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Sortir du nucléaire n°103



Automne 2024
Crédit photo : Dotted Yeti - Adobe

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Le scandale enfoui de La Hague
Déchets abandonnés et tigre de papier

En septembre 2024, des experts indépendants ont publié un rapport qui révèle un double scandale : les plus dangereux déchets nucléaires produits par la première usine de La Hague ont été abandonnés sur place, avec la complaisance des autorités. Entretien avec Jean-Claude Zerbib, ingénieur en radioprotection, qui explique pourquoi, 30 ans plus tard, ces déchets sont toujours là et comment ne pas répéter ces erreurs.

Industrie nucléaire Déchets radioactifs Démantèlement La Hague

UP2-400, la première usine de La Hague (Normandie), où étaient traités les combustibles irradiés des réacteurs nucléaires, ne fonctionne plus depuis 30 ans mais n’est toujours pas démantelée. Mise en service en 1966, son but était d’extraire du plutonium, un élément qui n’existe pas à l’état naturel et très prisé par la France qui voulait se doter de la bombe atomique. L’usine a fonctionné jusqu’en 1994 et a été mise à l’arrêt définitif en 2004. Selon l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN), elle présente aujourd’hui encore des enjeux majeurs de sûreté et de radioprotection pour les personnes et l’environnement. Et pour cause, elle contient toujours des déchets radioactifs très problématiques.

Comment en est-on arrivé là ?

La vie d’une installation nucléaire comprend quatre phases : conception, construction, fonctionnement et démantèlement. Mais pour démanteler, il faut d’abord que toutes les matières radioactives aient été enlevées. Dans l’usine UP2-400, les déchets les plus dangereux (de moyenne et haute activité) ont été entreposés "provisoirement" afin de se protéger des effets délétères de leurs rayonnements. Sans penser à l’avenir, sans étudier comment il serait ensuite possible de reprendre ces déchets et de les conditionner pour les stocker définitivement. Une vision à court terme du premier exploitant, le CEA (suivi par la Cogema puis Areva, devenu Orano), qui estimait que gérer ces déchets ne lui incombait pas.

Un déchet radioactif de faibles dimensions peut être mis dans un conteneur de plomb, mais s’il s’agit de matières de plusieurs mètres cubes, le plus simple est de les mettre sous eau. C’est ce qui a été fait pour une partie des déchets produits dans cette usine. L’eau permet d’absorber la quasi-totalité des rayonnements. Plus il y a d’eau au-dessus des déchets, plus l’écran est efficace. Une sorte de barrière « magique » qui permettait de limiter l’exposition des travailleurs œuvrant dans l’usine. Mais entreposer les déchets sous eau était aussi une manière de noyer le problème.

Le gestionnaire de l’époque a ainsi réglé à faible coût la radioprotection, mais il a renvoyé le coût élevé de la reprise et du conditionnement des déchets à celui qui héritera du démantèlement, à quelques dizaines d’années de là…

De quels types de déchets parle-t-on ?

Les déchets s’entassant aujourd’hui encore à la première usine de plutonium de La Hague se composent en partie de déchets métalliques issus du retraitement des combustibles irradiés des réacteurs à eau légère. Ce sont les tronçons de gaines [1] et les embouts ("têtes" et "pieds") des assemblages combustibles. Ils ont été entreposés dans un silo entre 1976 et 1987, soit il y a près d’un demi-siècle !

Mais les premières découpes des gaines (une opération de cisaillage) ne se sont pas bien passées : certains tronçons, au lieu de mesurer 5 cm de long environ, sont bien plus grands. Le combustible usé qu’ils contiennent n’a donc pas été dissout comme il le devrait. Autrement dit, ces tronçons peuvent encore contenir des matières nucléaires.

Le silo contient aussi des fines de cisaillage, de très radioactives fines de dissolution [2] des résines d’épuration des eaux de piscine de refroidissement et d’autres déchets technologiques issus du fonctionnement de l’installation. Le tout est en vrac, sous l’eau. Une vraie piscine-poubelle radioactive !

Ces déchets, issus de plus de 2 000 tonnes de combustibles irradiés, devront être récupérés et triés au fond de la piscine. Mais le robot conçu pour ramasser les tronçons et les embouts ne pourra pas reprendre les fines, dont la géométrie est proche de celle du sable. Cela nécessite deux systèmes de reprise différents. Il faudra ensuite remonter ces déchets en surface, les mettre dans un conditionnement provisoire (ce qui nécessitera la construction d’une nouvelle installation nucléaire au-dessus de l’ancienne) puis les transporter dans une autre usine de La Hague (via un tunnel, lui aussi à construire) afin de les conditionner dans un emballage agréé pour le stockage définitif.

