Avril 2003
Jusquau 11 septembre 2001, ce nétait quune centrale nucléaire un peu vétuste, tout près de New York. Aujourdhui, elle cristallise la peur et les hantises des Américains.
Le 11 septembre 2001 au petit matin, les terroristes aux commandes de deux Boeing détournés ont suivi dans un ciel sans nuages lHudson pour se diriger vers Manhattan. Trois minutes seulement avant de sécraser à pleine vitesse sur les tours du World Trade Center, ils survolaient sur la rive Est un immense bâtiment flanqué de trois dômes gris en béton caractéristiques, la centrale nucléaire dIndian Point.
Le plus grand nombre dincidents de toute lindustrie nucléaire du pays
Elle se trouve à peine à 40 kilomètres au nord de la ville de New York, dont elle fournit un tiers de lélectricité. Plus de 20 millions dhabitants vivent dans un rayon de 80 kilomètres. Elle est considérée comme la plus dangereuse des Etats-Unis. Lun des deux réacteurs actifs, Indian Point 2, a connu le plus grand nombre dincidents de toute lindustrie nucléaire du pays. Il y a un an, il était le seul parmi la centaine en service à recevoir une note rouge de la Commission de contrôle de lindustrie nucléaire (NRC). Lautorité fédérale évalue les risques de vert, le plus faible, à blanc, jaune et rouge, le plus élevé. Indian Point 2 est revenu aujourdhui à jaune, personne nest rassuré pour autant.
Une étude remise le 10 janvier au gouverneur de lEtat de New York juge les procédures dévacuation de la population en cas daccident ou dattentat « insuffisantes et inadaptées ». Selon de nombreux témoignages, les gardes de sécurité seraient incapables de faire face à une attaque.
Les structures de confinement en béton ne résisteraient pas à limpact dun avion. Les déchets sont entreposés dans des piscines qui ne sont pas protégées. Les élus locaux, les associations, les écologistes, les riverains se mobilisent pour obtenir la fermeture du site. Fait sans précédent, le comté de Westchester, où se trouve la centrale, se dit prêt à la racheter à son propriétaire privé, le groupe Entergy, pour la fermer. Il pourrait y consacrer trois fois son budget annuel, plus de 3 milliards de dollars.
Pour la NRC, il ny a aucune raison de salarmer. La centrale est sûre, les normes sont respectées. Mais la crédibilité de lagence fédérale nest plus très grande. Elle a mis six mois à reconnaître la nature et lampleur dune fuite survenue le 15 février 2000 à Indian Point 2. Ce jour-là, 75 000 litres deau radioactive se sont répandus dans lHudson. A 7 kilomètres en aval se trouve le réservoir Croton, la principale source dalimentation en eau de la ville de New York. »On nous a affirmé quil ne sagissait pas techniquement dune fuite car elle avait été contenue », se souvient Marilyn Elie de Citizens Awareness Network (le réseau des citoyens vigilants). Lassociation regroupe des centaines de personnes se trouvant dans le périmètre de 10 miles (16 kilomètres) autour dIndian Point, considéré comme le plus exposé. « La NRC na rien fait pour démentir un mensonge », ajoute-t-elle.
Un rapport interne et des documents publiés par la presse locale six mois plus tard ont révélé que de leau en contact avec le coeur du réacteur sest déversée à deux reprises dans le fleuve à la suite dune erreur humaine. Il régnait alors une véritable atmosphère de panique dans la centrale. Mais, selon la NRC, la santé publique na jamais été menacée. Le réacteur a tout de même été fermé près dun an. Et le niveau de qualification du personnel reste douteux. En décembre 2001, quatre des sept équipes du centre de contrôle ont échoué à leur examen annuel de qualification. La NRC évaluait en 1982 le nombre de victimes potentielles en cas daccident grave de lun des réacteurs à 46 000 morts et 141 000 blessés. Depuis vingt ans, la densité de population a beaucoup augmenté dans la région... Mais avant le 11 septembre 2001, Indian Point ne préoccupait presque personne. Seule une poignée décologistes sopposaient à la centrale, par habitude. La crainte dun attentat a tout changé. La pression et la mobilisation se font de plus en plus fortes pour fermer les réacteurs. Les scénarios catastrophe entretiennent la psychose.
