Il y a trente-quatre ans, bien avant la catastrophe de Fukushima, les femmes de la petite île d’Iwaishima, au Japon, se sont élevées contre la construction de deux réacteurs nucléaires. Cette lutte n’a jamais faibli depuis. Grâce à leur combat, l’île, devenue le symbole de la résistance à l’atome, attire de nouveaux habitants et retrouve un avenir.
Atomi Akamoto et Shoko Yamamoto ramassent les feuilles de biwa, le néflier. Utilisées pour le thé, elles sèchent à même le sol. Les derniers rayons de soleil flirtent avec les brise-lames, projetant de longues ombres sur le port. Le clapotis de la mer de Seto, au sud du Japon, peine à troubler le silence de la petite île de pêcheurs d’Iwaishima. La récolte transportée à l’abri dans une resserre, les deux femmes se pressent pour regagner leur foyer à travers le village désert. Symbole des campagnes en voie de désertification d’un Japon vieillissant, l’île, avec ses 470 habitant.e.s compte aujourd’hui plus de maisons que d’âmes.
Pourtant, alors que le soleil s’est couché, les villageois.e.s sortent de chez eux/elles et affluent devant la petite coopérative de pêche. Pourquoi ? Parce qu’on est lundi ! Depuis 34 années, toutes les générations se retrouvent pour manifester, à 18h30 exactement, qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige, ou qu’il fasse nuit noire, comme en cette soirée d’hiver ! Pancartes et calicots sont toujours de sortie contre un vieux projet de construction de deux réacteurs nucléaires, suspendu, mais pas enterré. Aujourd’hui, la déambulation pacifique tient plutôt du symbole et de l’habitude. Mais les héroïnes d’hier sont encore là. Shoko Yamamoto, 85 ans et le poing levé, est en tête du joyeux cortège de la... 1620e manifestation, alternant slogans et discussions entre ami.e.s sur le parcours, dans les ruelles sinuant entre les murets de pierres traditionnels.
Les femmes représentent la majorité des membres de l’association des habitant.e.s contre la centrale, à laquelle 95 % de la population adhère. Elles sont aussi et surtout à l’origine de ce vigoureux et persistant mouvement contestataire.
Tout commence en 1982, lorsque la mairie de Kaminoseki, la grande île peuplée de 3000 habitant.e.s à laquelle est rattachée Iwaishima, fait connaître son intérêt pour accueillir un projet de centrale atomique porté par la Compagnie d’électricité de Chūgoku (Chugoku Electric Power Company — CEPCO). Dans cette région, la promesse de création de 1500 emplois est mirifique et la perspective de redynamiser l’économie locale, inespérée. Le projet prévoit d’implanter les réacteurs sur la baie de Tamoura, face à l’île d’Iwaishima, à quatre kilomètres seulement de ses côtes. Le nucléaire est alors une "valeur sûre" pour le gouvernement. Pourtant, mille habitant.e.s d’Iwaishima, soit plus de 90 % de la population d’alors, signent une pétition pour demander l’arrêt du projet. Kazuo Isobé revient à cette époque d’une mission d’intérim à la centrale de Fukushima, où il avait été exposé aux radiations dans le cadre d’une intervention sur une fissure. Il est "terrifié", dit-il, quand il découvre le projet de CEPCO en face de son île, et alerte les habitant.e.s.
Les femmes d’Iwaishima, petites agricultrices ou épouses de pêcheurs, prennent la décision de défiler pour montrer leur désaccord avec le projet atomique. Toutes découvrent alors ce qu’est une manifestation ! Une première mémorable : la police les arrête pour... manifestation illégale. Elles rejoignent ensuite une association, afin de pouvoir continuer leurs actions dans les règles. Les rassemblements s’enchaînent et les modes d’actions se diversifient : occupations du site, achats de parcelles de terrain par les habitant.e.s pour obliger CEPCO à construire une avancée sur la mer afin de commencer les travaux... Tout est bon pour retarder le démarrage du chantier. Bien avant la catastrophe de Fukushima, avant même celle de Tchernobyl, ces femmes modestes et coupées du monde ont été non seulement avant-gardistes, mais aussi constantes dans leur engagement, au sein d’un Japon alors en toute confiance vis-à-vis du discours rassurant de l’État sur le nucléaire. Trente-quatre ans plus tard, elles sont toujours là.
