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Sortir du nucléaire n°102



Été 2024
Crédit photo : Photomontage - magann - Adobe

Dossier : À la croisée des luttes

Les femmes contre le nucléaire

Des mères non politisées aux militant·es queer en passant par les premières écoféministes : les femmes luttent depuis longtemps contre le nucléaire. Si leur discours a évolué avec le temps, le cœur de la lutte reste le même : protéger le vivant en s’opposant à une industrie patriarcale et mortifère. Une réalité que ne pourront pas effacer les exploitants, malgré leurs tentatives de se réapproprier un discours féministe pour se donner une image progressiste.

Sortie du nucléaire Luttes et actions Organisations antinucléaires françaises Organisations antinucléaires étrangères Culture antinucléaire

Dès le début des années 1970, des femmes [1] se mobilisent contre le nucléaire. En France, Les guêpes de Fessenheim est le premier groupe de femmes à s’opposer à un projet de centrale. Les trois fondatrices réalisent ensemble un travail d’information (interviews, création d’une revue, etc) auprès de la population. Bien qu’institutrice, puéricultrice et traductrice, elles se présentent avant tout comme mères et « femmes au foyer » [2].
À la même époque, aux États-Unis, avec les Women’s Pentagon Actions de 1980 qui a réuni 2000 femmes autour du Pentagone pour protester contre l’armement nucléaire, et en Grande-Bretagne, comme à Greenham Common, où s’est organisé pendant 19 ans un camp non-mixte pour la paix et contre l’installation de missiles nucléaires, les femmes antinucléaires portent le même discours. En première ligne dans la gestion des enfants, du soin et du quotidien [3], elles revendiquent leur position de « gardiennes et protectrices de la vie » [4], et prônent un « appel à la vie » face à une industrie mortifère, pour que leurs descendants puissent vivre.

« En tuant lâchement notre mère nature, vous tuez vos mères, vos sœurs et vos filles aussi » écrivent ainsi en 1980 des Bretonnes militant contre le projet de centrale nucléaire à Plogoff [5]. Là-bas, elles harcèlent jours et nuits les gendarmes mobiles pendant les six semaines de l’enquête publique. Beaucoup sont des femmes de marins. Elles ne sont pas forcément politisées, ne se considèrent pas comme féministes. « Elles se sont mobilisées contre le projet de centrale à partir des relations avec leurs proches (famille, ami·es), de leurs études ou leur travail, dans la continuité de leurs engagements antérieurs, ou tout simplement parce qu’elles habitaient la région. » [6]

À la même époque, d’autres militantes assument un positionnement beaucoup plus tranché. Les écoféministes notamment, pour qui « l’homme traite de la même manière la nature et les femmes, en tant que ressources exploitables. » [7], présentent le nucléaire comme l’incarnation du patriarcat. Certaines vont jusqu’à dire que l’énergie nucléaire est « un symbole du viol ». En France, on doit particulièrement à Françoise d’Eaubonne et Xavière Gauthier le discours alliant féminisme et critique du nucléaire [8]. Toutes deux écrivaines, la première a participé au dynamitage de la pompe du circuit hydraulique de la centrale de Fessenheim en 1975, et est à l’origine du terme d’écoféminisme. La deuxième a grandi près de La Hague, et a publié en 1981 l’ouvrage La Hague, ma terre violentée, un récit intime et politique contre le nucléaire.

De la politisation du statut de mère à l’écoféminisme queer

Comme en témoigne un article de deux militantes antinucléaires contemporaines réagissant à cet ouvrage, les discours mêlant antinucléaire et féminisme ont évolué. Celles-ci réfutent par exemple l’idée que « les femmes et la nature seraient mues par une même force ». Pour elles, « ni la “nature” ni le genre ne sont des notions “naturelles” ». Elles s’éloignent donc d’une vision essentialiste (selon laquelle hommes et femmes seraient différent·es par nature) et en appellent à un « écoféminisme “queer” ».
Ce-dernier a notamment été rendu visible lors du camp queer et antinucléaire des Rayonnantes organisé en 2021 près de Bure. Dans une interview donnée à Radio Parleur, une participante affirme que le nucléaire est un « symbole d’autoritarisme, de violence faites aux populations, de non-respect d’un quelconque consentement, de non-information ». Il est « à l’intersection de plein de systèmes d’oppression. » Le discours féministe et antinucléaire semble ainsi par endroits s’être élargi et transformé, pour mieux prendre en compte la diversité des réalités de vie des personnes minorisées.

Quelles qu’en soient les nuances, cela fait longtemps que l’industrie nucléaire a conscience de l’opposition à l’atome portée par les femmes, et tente de se donner une meilleure image auprès d’elles.

