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Sortir du nucléaire n°21



Avril 2003

Etats-Unis

Indian-Point : la centrale de tous les dangers

Article paru dans la revue Sortir du nucléaire n°21 - Avril 2003

 Risque nucléaire
Article publié le : 1er avril 2003


Jusqu’au 11 septembre 2001, ce n’était qu’une centrale nucléaire un peu vétuste, tout près de New York. Aujourd’hui, elle cristallise la peur et les hantises des Américains.



Le 11 septembre 2001 au petit matin, les terroristes aux commandes de deux Boeing détournés ont suivi dans un ciel sans nuages l’Hudson pour se diriger vers Manhattan. Trois minutes seulement avant de s’écraser à pleine vitesse sur les tours du World Trade Center, ils survolaient sur la rive Est un immense bâtiment flanqué de trois dômes gris en béton caractéristiques, la centrale nucléaire d’Indian Point.

Le plus grand nombre d’incidents de toute l’industrie nucléaire du pays

Elle se trouve à peine à 40 kilomètres au nord de la ville de New York, dont elle fournit un tiers de l’électricité. Plus de 20 millions d’habitants vivent dans un rayon de 80 kilomètres. Elle est considérée comme la plus dangereuse des Etats-Unis. L’un des deux réacteurs actifs, Indian Point 2, a connu le plus grand nombre d’incidents de toute l’industrie nucléaire du pays. Il y a un an, il était le seul parmi la centaine en service à recevoir une note rouge de la Commission de contrôle de l’industrie nucléaire (NRC). L’autorité fédérale évalue les risques de vert, le plus faible, à blanc, jaune et rouge, le plus élevé. Indian Point 2 est revenu aujourd’hui à jaune, personne n’est rassuré pour autant.

Une étude remise le 10 janvier au gouverneur de l’Etat de New York juge les procédures d’évacuation de la population en cas d’accident ou d’attentat « insuffisantes et inadaptées ». Selon de nombreux témoignages, les gardes de sécurité seraient incapables de faire face à une attaque.

Les structures de confinement en béton ne résisteraient pas à l’impact d’un avion. Les déchets sont entreposés dans des piscines qui ne sont pas protégées. Les élus locaux, les associations, les écologistes, les riverains se mobilisent pour obtenir la fermeture du site. Fait sans précédent, le comté de Westchester, où se trouve la centrale, se dit prêt à la racheter à son propriétaire privé, le groupe Entergy, pour la fermer. Il pourrait y consacrer trois fois son budget annuel, plus de 3 milliards de dollars.

Pour la NRC, il n’y a aucune raison de s’alarmer. La centrale est sûre, les normes sont respectées. Mais la crédibilité de l’agence fédérale n’est plus très grande. Elle a mis six mois à reconnaître la nature et l’ampleur d’une fuite survenue le 15 février 2000 à Indian Point 2. Ce jour-là, 75 000 litres d’eau radioactive se sont répandus dans l’Hudson. A 7 kilomètres en aval se trouve le réservoir Croton, la principale source d’alimentation en eau de la ville de New York. »On nous a affirmé qu’il ne s’agissait pas techniquement d’une fuite car elle avait été contenue », se souvient Marilyn Elie de Citizens Awareness Network (le réseau des citoyens vigilants). L’association regroupe des centaines de personnes se trouvant dans le périmètre de 10 miles (16 kilomètres) autour d’Indian Point, considéré comme le plus exposé. « La NRC n’a rien fait pour démentir un mensonge », ajoute-t-elle.

Un rapport interne et des documents publiés par la presse locale six mois plus tard ont révélé que de l’eau en contact avec le coeur du réacteur s’est déversée à deux reprises dans le fleuve à la suite d’une erreur humaine. Il régnait alors une véritable atmosphère de panique dans la centrale. Mais, selon la NRC, la santé publique n’a jamais été menacée. Le réacteur a tout de même été fermé près d’un an. Et le niveau de qualification du personnel reste douteux. En décembre 2001, quatre des sept équipes du centre de contrôle ont échoué à leur examen annuel de qualification. La NRC évaluait en 1982 le nombre de victimes potentielles en cas d’accident grave de l’un des réacteurs à 46 000 morts et 141 000 blessés. Depuis vingt ans, la densité de population a beaucoup augmenté dans la région... Mais avant le 11 septembre 2001, Indian Point ne préoccupait presque personne. Seule une poignée d’écologistes s’opposaient à la centrale, par habitude. La crainte d’un attentat a tout changé. La pression et la mobilisation se font de plus en plus fortes pour fermer les réacteurs. Les scénarios catastrophe entretiennent la psychose.