« Une attaque réussie à Indian Point pourrait propager des radiations sur des centaines de kilomètres », estime Jan Beyea, physicien nucléaire membre du Conseil national de la recherche et de lAcadémie nationale des sciences. Il a évalué les risques pour le comté de Westchester et estime à une sur cinq la possibilité de réussite dune attaque. »Cest trop important pour être ignoré. Des milliers de kilomètres carrés seraient contaminés, les habitants ne pourraient plus revenir. Une fois évacués, ce serait pour de bon », ajoute-t-il.
Pour Gordon Thompson, directeur de lInstitut détudes sur les ressources et la sécurité de Cambridge (Massachusetts), « le plus grand danger nest pas un avion détourné sécrasant sur les bâtiments mais de simples terroristes armés de seaux et de tuyaux darrosage. (...) Provoquer une brèche et vider leau des piscines où sont stockés les déchets suffit à provoquer une catastrophe, dit-il avec un sourire. Même une perte partielle de liquide peut mettre le feu au combustible et répandre dans latmosphère des matières radioactives. Si une piscine se consume lentement, personne ne peut plus en approcher ».
Les gardes eux-mêmes ne sestiment pas capables de défendre le site
La sécurité autour de la centrale a été renforcée depuis un an et demi. De nouvelles clôtures électrifiées ont été installées autour du périmètre, des barrières en béton mises en place à lentrée principale, la surveillance vidéo améliorée, les membres du personnel de sécurité sont protégés dans des guérites à lépreuve des balles. Mais à en croire un rapport interne révélé par le New York Times du 8 décembre 2002, les gardes eux-mêmes ne sestiment pas capables de défendre le site. Keith G. Logan, ancien enquêteur de la NRC, a interrogé plus de 50 membres du personnel de sécurité dIndian Point 2.
Ils dénoncent « une atmosphère détestable », « les pressions pour ne pas faire état des incidents et des failles du système ». Les comptes rendus sont écrits sur des feuilles volantes. Le nombre de gardes na pas été augmenté depuis le 11 septembre 2001, ils travaillent seulement plus longtemps. Cinq à six permanences de douze heures daffilée par semaine prolongées souvent à seize heures. »La moitié des effectifs nest pas physiquement capable de faire face à une agression. Le système de détection des intrusions ne cesse de tomber en panne. Les clôtures électrifiées et les caméras de surveillance sont parfois rafistolées avec des bandes adhésives... »
Le constat de Foster Zeh, 44 ans, grand gaillard de plus de 1 m 90, est le même. Pendant six ans, cet ancien du FBI a été de temps à autre instructeur du personnel de sécurité dIndian Point 2. » Nimporte quel assaillant déterminé peut entrer, affirme-t-il. Les gardes sont fatigués, souvent en méforme, sous-entraînés, sous-payés, trop peu nombreux et démotivés. Leurs exercices sont totalement factices, ils savent à lavance où intercepter les agresseurs. Ils nont pas de pratique régulière des armes à feu. Ils utilisent des sifflets pour simuler des tirs et des pistolets en caoutchouc. » Au cours de tentatives dinfiltration lan dernier, Foster Zeh affirme avoir été capable à cinq reprises datteindre le bâtiment du réacteur et trois fois de poser des explosifs factices à côté des piscines de combustible sans être intercepté.
Entergy emploie ses propres gardes à Indian Point mieux formés et mieux payés et sous-traite la sécurité du réacteur numéro deux à Wackenhut, une société spécialisée dans la protection des sites sensibles. Considérée comme intouchable, elle travaille depuis des décennies pour des agences gouvernementales. Elle assure, entre autres, la sécurité de Cap Canaveral, des ambassades américaines, les pipelines de lAlaska... Son nom a été plusieurs fois cité dans des opérations militaires au Salvador dans les années 1980, où elle employait alors des centaines de personnes, et dans la vente déquipements de défense à des pays où la présence américaine se veut discrète.