La manifestation du jour prend fin. Les habitant.e.s se dispersent tranquillement vers leurs foyers respectifs. Shoko Yamamoto, la doyenne, Atomi Akamoto, la quarantaine, et Yù Kimura, qui a environ vingt ans, veulent prolonger la soirée ensemble autour d’une cérémonie du thé. Ces militantes de trois générations différentes évoquent les épisodes les plus virulents de la lutte. "L’histoire de ce combat a remplacé les histoires de familles sur l’île", observe Shoko Yamamoto en parcourant pour la énième fois avec ses amies le livre Adieu CEPCO, Mémoires du combat contre la centrale, qui retrace les exploits des héroïnes d’Iwaishima, dont elle fait partie. Shoko Yamamoto a participé à plus de mille "manifestations du lundi", mais surtout aux plus risquées. "J’ai passé trois nuits sur un bateau de pêche en 2005 pour empêcher les navires de la compagnie d’électricité d’accéder au site. Je m’en souviendrai toute ma vie", raconte-t-elle. "On pensait qu’on avait gagné, en 82, en achetant les terres, jamais je n’aurais envisagé que l’on s’engageait dans une lutte de trente-quatre ans. Il faut transmettre cet esprit : nous prenons de l’âge et cela devient difficile pour moi de continuer à manifester le lundi", poursuit- elle. "On est là, ne t’inquiète pas", la rassure Atomi Akamoto. Yù Kimura, admirative, ajoute : "Vous êtes nos modèles, toi et les autres femmes de cette génération. Nous sommes toujours dans cette lutte, même si les tensions se sont relâchées aujourd’hui. L’exemple de nos aînées nous conduit à rester mobilisées afin que cette centrale ne soit jamais construite".
Le combat de ces femmes se transmet et se diffuse. Après la catastrophe de Fukushima, la réalisatrice japonaise Hitomi Kamanka tourne un documentaire sur la résistance de l’île, Comme l’abeille qui fait tourner la Terre. Son succès fait découvrir Iwaishima à l’échelle d’un Japon devenu massivement antinucléaire. Cette visibilité a transformé ce village d’irréductibles en lieu de pèlerinage des opposant.e.s à l’atome. Au lendemain de la manifestation, on aperçoit ainsi sur le port des élèves et leur instituteur, venu.e.s de la banlieue de Tokyo, soit à plus de 700 km de là, pour visiter l’île. D’autres ont dépassé la simple curiosité et transformé leur visite en installation à long terme. La lutte des femmes d’Iwaishima a attiré ainsi de nouveaux habitant.e.s, représentant un espoir pour ce territoire qui manque d’emplois et de perspectives économiques.
Dans la douceur boisée de son café écologique, Miki Hotta prépare le thé et les en-cas, pendant que Shiho Sato, la fille de la voisine, entonne une chanson en s’accompagnant à la guitare. La jeune femme guette le retour des bateaux par la lucarne qui donne sur le port. Il est midi et quelques pêcheurs passeront probablement se réchauffer près du poêle à bois autour d’une boisson chaude. Elle et son mari tiennent à soigner leur clientèle. "Ouvrir un café sur une île si peu peuplée tenait du défi financier et personnel", explique Miki Hotta, un peu rassurée par des débuts encourageants. Lors de la catastrophe de Fukushima, elle travaillait pour une grande marque de design. Le couple entend alors parler de la résistance héroïque des habitant.e.s de l’île. Fermement antinucléaires, ils quittent sans hésiter l’environnement ultra-urbain de Sapporo pour s’installer ici avec leurs deux enfants.