« Une attaque réussie à Indian Point pourrait propager des radiations sur des centaines de kilomètres », estime Jan Beyea, physicien nucléaire membre du Conseil national de la recherche et de l’Académie nationale des sciences. Il a évalué les risques pour le comté de Westchester et estime à une sur cinq la possibilité de réussite d’une attaque. »C’est trop important pour être ignoré. Des milliers de kilomètres carrés seraient contaminés, les habitants ne pourraient plus revenir. Une fois évacués, ce serait pour de bon », ajoute-t-il.

Pour Gordon Thompson, directeur de l’Institut d’études sur les ressources et la sécurité de Cambridge (Massachusetts), « le plus grand danger n’est pas un avion détourné s’écrasant sur les bâtiments mais de simples terroristes armés de seaux et de tuyaux d’arrosage. (...) Provoquer une brèche et vider l’eau des piscines où sont stockés les déchets suffit à provoquer une catastrophe, dit-il avec un sourire. Même une perte partielle de liquide peut mettre le feu au combustible et répandre dans l’atmosphère des matières radioactives. Si une piscine se consume lentement, personne ne peut plus en approcher ».

Les gardes eux-mêmes ne s’estiment pas capables de défendre le site

La sécurité autour de la centrale a été renforcée depuis un an et demi. De nouvelles clôtures électrifiées ont été installées autour du périmètre, des barrières en béton mises en place à l’entrée principale, la surveillance vidéo améliorée, les membres du personnel de sécurité sont protégés dans des guérites à l’épreuve des balles. Mais à en croire un rapport interne révélé par le New York Times du 8 décembre 2002, les gardes eux-mêmes ne s’estiment pas capables de défendre le site. Keith G. Logan, ancien enquêteur de la NRC, a interrogé plus de 50 membres du personnel de sécurité d’Indian Point 2.

Ils dénoncent « une atmosphère détestable », « les pressions pour ne pas faire état des incidents et des failles du système ». Les comptes rendus sont écrits sur des feuilles volantes. Le nombre de gardes n’a pas été augmenté depuis le 11 septembre 2001, ils travaillent seulement plus longtemps. Cinq à six permanences de douze heures d’affilée par semaine prolongées souvent à seize heures. »La moitié des effectifs n’est pas physiquement capable de faire face à une agression. Le système de détection des intrusions ne cesse de tomber en panne. Les clôtures électrifiées et les caméras de surveillance sont parfois rafistolées avec des bandes adhésives... »

Le constat de Foster Zeh, 44 ans, grand gaillard de plus de 1 m 90, est le même. Pendant six ans, cet ancien du FBI a été de temps à autre instructeur du personnel de sécurité d’Indian Point 2. » N’importe quel assaillant déterminé peut entrer, affirme-t-il. Les gardes sont fatigués, souvent en méforme, sous-entraînés, sous-payés, trop peu nombreux et démotivés. Leurs exercices sont totalement factices, ils savent à l’avance où intercepter les agresseurs. Ils n’ont pas de pratique régulière des armes à feu. Ils utilisent des sifflets pour simuler des tirs et des pistolets en caoutchouc. » Au cours de tentatives d’infiltration l’an dernier, Foster Zeh affirme avoir été capable à cinq reprises d’atteindre le bâtiment du réacteur et trois fois de poser des explosifs factices à côté des piscines de combustible sans être intercepté.

Entergy emploie ses propres gardes à Indian Point mieux formés et mieux payés et sous-traite la sécurité du réacteur numéro deux à Wackenhut, une société spécialisée dans la protection des sites sensibles. Considérée comme intouchable, elle travaille depuis des décennies pour des agences gouvernementales. Elle assure, entre autres, la sécurité de Cap Canaveral, des ambassades américaines, les pipelines de l’Alaska... Son nom a été plusieurs fois cité dans des opérations militaires au Salvador dans les années 1980, où elle employait alors des centaines de personnes, et dans la vente d’équipements de défense à des pays où la présence américaine se veut discrète.

