurement déposé un avis mitigé concernant le projet de loi d’accélération du nucléaire.
Dans cet avis il invite non seulement le gouvernement à revoir certaines dispositions du projet, mais surtout il rappelle que “le manque d’expérience récente de construction de réacteurs nucléaires relativise les appréciations qui peuvent être portées sur ces délais” (§3) et estime que le “le gain de temps attendu [au niveau des procédures administratives] ne peut être évalué avec certitude” [1]
Par ailleurs, certains de nos dossiers sont encore en cours d’instruction, notamment la requête contre la décision de mise en service de l’EPR ou encore une plainte contre X pour les irrégularités qui ont été aperçues sur certaines pièces du réacteur par les inspecteurs de l’ASN lors de l’instruction de la demande de mise en service. Nous pouvons espérer que les futures décisions rendues sur ces dossiers seront plus favorables.
Retrouver le détail de toutes ces affaires et bien plus encore sur notre espace dédié à nos activités juridiques !