Pour Hiroko Sato, son mari et ses deux grandes filles, le déclic fut le même. Bien que résidant près de Tokyo, le couple est originaire de la région de Sendai, dévastée par le plus grand accident nucléaire de tous les temps. "Après Fukushima, beaucoup de gens parlaient d’Iwaishima. Quand j’ai vu le film de Hitomi Kamanaka, j’ai su tout de suite que c’était là qu’il fallait s’installer", explique Hiroko Sato en caressant son chat. "Je voulais vivre dans la nature. Nous sommes venus visiter l’île trois mois seulement après Fukushima. Dès que je suis arrivée, j’ai su que mon inspiration était la bonne. Ici c’est le Japon traditionnel. Il n’y a pas grand chose, pas beaucoup de travail, mais la solidarité est un modèle qui n’existe plus beaucoup ailleurs", explique-t-elle. Assistante maternelle de formation, elle travaille auprès des personnes âgées d’Iwaishima. "Je ne gagne pas beaucoup d’argent, mais nous cultivons nos légumes, mon mari pêche, et nous faisons du pain le dimanche ! Nous redoutions que l’ambiance soit un peu grave, que les stigmates de la bataille soient trop présents, mais non tout est léger, simple, positif. Le combat est devenu une habitude. Et visiblement ça préserve : les mamies d’ici ont une pêche d’enfer ! " s’extasie Hiroko Sato.
Depuis 2011, une à deux nouvelles familles s’installent chaque année sur l’île. Les irréductibles d’Iwaishima ont-elles gagné ?
Depuis l’accident de Fukushima, les dirigeants de CEPCO ne sont pas revenus prospecter sur l’île. Ailleurs au Japon, le redémarrage du nucléaire est pourtant en marche. Alors que la majorité des Japonais.e.s s’y opposent, deux centrales ont été remises en fonctionnement depuis 2015. Au moins pour un temps, Iwaishima devrait être épargnée : il semble en effet peu probable que la construction d’une nouvelle unité précède la réouverture des réacteurs existants. Mais le Premier ministre Shinzo Abe tient à ce projet de centrale dans sa région d’origine. La victoire des militantes n’est pas acquise. Mais elles sont bien décidées à rester mobilisées.
Et ces femmes ont d’ores et déjà accompli une prouesse : celle d’avoir redonné un avenir à leur île en explorant d’autres voies que celle du développement économique par l’atome. Grâce à leur lutte, la solidarité et la qualité de vie qu’elles ont su créer, Iwaishima s’est fait connaître et a su séduire une population nouvelle en quête de sens.
Fabrice Dimier
Article initialement paru dans Femmes Ici et ailleurs n°17, hiver 201
Masue Hayachi, la mémoire de l’île
"Je suis si vieille que je ne peux même pas vous dire mon âge. Mais rassurez-vous : en ce qui concerne mon île, j’ai de la mémoire ! Je pourrais écrire un livre ou vous en parler toute la nuit", plaisante cette agricultrice probablement octogénaire née à Iwaishima. Malgré le poids des ans, elle arpente encore les champs de néfliers toute la journée. "Même un incident mineur risque de tout contaminer : biwa, clémentine, daurades, riz... Qui achèterait les produits qui font vivre l’île dans ce cas là ? Les gens ne sont pas fous, et nous non plus, nous ne voulons pas être contaminé.e.s", s’emporte-t-elle. Elle se souvient des débuts de leur combat : "Vous savez, ici, on vit un peu renfermé.e.s. À l’époque, on ne savait même pas qu’il existait déjà autant de centrales au Japon. Nous n’avions pas de projet, nous défendions notre pré carré. Ensuite, nous avons élargi notre champ de vision en nous instruisant ensemble. Nous avons compris que l’État nous mentait".
Masue Hayachi a participé à la première manifestation. Elle a été de toutes les luttes, a souvent pris des risques. Sa plus grande peur ? C’était un mois avant la catastrophe de Fukushima, en février 2011. "La construction de la plateforme avait commencé dans la nuit. Tout le monde s’est réveillé à deux heures du matin. J’ai sauté dans un bateau. Nous avons passé deux jours en mer, dans l’épuisement et la frayeur. Il fallait bloquer à tout prix l’installation". Elle raconte alors les affrontements qui ont opposé 600 manifestant.e.s à 200 policier.ère.s, 250 gardes de sécurité et les responsables de CEPCO. "La peur et la lutte créent de vraies amitiés, des moments merveilleux. Nous nous sentons uni.e.s. Les causes communes rassemblent, c’est connu. Là, c’est notre terre que nous défendons : la peur n’est plus rien, elle est présente mais ne nous empêche pas d’avancer. Notre cause est utile et juste. Nous serons là jusqu’au bout, jusqu’à la tombe".