Personne ne peut assumer un tel risque

« Nous ne cessons de clamer depuis des mois que la centrale n’est pas suffisamment protégée et doit être fermée, il n’y a pas d’autre solution. Elle est dangereuse, la seule des Etats-Unis à se trouver dans une zone aussi peuplée. Personne ne peut assumer un tel risque », affirme Alex Matthiessen, le directeur de Riverkeeper (le gardien de la rivière), une association de protection de l’environnement. Entergy n’est évidemment pas d’accord. La société plaide la bonne foi, affirme avoir fait de grands progrès. Elle se dit victime de l’héritage du passé et demande du temps. Entergy a acheté le réacteur 3 à la New York Power Authority en 2000 et le réacteur 2 à Consolidated Edison quelques jours seulement avant le 11 septembre 2001. Indian Point 1 est arrêté depuis plusieurs années. »A Indian Point 2, nous avons trouvé une situation vraiment très dégradée. Juste après l’avoir repris, nous avons dressé une liste de 5 200 dysfonctionnements. Nous parons au plus pressé. Nous ne pouvons pas tout faire en même temps, mais le réacteur est sûr », affirme James Steets, porte-parole d’Entergy.

Andrew Spano, le directeur démocrate du comté de Westchester, pense que la centrale est difficilement défendable. « Elle est trop dangereuse et constitue une cible trop tentante pour une zone aussi peuplée. »A défaut de pouvoir la faire fermer rapidement, il demande au moins que la sécurité soit assurée par le gouvernement fédéral. Il a reçu l’appui de ses homologues des comtés de Rockland, Putnam et Orange qui se trouvent tous dans la fameuse zone de 10 miles autour d’Indian Point. Hillary Clinton et Charles Schumer, sénateurs démocrates de New York, ont également réclamé l’intervention de Washington, sans obtenir de réponse.

En fait, le sort d’Indian Point pourrait bien se jouer à Albany, la capitale de l’Etat de New York. George Pataki, le gouverneur républicain, s’est soudain préoccupé de l’existence de la centrale avant sa réélection en novembre. Il a demandé un rapport urgent sur la sécurité de la population. Sa publication s’est fait attendre : son auteur, James Lee Witt, ancien président de la Federal Emergency Management Agency (agence fédérale de gestion des situations d’urgence), avait fait « malencontreusement » appel à un bureau d’études ayant des liens avec Entergy. Sous la pression, M. Witt a changé de consultant. Son étude de 550 pages a été rendue publique le 10 janvier. Elle est accablante. »Les autorités sont incapables d’assurer la protection des habitants contre une dose inacceptable de radiations. » Le document critique tous les aspects du plan d’urgence : les scénarios, les équipements, les moyens de communication, l’évaluation des menaces, et même la définition des zones à risque.

Le plan stipule que les autorités disposeront d’au moins huit heures pour faire évacuer les 298 000 personnes présentes dans un rayon de 10 miles. Pour y parvenir, il faudra que l’annonce d’un accident ou d’une attaque soit tenue secrète plusieurs heures afin d’éviter la panique et le blocage des routes. Pendant ce laps de temps, la contamination par un nuage radioactif peut être très rapide. Les deux tiers des habitants de la zone de 10 miles autour d’Indian Point ne connaissent pas aujourd’hui les règles à suivre en cas d’évacuation. Près d’un sur deux n’a même pas le souvenir d’avoir reçu une copie des consignes à suivre. Enfin, il n’est rien prévu au-delà de la limite de 10 miles. “Ce serait le chaos”, résume Alex Matthiessen. Mais, pour la NRC, il n’y a toujours aucun problème. Au terme d’un exercice organisé le 24 septembre 2002, elle jugeait le plan « adéquat » et la répétition « réussie ».

George Pataki s’est engagé à décider de l’avenir d’Indian Point en fonction des conclusions du rapport. Il n’a pas l’autorité pour fermer la centrale : seul le gouvernement fédéral peut le faire. Mais il est en revanche de sa responsabilité de gouverneur de certifier tous les ans le plan d’évacuation. Sans cela, la centrale ne peut plus légalement fonctionner. Sans trop y croire, les partisans de sa fermeture espèrent beaucoup de cette astuce juridique. George Pataki dispose de quelques semaines pour prendre une décision.