Dans un autre silo, de gros déchets ont été mélangés à d’autres plus petits (embouts de combustible, terres, gravats…). Ceux-là proviennent du retraitement des combustibles des réacteurs UNGG [3]. En 1981, un incendie s’est déclenché. Le feu a été maîtrisé en noyant les déchets. Mais ce silo était prévu pour un entreposage à sec, il ne disposait donc pas d’une barrière en acier évitant les fuites en cas de fissuration du béton. Et puis l’on a oublié ces déchets, qui sont toujours sous l’eau.

Comment éviter ces désastreux modes de gestion des déchets ?

UP2-400 vieillit, les déchets évoluent et se dégradent. Plus le temps passe, plus les opérations de reprise et de conditionnement deviennent coûteuses et risquées. Le rapport Les déchets radioactifs de la première usine de La Hague [4] démontre que depuis 2014 Orano est incapable de respecter les échéances fixées par l’ASN, qui ne cesse de les décaler au fil des difficultés rencontrées par l’exploitant.

Mais le problème remonte à plus loin que ça. Ce n’est pas avec le passage du public (CEA) au privé (Cogema, Areva, Orano) que la gestion des déchets s’est dégradée. Le CEA a toujours méprisé la gestion des déchets et considéré ce problème comme secondaire.

La logique financière à court terme conduit les chefs d’installation à négliger la prise en charge des déchets. Le rapport Les déchets radioactifs de la première usine de La Hague montre que la contrainte administrative à elle seule ne suffit pas à assurer la prise en charge des déchets radioactifs qui se sont accumulés dans une installation nucléaire. Il faudrait l’accompagner d’une forte contrainte financière qui, en pénalisant l’entreprise qui ne respecte pas les demandes de prise en charge des déchets, permettrait de lutter contre ces laisser-aller des exploitants. Les seules contraintes administratives imposées par l’Autorité de Sûreté Nucléaire sont perçues, selon l’expression chinoise, comme les menaces d’un tigre de papier.

  • Jean-Claude Zerbib et Laure Barthélemy, avec les conseils avisés de Bernard Laponche et de Jean-Luc Thierry.

Notes

[1Les gaines sont de fins tubes de 4 mètres de long dans lesquels sont empilées des pastilles d’oxyde d’uranium. Les bouts du tube s’insèrent dans la tête et le pied de l’assemblage combustible.

[2Les fines de cisaillage sont de petites limailles de gaines, produites lors du cisaillage des crayons de l’assemblage combustible. Celles de dissolution sont de fines particules métalliques, très radioactives, que l’acide nitrique n’a pu dissoudre.,

[3Une filière de réacteurs fonctionnant avec de l’uranium naturel, du graphite en modérateur et du gaz pour refroidissement.

[4Les déchets radioactifs de la première usine de La Hague, par Bernard Laponche, Jean-Claude Zerbib, Jean-Luc Thierry et Laure Barthélemy, septembre 2024

UP2-400, la première usine de La Hague (Normandie), où étaient traités les combustibles irradiés des réacteurs nucléaires, ne fonctionne plus depuis 30 ans mais n’est toujours pas démantelée. Mise en service en 1966, son but était d’extraire du plutonium, un élément qui n’existe pas à l’état naturel et très prisé par la France qui voulait se doter de la bombe atomique. L’usine a fonctionné jusqu’en 1994 et a été mise à l’arrêt définitif en 2004. Selon l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN), elle présente aujourd’hui encore des enjeux majeurs de sûreté et de radioprotection pour les personnes et l’environnement. Et pour cause, elle contient toujours des déchets radioactifs très problématiques.

Comment en est-on arrivé là ?

La vie d’une installation nucléaire comprend quatre phases : conception, construction, fonctionnement et démantèlement. Mais pour démanteler, il faut d’abord que toutes les matières radioactives aient été enlevées. Dans l’usine UP2-400, les déchets les plus dangereux (de moyenne et haute activité) ont été entreposés "provisoirement" afin de se protéger des effets délétères de leurs rayonnements. Sans penser à l’avenir, sans étudier comment il serait ensuite possible de reprendre ces déchets et de les conditionner pour les stocker définitivement. Une vision à court terme du premier exploitant, le CEA (suivi par la Cogema puis Areva, devenu Orano), qui estimait que gérer ces déchets ne lui incombait pas.