Atomi Akamoto et Shoko Yamamoto ramassent les feuilles de biwa, le néflier. Utilisées pour le thé, elles sèchent à même le sol. Les derniers rayons de soleil flirtent avec les brise-lames, projetant de longues ombres sur le port. Le clapotis de la mer de Seto, au sud du Japon, peine à troubler le silence de la petite île de pêcheurs d’Iwaishima. La récolte transportée à l’abri dans une resserre, les deux femmes se pressent pour regagner leur foyer à travers le village désert. Symbole des campagnes en voie de désertification d’un Japon vieillissant, l’île, avec ses 470 habitant.e.s compte aujourd’hui plus de maisons que d’âmes.
Pourtant, alors que le soleil s’est couché, les villageois.e.s sortent de chez eux/elles et affluent devant la petite coopérative de pêche. Pourquoi ? Parce qu’on est lundi ! Depuis 34 années, toutes les générations se retrouvent pour manifester, à 18h30 exactement, qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige, ou qu’il fasse nuit noire, comme en cette soirée d’hiver ! Pancartes et calicots sont toujours de sortie contre un vieux projet de construction de deux réacteurs nucléaires, suspendu, mais pas enterré. Aujourd’hui, la déambulation pacifique tient plutôt du symbole et de l’habitude. Mais les héroïnes d’hier sont encore là. Shoko Yamamoto, 85 ans et le poing levé, est en tête du joyeux cortège de la... 1620e manifestation, alternant slogans et discussions entre ami.e.s sur le parcours, dans les ruelles sinuant entre les murets de pierres traditionnels.
Les femmes représentent la majorité des membres de l’association des habitant.e.s contre la centrale, à laquelle 95 % de la population adhère. Elles sont aussi et surtout à l’origine de ce vigoureux et persistant mouvement contestataire.
Tout commence en 1982, lorsque la mairie de Kaminoseki, la grande île peuplée de 3000 habitant.e.s à laquelle est rattachée Iwaishima, fait connaître son intérêt pour accueillir un projet de centrale atomique porté par la Compagnie d’électricité de Chūgoku (Chugoku Electric Power Company — CEPCO). Dans cette région, la promesse de création de 1500 emplois est mirifique et la perspective de redynamiser l’économie locale, inespérée. Le projet prévoit d’implanter les réacteurs sur la baie de Tamoura, face à l’île d’Iwaishima, à quatre kilomètres seulement de ses côtes. Le nucléaire est alors une "valeur sûre" pour le gouvernement. Pourtant, mille habitant.e.s d’Iwaishima, soit plus de 90 % de la population d’alors, signent une pétition pour demander l’arrêt du projet. Kazuo Isobé revient à cette époque d’une mission d’intérim à la centrale de Fukushima, où il avait été exposé aux radiations dans le cadre d’une intervention sur une fissure. Il est "terrifié", dit-il, quand il découvre le projet de CEPCO en face de son île, et alerte les habitant.e.s.
Les femmes d’Iwaishima, petites agricultrices ou épouses de pêcheurs, prennent la décision de défiler pour montrer leur désaccord avec le projet atomique. Toutes découvrent alors ce qu’est une manifestation ! Une première mémorable : la police les arrête pour... manifestation illégale. Elles rejoignent ensuite une association, afin de pouvoir continuer leurs actions dans les règles. Les rassemblements s’enchaînent et les modes d’actions se diversifient : occupations du site, achats de parcelles de terrain par les habitant.e.s pour obliger CEPCO à construire une avancée sur la mer afin de commencer les travaux... Tout est bon pour retarder le démarrage du chantier. Bien avant la catastrophe de Fukushima, avant même celle de Tchernobyl, ces femmes modestes et coupées du monde ont été non seulement avant-gardistes, mais aussi constantes dans leur engagement, au sein d’un Japon alors en toute confiance vis-à-vis du discours rassurant de l’État sur le nucléaire. Trente-quatre ans plus tard, elles sont toujours là.