Eric Leser Gordon Thompson

Institut d’études sur les ressources et la

sécurité de Cambridge (Massachusetts)

Article paru dans Le Monde du 31 janvier 2003

Le 11 septembre 2001 au petit matin, les terroristes aux commandes de deux Boeing détournés ont suivi dans un ciel sans nuages l’Hudson pour se diriger vers Manhattan. Trois minutes seulement avant de s’écraser à pleine vitesse sur les tours du World Trade Center, ils survolaient sur la rive Est un immense bâtiment flanqué de trois dômes gris en béton caractéristiques, la centrale nucléaire d’Indian Point.

Le plus grand nombre d’incidents de toute l’industrie nucléaire du pays

Elle se trouve à peine à 40 kilomètres au nord de la ville de New York, dont elle fournit un tiers de l’électricité. Plus de 20 millions d’habitants vivent dans un rayon de 80 kilomètres. Elle est considérée comme la plus dangereuse des Etats-Unis. L’un des deux réacteurs actifs, Indian Point 2, a connu le plus grand nombre d’incidents de toute l’industrie nucléaire du pays. Il y a un an, il était le seul parmi la centaine en service à recevoir une note rouge de la Commission de contrôle de l’industrie nucléaire (NRC). L’autorité fédérale évalue les risques de vert, le plus faible, à blanc, jaune et rouge, le plus élevé. Indian Point 2 est revenu aujourd’hui à jaune, personne n’est rassuré pour autant.

Une étude remise le 10 janvier au gouverneur de l’Etat de New York juge les procédures d’évacuation de la population en cas d’accident ou d’attentat « insuffisantes et inadaptées ». Selon de nombreux témoignages, les gardes de sécurité seraient incapables de faire face à une attaque.

Les structures de confinement en béton ne résisteraient pas à l’impact d’un avion. Les déchets sont entreposés dans des piscines qui ne sont pas protégées. Les élus locaux, les associations, les écologistes, les riverains se mobilisent pour obtenir la fermeture du site. Fait sans précédent, le comté de Westchester, où se trouve la centrale, se dit prêt à la racheter à son propriétaire privé, le groupe Entergy, pour la fermer. Il pourrait y consacrer trois fois son budget annuel, plus de 3 milliards de dollars.

Pour la NRC, il n’y a aucune raison de s’alarmer. La centrale est sûre, les normes sont respectées. Mais la crédibilité de l’agence fédérale n’est plus très grande. Elle a mis six mois à reconnaître la nature et l’ampleur d’une fuite survenue le 15 février 2000 à Indian Point 2. Ce jour-là, 75 000 litres d’eau radioactive se sont répandus dans l’Hudson. A 7 kilomètres en aval se trouve le réservoir Croton, la principale source d’alimentation en eau de la ville de New York. »On nous a affirmé qu’il ne s’agissait pas techniquement d’une fuite car elle avait été contenue », se souvient Marilyn Elie de Citizens Awareness Network (le réseau des citoyens vigilants). L’association regroupe des centaines de personnes se trouvant dans le périmètre de 10 miles (16 kilomètres) autour d’Indian Point, considéré comme le plus exposé. « La NRC n’a rien fait pour démentir un mensonge », ajoute-t-elle.

Un rapport interne et des documents publiés par la presse locale six mois plus tard ont révélé que de l’eau en contact avec le coeur du réacteur s’est déversée à deux reprises dans le fleuve à la suite d’une erreur humaine. Il régnait alors une véritable atmosphère de panique dans la centrale. Mais, selon la NRC, la santé publique n’a jamais été menacée. Le réacteur a tout de même été fermé près d’un an. Et le niveau de qualification du personnel reste douteux. En décembre 2001, quatre des sept équipes du centre de contrôle ont échoué à leur examen annuel de qualification. La NRC évaluait en 1982 le nombre de victimes potentielles en cas d’accident grave de l’un des réacteurs à 46 000 morts et 141 000 blessés. Depuis vingt ans, la densité de population a beaucoup augmenté dans la région... Mais avant le 11 septembre 2001, Indian Point ne préoccupait presque personne. Seule une poignée d’écologistes s’opposaient à la centrale, par habitude. La crainte d’un attentat a tout changé. La pression et la mobilisation se font de plus en plus fortes pour fermer les réacteurs. Les scénarios catastrophe entretiennent la psychose.