Le purplewashing de l’industrie nucléaire

En 1979, aux États-Unis, un sondage révèle que 63 % des femmes sont hostiles ou défavorables à la construction d’un plus grand nombre de centrales nucléaires, contre 30 % d’hommes [9]. Dès lors, l’industrie nucléaire cherche à « désamorcer les arguments de féministes, en présentant les femmes comme des consommatrices et des ménagères ». Elle recrute des femmes « pour assurer les relations publiques » et publie des annonces avec ce type de messages : « Franchement, je préfère des radiations à une matinée de travail sans mes appareils électroménagers. »

C’est aussi à partir des résultats des enquêtes d’opinions qu’est créée en 1992 Women in Nuclear (WiN), une association qui compte aujourd’hui plus de 35 000 membres et plus de 60 antennes dans plus de 145 pays. Son but : développer la mixité « en donnant envie aux jeunes filles de rejoindre ce domaine scientifique et technique passionnant », et faire connaître au grand public « l’intérêt de toutes les applications du nucléaire, et tout particulièrement en tant que source d’énergie bas carbone ». Un an plus tard, la Société française d’énergie nucléaire (SFEN) fonde une antenne française. Plus de 30 ans après la création de WiN France, le secteur ne compte aujourd’hui que 24 % de femmes [10].

En 2023, des militantes écoféministes, rejointes par des militantes du Réseau "Sortir du nucléaire" de l’Aude ont dénoncé dans un communiqué de presse le « purplewashing » (aussi appelé « feminism-washing ») de l’industrie nucléaire. À l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, le 8 mars, l’entreprise nucléaire Orano à Malvési, Pôle-Emploi et l’association Centre d’information sur les Droits des Femmes et des Familles (CIDFF) de l’Aude organisaient la journée « Nucléaire au féminin ». Au programme ? Visite du site d’Orano Malvési réservée à un public exclusivement féminin pour « féminiser » la filière nucléaire. Les militantes antinucléaires ont manifesté devant l’usine de Malvési « dans la joie et en chantant [leur] indignation face à cette opération de récupération ». Dans ce communiqué, elles rappellent à juste titre la phrase de Virginie Despentes : « le féminisme est une révolution, pas un réaménagement des consignes de marketing ».

  • Marion Bichet, réalisateur·rice du podcast Radical Chaudoudoux, sur le soin et les luttes

Notes

[1Nous ne savons pas si toutes les personnes présentes à ces rassemblements se définissaient et se vivaient comme femmes cisgenres, c’est-à-dire en accord avec le genre qui leur a été assigné à la naissance.

[2If you love this planet : des femmes contre le nucléaire, texte de Isabelle Cambourakis et Coline Guérin, Panthere Premiere, numéro 5, printemps et été 2020. https://s.42l.fr/pantherepremiere-femmes-contre-nucleaire

[3Ibid.

[5Voir note de bas de page 2.

[6Ibid.

[7Voir note de bas de page 4.

[8Voir note de bas de page 2.

[9Voir note de bas de page 4.

Dès le début des années 1970, des femmes [1] se mobilisent contre le nucléaire. En France, Les guêpes de Fessenheim est le premier groupe de femmes à s’opposer à un projet de centrale. Les trois fondatrices réalisent ensemble un travail d’information (interviews, création d’une revue, etc) auprès de la population. Bien qu’institutrice, puéricultrice et traductrice, elles se présentent avant tout comme mères et « femmes au foyer » [2].
À la même époque, aux États-Unis, avec les Women’s Pentagon Actions de 1980 qui a réuni 2000 femmes autour du Pentagone pour protester contre l’armement nucléaire, et en Grande-Bretagne, comme à Greenham Common, où s’est organisé pendant 19 ans un camp non-mixte pour la paix et contre l’installation de missiles nucléaires, les femmes antinucléaires portent le même discours. En première ligne dans la gestion des enfants, du soin et du quotidien [3], elles revendiquent leur position de « gardiennes et protectrices de la vie » [4], et prônent un « appel à la vie » face à une industrie mortifère, pour que leurs descendants puissent vivre.