La manifestation du jour prend fin. Les habitant.e.s se dispersent tranquillement vers leurs foyers respectifs. Shoko Yamamoto, la doyenne, Atomi Akamoto, la quarantaine, et Yù Kimura, qui a environ vingt ans, veulent prolonger la soirée ensemble autour d’une cérémonie du thé. Ces militantes de trois générations différentes évoquent les épisodes les plus virulents de la lutte. "L’histoire de ce combat a remplacé les histoires de familles sur l’île", observe Shoko Yamamoto en parcourant pour la énième fois avec ses amies le livre Adieu CEPCO, Mémoires du combat contre la centrale, qui retrace les exploits des héroïnes d’Iwaishima, dont elle fait partie. Shoko Yamamoto a participé à plus de mille "manifestations du lundi", mais surtout aux plus risquées. "J’ai passé trois nuits sur un bateau de pêche en 2005 pour empêcher les navires de la compagnie d’électricité d’accéder au site. Je m’en souviendrai toute ma vie", raconte-t-elle. "On pensait qu’on avait gagné, en 82, en achetant les terres, jamais je n’aurais envisagé que l’on s’engageait dans une lutte de trente-quatre ans. Il faut transmettre cet esprit : nous prenons de l’âge et cela devient difficile pour moi de continuer à manifester le lundi", poursuit- elle. "On est là, ne t’inquiète pas", la rassure Atomi Akamoto. Yù Kimura, admirative, ajoute : "Vous êtes nos modèles, toi et les autres femmes de cette génération. Nous sommes toujours dans cette lutte, même si les tensions se sont relâchées aujourd’hui. L’exemple de nos aînées nous conduit à rester mobilisées afin que cette centrale ne soit jamais construite".
Le combat de ces femmes se transmet et se diffuse. Après la catastrophe de Fukushima, la réalisatrice japonaise Hitomi Kamanka tourne un documentaire sur la résistance de l’île, Comme l’abeille qui fait tourner la Terre. Son succès fait découvrir Iwaishima à l’échelle d’un Japon devenu massivement antinucléaire. Cette visibilité a transformé ce village d’irréductibles en lieu de pèlerinage des opposant.e.s à l’atome. Au lendemain de la manifestation, on aperçoit ainsi sur le port des élèves et leur instituteur, venu.e.s de la banlieue de Tokyo, soit à plus de 700 km de là, pour visiter l’île. D’autres ont dépassé la simple curiosité et transformé leur visite en installation à long terme. La lutte des femmes d’Iwaishima a attiré ainsi de nouveaux habitant.e.s, représentant un espoir pour ce territoire qui manque d’emplois et de perspectives économiques.
Dans la douceur boisée de son café écologique, Miki Hotta prépare le thé et les en-cas, pendant que Shiho Sato, la fille de la voisine, entonne une chanson en s’accompagnant à la guitare. La jeune femme guette le retour des bateaux par la lucarne qui donne sur le port. Il est midi et quelques pêcheurs passeront probablement se réchauffer près du poêle à bois autour d’une boisson chaude. Elle et son mari tiennent à soigner leur clientèle. "Ouvrir un café sur une île si peu peuplée tenait du défi financier et personnel", explique Miki Hotta, un peu rassurée par des débuts encourageants. Lors de la catastrophe de Fukushima, elle travaillait pour une grande marque de design. Le couple entend alors parler de la résistance héroïque des habitant.e.s de l’île. Fermement antinucléaires, ils quittent sans hésiter l’environnement ultra-urbain de Sapporo pour s’installer ici avec leurs deux enfants.