« Une attaque réussie à Indian Point pourrait propager des radiations sur des centaines de kilomètres », estime Jan Beyea, physicien nucléaire membre du Conseil national de la recherche et de l’Académie nationale des sciences. Il a évalué les risques pour le comté de Westchester et estime à une sur cinq la possibilité de réussite d’une attaque. »C’est trop important pour être ignoré. Des milliers de kilomètres carrés seraient contaminés, les habitants ne pourraient plus revenir. Une fois évacués, ce serait pour de bon », ajoute-t-il.

Pour Gordon Thompson, directeur de l’Institut d’études sur les ressources et la sécurité de Cambridge (Massachusetts), « le plus grand danger n’est pas un avion détourné s’écrasant sur les bâtiments mais de simples terroristes armés de seaux et de tuyaux d’arrosage. (...) Provoquer une brèche et vider l’eau des piscines où sont stockés les déchets suffit à provoquer une catastrophe, dit-il avec un sourire. Même une perte partielle de liquide peut mettre le feu au combustible et répandre dans l’atmosphère des matières radioactives. Si une piscine se consume lentement, personne ne peut plus en approcher ».

Les gardes eux-mêmes ne s’estiment pas capables de défendre le site

La sécurité autour de la centrale a été renforcée depuis un an et demi. De nouvelles clôtures électrifiées ont été installées autour du périmètre, des barrières en béton mises en place à l’entrée principale, la surveillance vidéo améliorée, les membres du personnel de sécurité sont protégés dans des guérites à l’épreuve des balles. Mais à en croire un rapport interne révélé par le New York Times du 8 décembre 2002, les gardes eux-mêmes ne s’estiment pas capables de défendre le site. Keith G. Logan, ancien enquêteur de la NRC, a interrogé plus de 50 membres du personnel de sécurité d’Indian Point 2.

Ils dénoncent « une atmosphère détestable », « les pressions pour ne pas faire état des incidents et des failles du système ». Les comptes rendus sont écrits sur des feuilles volantes. Le nombre de gardes n’a pas été augmenté depuis le 11 septembre 2001, ils travaillent seulement plus longtemps. Cinq à six permanences de douze heures d’affilée par semaine prolongées souvent à seize heures. »La moitié des effectifs n’est pas physiquement capable de faire face à une agression. Le système de détection des intrusions ne cesse de tomber en panne. Les clôtures électrifiées et les caméras de surveillance sont parfois rafistolées avec des bandes adhésives... »

Le constat de Foster Zeh, 44 ans, grand gaillard de plus de 1 m 90, est le même. Pendant six ans, cet ancien du FBI a été de temps à autre instructeur du personnel de sécurité d’Indian Point 2. » N’importe quel assaillant déterminé peut entrer, affirme-t-il. Les gardes sont fatigués, souvent en méforme, sous-entraînés, sous-payés, trop peu nombreux et démotivés. Leurs exercices sont totalement factices, ils savent à l’avance où intercepter les agresseurs. Ils n’ont pas de pratique régulière des armes à feu. Ils utilisent des sifflets pour simuler des tirs et des pistolets en caoutchouc. » Au cours de tentatives d’infiltration l’an dernier, Foster Zeh affirme avoir été capable à cinq reprises d’atteindre le bâtiment du réacteur et trois fois de poser des explosifs factices à côté des piscines de combustible sans être intercepté.

Entergy emploie ses propres gardes à Indian Point mieux formés et mieux payés et sous-traite la sécurité du réacteur numéro deux à Wackenhut, une société spécialisée dans la protection des sites sensibles. Considérée comme intouchable, elle travaille depuis des décennies pour des agences gouvernementales. Elle assure, entre autres, la sécurité de Cap Canaveral, des ambassades américaines, les pipelines de l’Alaska... Son nom a été plusieurs fois cité dans des opérations militaires au Salvador dans les années 1980, où elle employait alors des centaines de personnes, et dans la vente d’équipements de défense à des pays où la présence américaine se veut discrète.