Personne ne peut assumer un tel risque
« Nous ne cessons de clamer depuis des mois que la centrale nest pas suffisamment protégée et doit être fermée, il ny a pas dautre solution. Elle est dangereuse, la seule des Etats-Unis à se trouver dans une zone aussi peuplée. Personne ne peut assumer un tel risque », affirme Alex Matthiessen, le directeur de Riverkeeper (le gardien de la rivière), une association de protection de lenvironnement. Entergy nest évidemment pas daccord. La société plaide la bonne foi, affirme avoir fait de grands progrès. Elle se dit victime de lhéritage du passé et demande du temps. Entergy a acheté le réacteur 3 à la New York Power Authority en 2000 et le réacteur 2 à Consolidated Edison quelques jours seulement avant le 11 septembre 2001. Indian Point 1 est arrêté depuis plusieurs années. »A Indian Point 2, nous avons trouvé une situation vraiment très dégradée. Juste après lavoir repris, nous avons dressé une liste de 5 200 dysfonctionnements. Nous parons au plus pressé. Nous ne pouvons pas tout faire en même temps, mais le réacteur est sûr », affirme James Steets, porte-parole dEntergy.
Andrew Spano, le directeur démocrate du comté de Westchester, pense que la centrale est difficilement défendable. « Elle est trop dangereuse et constitue une cible trop tentante pour une zone aussi peuplée. »A défaut de pouvoir la faire fermer rapidement, il demande au moins que la sécurité soit assurée par le gouvernement fédéral. Il a reçu lappui de ses homologues des comtés de Rockland, Putnam et Orange qui se trouvent tous dans la fameuse zone de 10 miles autour dIndian Point. Hillary Clinton et Charles Schumer, sénateurs démocrates de New York, ont également réclamé lintervention de Washington, sans obtenir de réponse.
En fait, le sort dIndian Point pourrait bien se jouer à Albany, la capitale de lEtat de New York. George Pataki, le gouverneur républicain, sest soudain préoccupé de lexistence de la centrale avant sa réélection en novembre. Il a demandé un rapport urgent sur la sécurité de la population. Sa publication sest fait attendre : son auteur, James Lee Witt, ancien président de la Federal Emergency Management Agency (agence fédérale de gestion des situations durgence), avait fait « malencontreusement » appel à un bureau détudes ayant des liens avec Entergy. Sous la pression, M. Witt a changé de consultant. Son étude de 550 pages a été rendue publique le 10 janvier. Elle est accablante. »Les autorités sont incapables dassurer la protection des habitants contre une dose inacceptable de radiations. » Le document critique tous les aspects du plan durgence : les scénarios, les équipements, les moyens de communication, lévaluation des menaces, et même la définition des zones à risque.
Le plan stipule que les autorités disposeront dau moins huit heures pour faire évacuer les 298 000 personnes présentes dans un rayon de 10 miles. Pour y parvenir, il faudra que lannonce dun accident ou dune attaque soit tenue secrète plusieurs heures afin déviter la panique et le blocage des routes. Pendant ce laps de temps, la contamination par un nuage radioactif peut être très rapide. Les deux tiers des habitants de la zone de 10 miles autour dIndian Point ne connaissent pas aujourdhui les règles à suivre en cas dévacuation. Près dun sur deux na même pas le souvenir davoir reçu une copie des consignes à suivre. Enfin, il nest rien prévu au-delà de la limite de 10 miles. Ce serait le chaos, résume Alex Matthiessen. Mais, pour la NRC, il ny a toujours aucun problème. Au terme dun exercice organisé le 24 septembre 2002, elle jugeait le plan « adéquat » et la répétition « réussie ».
George Pataki sest engagé à décider de lavenir dIndian Point en fonction des conclusions du rapport. Il na pas lautorité pour fermer la centrale : seul le gouvernement fédéral peut le faire. Mais il est en revanche de sa responsabilité de gouverneur de certifier tous les ans le plan dévacuation. Sans cela, la centrale ne peut plus légalement fonctionner. Sans trop y croire, les partisans de sa fermeture espèrent beaucoup de cette astuce juridique. George Pataki dispose de quelques semaines pour prendre une décision.
Eric Leser Gordon Thompson
Institut détudes sur les ressources et la
sécurité de Cambridge (Massachusetts)
Article paru dans Le Monde du 31 janvier 2003