« En tuant lâchement notre mère nature, vous tuez vos mères, vos sœurs et vos filles aussi » écrivent ainsi en 1980 des Bretonnes militant contre le projet de centrale nucléaire à Plogoff [5]. Là-bas, elles harcèlent jours et nuits les gendarmes mobiles pendant les six semaines de l’enquête publique. Beaucoup sont des femmes de marins. Elles ne sont pas forcément politisées, ne se considèrent pas comme féministes. « Elles se sont mobilisées contre le projet de centrale à partir des relations avec leurs proches (famille, ami·es), de leurs études ou leur travail, dans la continuité de leurs engagements antérieurs, ou tout simplement parce qu’elles habitaient la région. » [6]

À la même époque, d’autres militantes assument un positionnement beaucoup plus tranché. Les écoféministes notamment, pour qui « l’homme traite de la même manière la nature et les femmes, en tant que ressources exploitables. » [7], présentent le nucléaire comme l’incarnation du patriarcat. Certaines vont jusqu’à dire que l’énergie nucléaire est « un symbole du viol ». En France, on doit particulièrement à Françoise d’Eaubonne et Xavière Gauthier le discours alliant féminisme et critique du nucléaire [8]. Toutes deux écrivaines, la première a participé au dynamitage de la pompe du circuit hydraulique de la centrale de Fessenheim en 1975, et est à l’origine du terme d’écoféminisme. La deuxième a grandi près de La Hague, et a publié en 1981 l’ouvrage La Hague, ma terre violentée, un récit intime et politique contre le nucléaire.

De la politisation du statut de mère à l’écoféminisme queer

Comme en témoigne un article de deux militantes antinucléaires contemporaines réagissant à cet ouvrage, les discours mêlant antinucléaire et féminisme ont évolué. Celles-ci réfutent par exemple l’idée que « les femmes et la nature seraient mues par une même force ». Pour elles, « ni la “nature” ni le genre ne sont des notions “naturelles” ». Elles s’éloignent donc d’une vision essentialiste (selon laquelle hommes et femmes seraient différent·es par nature) et en appellent à un « écoféminisme “queer” ».
Ce-dernier a notamment été rendu visible lors du camp queer et antinucléaire des Rayonnantes organisé en 2021 près de Bure. Dans une interview donnée à Radio Parleur, une participante affirme que le nucléaire est un « symbole d’autoritarisme, de violence faites aux populations, de non-respect d’un quelconque consentement, de non-information ». Il est « à l’intersection de plein de systèmes d’oppression. » Le discours féministe et antinucléaire semble ainsi par endroits s’être élargi et transformé, pour mieux prendre en compte la diversité des réalités de vie des personnes minorisées.

Quelles qu’en soient les nuances, cela fait longtemps que l’industrie nucléaire a conscience de l’opposition à l’atome portée par les femmes, et tente de se donner une meilleure image auprès d’elles.

Le purplewashing de l’industrie nucléaire

En 1979, aux États-Unis, un sondage révèle que 63 % des femmes sont hostiles ou défavorables à la construction d’un plus grand nombre de centrales nucléaires, contre 30 % d’hommes [9]. Dès lors, l’industrie nucléaire cherche à « désamorcer les arguments de féministes, en présentant les femmes comme des consommatrices et des ménagères ». Elle recrute des femmes « pour assurer les relations publiques » et publie des annonces avec ce type de messages : « Franchement, je préfère des radiations à une matinée de travail sans mes appareils électroménagers. »

C’est aussi à partir des résultats des enquêtes d’opinions qu’est créée en 1992 Women in Nuclear (WiN), une association qui compte aujourd’hui plus de 35 000 membres et plus de 60 antennes dans plus de 145 pays. Son but : développer la mixité « en donnant envie aux jeunes filles de rejoindre ce domaine scientifique et technique passionnant », et faire connaître au grand public « l’intérêt de toutes les applications du nucléaire, et tout particulièrement en tant que source d’énergie bas carbone ». Un an plus tard, la Société française d’énergie nucléaire (SFEN) fonde une antenne française. Plus de 30 ans après la création de WiN France, le secteur ne compte aujourd’hui que 24 % de femmes [10].

En 2023, des militantes écoféministes, rejointes par des militantes du Réseau "Sortir du nucléaire" de l’Aude ont dénoncé dans un communiqué de presse le « purplewashing » (aussi appelé « feminism-washing ») de l’industrie nucléaire. À l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, le 8 mars, l’entreprise nucléaire Orano à Malvési, Pôle-Emploi et l’association Centre d’information sur les Droits des Femmes et des Familles (CIDFF) de l’Aude organisaient la journée « Nucléaire au féminin ». Au programme ? Visite du site d’Orano Malvési réservée à un public exclusivement féminin pour « féminiser » la filière nucléaire. Les militantes antinucléaires ont manifesté devant l’usine de Malvési « dans la joie et en chantant [leur] indignation face à cette opération de récupération ». Dans ce communiqué, elles rappellent à juste titre la phrase de Virginie Despentes : « le féminisme est une révolution, pas un réaménagement des consignes de marketing ».

  • Marion Bichet, réalisateur·rice du podcast Radical Chaudoudoux, sur le soin et les luttes


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