Personne ne peut assumer un tel risque

« Nous ne cessons de clamer depuis des mois que la centrale n’est pas suffisamment protégée et doit être fermée, il n’y a pas d’autre solution. Elle est dangereuse, la seule des Etats-Unis à se trouver dans une zone aussi peuplée. Personne ne peut assumer un tel risque », affirme Alex Matthiessen, le directeur de Riverkeeper (le gardien de la rivière), une association de protection de l’environnement. Entergy n’est évidemment pas d’accord. La société plaide la bonne foi, affirme avoir fait de grands progrès. Elle se dit victime de l’héritage du passé et demande du temps. Entergy a acheté le réacteur 3 à la New York Power Authority en 2000 et le réacteur 2 à Consolidated Edison quelques jours seulement avant le 11 septembre 2001. Indian Point 1 est arrêté depuis plusieurs années. »A Indian Point 2, nous avons trouvé une situation vraiment très dégradée. Juste après l’avoir repris, nous avons dressé une liste de 5 200 dysfonctionnements. Nous parons au plus pressé. Nous ne pouvons pas tout faire en même temps, mais le réacteur est sûr », affirme James Steets, porte-parole d’Entergy.

Andrew Spano, le directeur démocrate du comté de Westchester, pense que la centrale est difficilement défendable. « Elle est trop dangereuse et constitue une cible trop tentante pour une zone aussi peuplée. »A défaut de pouvoir la faire fermer rapidement, il demande au moins que la sécurité soit assurée par le gouvernement fédéral. Il a reçu l’appui de ses homologues des comtés de Rockland, Putnam et Orange qui se trouvent tous dans la fameuse zone de 10 miles autour d’Indian Point. Hillary Clinton et Charles Schumer, sénateurs démocrates de New York, ont également réclamé l’intervention de Washington, sans obtenir de réponse.

En fait, le sort d’Indian Point pourrait bien se jouer à Albany, la capitale de l’Etat de New York. George Pataki, le gouverneur républicain, s’est soudain préoccupé de l’existence de la centrale avant sa réélection en novembre. Il a demandé un rapport urgent sur la sécurité de la population. Sa publication s’est fait attendre : son auteur, James Lee Witt, ancien président de la Federal Emergency Management Agency (agence fédérale de gestion des situations d’urgence), avait fait « malencontreusement » appel à un bureau d’études ayant des liens avec Entergy. Sous la pression, M. Witt a changé de consultant. Son étude de 550 pages a été rendue publique le 10 janvier. Elle est accablante. »Les autorités sont incapables d’assurer la protection des habitants contre une dose inacceptable de radiations. » Le document critique tous les aspects du plan d’urgence : les scénarios, les équipements, les moyens de communication, l’évaluation des menaces, et même la définition des zones à risque.

Le plan stipule que les autorités disposeront d’au moins huit heures pour faire évacuer les 298 000 personnes présentes dans un rayon de 10 miles. Pour y parvenir, il faudra que l’annonce d’un accident ou d’une attaque soit tenue secrète plusieurs heures afin d’éviter la panique et le blocage des routes. Pendant ce laps de temps, la contamination par un nuage radioactif peut être très rapide. Les deux tiers des habitants de la zone de 10 miles autour d’Indian Point ne connaissent pas aujourd’hui les règles à suivre en cas d’évacuation. Près d’un sur deux n’a même pas le souvenir d’avoir reçu une copie des consignes à suivre. Enfin, il n’est rien prévu au-delà de la limite de 10 miles. “Ce serait le chaos”, résume Alex Matthiessen. Mais, pour la NRC, il n’y a toujours aucun problème. Au terme d’un exercice organisé le 24 septembre 2002, elle jugeait le plan « adéquat » et la répétition « réussie ».

George Pataki s’est engagé à décider de l’avenir d’Indian Point en fonction des conclusions du rapport. Il n’a pas l’autorité pour fermer la centrale : seul le gouvernement fédéral peut le faire. Mais il est en revanche de sa responsabilité de gouverneur de certifier tous les ans le plan d’évacuation. Sans cela, la centrale ne peut plus légalement fonctionner. Sans trop y croire, les partisans de sa fermeture espèrent beaucoup de cette astuce juridique. George Pataki dispose de quelques semaines pour prendre une décision.

Eric Leser Gordon Thompson

Institut d’études sur les ressources et la

sécurité de Cambridge (Massachusetts)

Article paru dans Le Monde du 31 janvier 2003



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