Un déchet radioactif de faibles dimensions peut être mis dans un conteneur de plomb, mais s’il s’agit de matières de plusieurs mètres cubes, le plus simple est de les mettre sous eau. C’est ce qui a été fait pour une partie des déchets produits dans cette usine. L’eau permet d’absorber la quasi-totalité des rayonnements. Plus il y a d’eau au-dessus des déchets, plus l’écran est efficace. Une sorte de barrière « magique » qui permettait de limiter l’exposition des travailleurs œuvrant dans l’usine. Mais entreposer les déchets sous eau était aussi une manière de noyer le problème.

Le gestionnaire de l’époque a ainsi réglé à faible coût la radioprotection, mais il a renvoyé le coût élevé de la reprise et du conditionnement des déchets à celui qui héritera du démantèlement, à quelques dizaines d’années de là…

De quels types de déchets parle-t-on ?

Les déchets s’entassant aujourd’hui encore à la première usine de plutonium de La Hague se composent en partie de déchets métalliques issus du retraitement des combustibles irradiés des réacteurs à eau légère. Ce sont les tronçons de gaines [1] et les embouts ("têtes" et "pieds") des assemblages combustibles. Ils ont été entreposés dans un silo entre 1976 et 1987, soit il y a près d’un demi-siècle !

Mais les premières découpes des gaines (une opération de cisaillage) ne se sont pas bien passées : certains tronçons, au lieu de mesurer 5 cm de long environ, sont bien plus grands. Le combustible usé qu’ils contiennent n’a donc pas été dissout comme il le devrait. Autrement dit, ces tronçons peuvent encore contenir des matières nucléaires.

Le silo contient aussi des fines de cisaillage, de très radioactives fines de dissolution [2] des résines d’épuration des eaux de piscine de refroidissement et d’autres déchets technologiques issus du fonctionnement de l’installation. Le tout est en vrac, sous l’eau. Une vraie piscine-poubelle radioactive !

Ces déchets, issus de plus de 2 000 tonnes de combustibles irradiés, devront être récupérés et triés au fond de la piscine. Mais le robot conçu pour ramasser les tronçons et les embouts ne pourra pas reprendre les fines, dont la géométrie est proche de celle du sable. Cela nécessite deux systèmes de reprise différents. Il faudra ensuite remonter ces déchets en surface, les mettre dans un conditionnement provisoire (ce qui nécessitera la construction d’une nouvelle installation nucléaire au-dessus de l’ancienne) puis les transporter dans une autre usine de La Hague (via un tunnel, lui aussi à construire) afin de les conditionner dans un emballage agréé pour le stockage définitif.

Dans un autre silo, de gros déchets ont été mélangés à d’autres plus petits (embouts de combustible, terres, gravats…). Ceux-là proviennent du retraitement des combustibles des réacteurs UNGG [3]. En 1981, un incendie s’est déclenché. Le feu a été maîtrisé en noyant les déchets. Mais ce silo était prévu pour un entreposage à sec, il ne disposait donc pas d’une barrière en acier évitant les fuites en cas de fissuration du béton. Et puis l’on a oublié ces déchets, qui sont toujours sous l’eau.

Comment éviter ces désastreux modes de gestion des déchets ?

UP2-400 vieillit, les déchets évoluent et se dégradent. Plus le temps passe, plus les opérations de reprise et de conditionnement deviennent coûteuses et risquées. Le rapport Les déchets radioactifs de la première usine de La Hague [4] démontre que depuis 2014 Orano est incapable de respecter les échéances fixées par l’ASN, qui ne cesse de les décaler au fil des difficultés rencontrées par l’exploitant.

Mais le problème remonte à plus loin que ça. Ce n’est pas avec le passage du public (CEA) au privé (Cogema, Areva, Orano) que la gestion des déchets s’est dégradée. Le CEA a toujours méprisé la gestion des déchets et considéré ce problème comme secondaire.

La logique financière à court terme conduit les chefs d’installation à négliger la prise en charge des déchets. Le rapport Les déchets radioactifs de la première usine de La Hague montre que la contrainte administrative à elle seule ne suffit pas à assurer la prise en charge des déchets radioactifs qui se sont accumulés dans une installation nucléaire. Il faudrait l’accompagner d’une forte contrainte financière qui, en pénalisant l’entreprise qui ne respecte pas les demandes de prise en charge des déchets, permettrait de lutter contre ces laisser-aller des exploitants. Les seules contraintes administratives imposées par l’Autorité de Sûreté Nucléaire sont perçues, selon l’expression chinoise, comme les menaces d’un tigre de papier.

  • Jean-Claude Zerbib et Laure Barthélemy, avec les conseils avisés de Bernard Laponche et de Jean-Luc Thierry.


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