Pour Hiroko Sato, son mari et ses deux grandes filles, le déclic fut le même. Bien que résidant près de Tokyo, le couple est originaire de la région de Sendai, dévastée par le plus grand accident nucléaire de tous les temps. "Après Fukushima, beaucoup de gens parlaient d’Iwaishima. Quand j’ai vu le film de Hitomi Kamanaka, j’ai su tout de suite que c’était là qu’il fallait s’installer", explique Hiroko Sato en caressant son chat. "Je voulais vivre dans la nature. Nous sommes venus visiter l’île trois mois seulement après Fukushima. Dès que je suis arrivée, j’ai su que mon inspiration était la bonne. Ici c’est le Japon traditionnel. Il n’y a pas grand chose, pas beaucoup de travail, mais la solidarité est un modèle qui n’existe plus beaucoup ailleurs", explique-t-elle. Assistante maternelle de formation, elle travaille auprès des personnes âgées d’Iwaishima. "Je ne gagne pas beaucoup d’argent, mais nous cultivons nos légumes, mon mari pêche, et nous faisons du pain le dimanche ! Nous redoutions que l’ambiance soit un peu grave, que les stigmates de la bataille soient trop présents, mais non tout est léger, simple, positif. Le combat est devenu une habitude. Et visiblement ça préserve : les mamies d’ici ont une pêche d’enfer ! " s’extasie Hiroko Sato.
Depuis 2011, une à deux nouvelles familles s’installent chaque année sur l’île. Les irréductibles d’Iwaishima ont-elles gagné ?
Depuis l’accident de Fukushima, les dirigeants de CEPCO ne sont pas revenus prospecter sur l’île. Ailleurs au Japon, le redémarrage du nucléaire est pourtant en marche. Alors que la majorité des Japonais.e.s s’y opposent, deux centrales ont été remises en fonctionnement depuis 2015. Au moins pour un temps, Iwaishima devrait être épargnée : il semble en effet peu probable que la construction d’une nouvelle unité précède la réouverture des réacteurs existants. Mais le Premier ministre Shinzo Abe tient à ce projet de centrale dans sa région d’origine. La victoire des militantes n’est pas acquise. Mais elles sont bien décidées à rester mobilisées.
Et ces femmes ont d’ores et déjà accompli une prouesse : celle d’avoir redonné un avenir à leur île en explorant d’autres voies que celle du développement économique par l’atome. Grâce à leur lutte, la solidarité et la qualité de vie qu’elles ont su créer, Iwaishima s’est fait connaître et a su séduire une population nouvelle en quête de sens.
Fabrice Dimier
Article initialement paru dans Femmes Ici et ailleurs n°17, hiver 201
Masue Hayachi, la mémoire de l’île
"Je suis si vieille que je ne peux même pas vous dire mon âge. Mais rassurez-vous : en ce qui concerne mon île, j’ai de la mémoire ! Je pourrais écrire un livre ou vous en parler toute la nuit", plaisante cette agricultrice probablement octogénaire née à Iwaishima. Malgré le poids des ans, elle arpente encore les champs de néfliers toute la journée. "Même un incident mineur risque de tout contaminer : biwa, clémentine, daurades, riz... Qui achèterait les produits qui font vivre l’île dans ce cas là ? Les gens ne sont pas fous, et nous non plus, nous ne voulons pas être contaminé.e.s", s’emporte-t-elle. Elle se souvient des débuts de leur combat : "Vous savez, ici, on vit un peu renfermé.e.s. À l’époque, on ne savait même pas qu’il existait déjà autant de centrales au Japon. Nous n’avions pas de projet, nous défendions notre pré carré. Ensuite, nous avons élargi notre champ de vision en nous instruisant ensemble. Nous avons compris que l’État nous mentait".
Masue Hayachi a participé à la première manifestation. Elle a été de toutes les luttes, a souvent pris des risques. Sa plus grande peur ? C’était un mois avant la catastrophe de Fukushima, en février 2011. "La construction de la plateforme avait commencé dans la nuit. Tout le monde s’est réveillé à deux heures du matin. J’ai sauté dans un bateau. Nous avons passé deux jours en mer, dans l’épuisement et la frayeur. Il fallait bloquer à tout prix l’installation". Elle raconte alors les affrontements qui ont opposé 600 manifestant.e.s à 200 policier.ère.s, 250 gardes de sécurité et les responsables de CEPCO. "La peur et la lutte créent de vraies amitiés, des moments merveilleux. Nous nous sentons uni.e.s. Les causes communes rassemblent, c’est connu. Là, c’est notre terre que nous défendons : la peur n’est plus rien, elle est présente mais ne nous empêche pas d’avancer. Notre cause est utile et juste. Nous serons là jusqu’au bout, jusqu’à la tombe".
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