Publié le 18 mars 2024
Après 17 années de chantier et 3 semaines avant l’échéance légale, l’EPR de Flamanville (Normandie) n’est toujours pas autorisé à démarrer et l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) n’a toujours pas ouvert de consultation sur cette autorisation. Alors, l’EPR de Flamanville, démarrera ou démarrera pas ?
L’EPR de Flamanville, dont le chantier a commencé en 2007, devait être construit et mis en service en 5 ans. Le budget initial était de 3,4 milliards. Le décret qui a autorisé sa création prévoyait large : 10 ans pour charger le combustible et lancer la première réaction nucléaire en chaîne dans la cuve du réacteur. Une marge qui pouvait sembler plus que suffisante, le double du délai de construction prévu par EDF ! Mais de problèmes en malfaçons, les retards et les surcoûts se sont accumulés. En 2020, la Cour des comptes publie un rapport très sévère sur la filière EPR et évalue le coût du chantier normand à 19,1 milliards. Cette année-là, EDF demande un second report pour la mise en service (un premier ayant été demandé en 2017 [1]), qui sera fixée au 10 avril 2024.
Trois semaines avant cette échéance, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) n’a toujours pas autorisé le réacteur à démarrer et n’a pas ouvert de consultation sur cette autorisation, procédure pourtant obligatoire et qu’on imagine mal se faire en moins de 15 jours. Alors, l’EPR de Flamanville, démarrera ou démarrera pas ?
On n’aura jamais vu un chantier cumulant autant de problèmes : génie civil (béton mal coulé, ferraillage de mauvaise qualité), fabrication des pièces (soupapes, pressuriseur, cuve et son couvercle, entre autres), assemblage (erreurs de montage, défauts très sérieux sur des soudures), jusqu’à la conception même des composants et des systèmes du réacteur nucléaire (phénomènes de vibrations trop importantes, endommagement du combustible, contrôle-commande, etc. [2] ). Non seulement le projet d’EDF n’était pas mûr du point de vue industriel lorsqu’il l’a lancé en 2007, mais les compétences de l’exploitant lui ont cruellement fait défaut ensuite pour redresser la barre. Les 3 réacteurs du même type en service (à Taishan au Japon et à Olkiluoto en Finlande) ont d’ailleurs de gros problèmes de fonctionnement.
Devant la difficulté, voire l’impossibilité de remplir les cahiers des charges, de faire comme il avait été annoncé, certaines entreprises auxquelles EDF et Framatome avaient confié des activités ont fraudé. Elles ont changé des données dans les dossiers de fabrication pour que les pièces soient validées malgré des défauts dans le métal (comme ce fut le cas pour la cuve et son couvercle), ont certifié que tel soudeur avait les formations requises, que tel contrôle avait bien été effectué alors que ce n’était pas le cas. Des pratiques qui ne sont pas propres au chantier de l’EPR, mais monnaie courante dans l’industrie nucléaire [3]. Comme l’a rappelé l’ASN en début d’année : pas moins de 43 cas de contrefaçons, falsifications et suspicions de fraude ont été recensés, et 10 affaires au total ont été portées en justice, dont 3 en 2023. Ces fraudes et falsifications concernent toute la filière : les réacteurs en fonctionnement comme ceux en construction tel que celui de Flamanville. Selon le média Reporterre, au moins un des 3 cas portés devant les tribunaux en 2023 concerne un fournisseur du chantier normand. Mais secret de l’instruction oblige, on n’en saura pas plus.
Pendant ce temps, EDF met les bouchées doubles pour être prêt à charger son réacteur de combustible nucléaire avant le 10 avril 2024. En janvier dernier, l’ASN estimait cette opération, synonyme de mise en service, possible mais très tendue. Le reste-à-faire est en effet colossal. Les inspecteurs de l’Autorité de sûreté nucléaire, à chacune de leur visite sur le chantier, n’ont eu de cesse de le constater : plans raturés et surchargés qui rendent difficile la localisation des matériels et des soudures [4] , grand nombre de documents à mettre à jour, volume important d’essais à réaliser sur des matériels, nombre significatif d’alarmes en salle des commandes à traiter, système de protection contre les incendies inachevé [5] … Une visite mi-février a soulevé des suspicions sur la conformité de certains équipements, notamment sur une douzaine de soupapes situées au cœur du réacteur qui ont dû être réparées [6]. Framatome, fabricant et donc responsable, n’a pas surveillé les contrôles réalisés par EDF censés garantir que l’ensemble de la chaudière nucléaire était conforme. Les inspecteurs se questionnent sérieusement sur la qualité de ces contrôles et se demandent même s’ils ont effectivement été réalisés. Un mois et demi avant la mise en service, la conformité de la chaudière du réacteur pose encore question et les suspicions de fraudes et de falsifications reviennent sur le devant de la scène.
Nous sommes le 18 mars 2024. À 3 semaines de la date fixée pour charger la cuve de l’EPR de Flamanville et y lancer pour la première fois une réaction nucléaire, on ne sait toujours pas si le réacteur démarrera. Il est fort possible que EDF ait déjà demandé un nouveau report de la date buttoir, sans l’annoncer officiellement. Après avoir affirmé que son réacteur était prêt, que tout était parfaitement maîtrisé, réparé et réglé, l’industriel ne peut pas ainsi publiquement se désavouer. Peut-être que son salut – et le nôtre – viendra de l’Autorité de sûreté nucléaire. Le plus solide des indices d’un nouveau retard est le fait que l’ASN tarde tant à consulter le public sur l’autorisation de mise en service. Manifestement, le réacteur EPR, après 17 ans de chantier, n’est toujours pas prêt.
Un nouveau report nécessiterait le changement du couvercle de la cuve. Pour mémoire, le couvercle initial, mal fabriqué, doit être remplacé. L’ASN avait bien précisé qu’en cas de nouveau retard du démarrage, EDF devrait envisager d’attendre que le nouveau couvercle de cuve soit prêt pour faire démarrer son EPR
[7]
, histoire de ne pas créer un déchet nucléaire supplémentaire, compliqué et coûteux à traiter, pour seulement quelques semaines de fonctionnement.
Un nouveau report du démarrage de l’EPR posera de nouveaux problèmes à EDF, qui devra refaire encore de nouveaux tests, essais et qualifications, relancer des procédures d’autorisations, etc. On comprend que l’industriel, empêtré depuis près de 20 ans dans ce chantier, veuille s’en débarrasser.
Si une autorisation de démarrage est finalement délivrée d’ici au 10 avril, ce sera dans la précipitation, alors que tout n’est pas réglé. Ce sera le signe que les enjeux politiques, la nécessité de donner une bonne image de l’industrie nucléaire au moment de la relance de la filière, auront pris le pas sur le bon sens et le principe de précaution.
Depuis toujours, et plus que jamais, le Réseau "Sortir du nucléaire" est et restera opposé à la mise en service de l’EPR de Flamanville !
[3] Voir par exemple le cas du métallurgiste Aubert et Duval, fournisseur de pièces destinées à l’industrie nucléaire (pièces de pompes, équipements sous pression etc.) : au sein de cette entreprise des consignes étaient en vigueur. Elles visaient à modifier des résultats des fiches de fabrication et des essais en laboratoires afin de les rendre administrativement conformes aux exigences techniques attendues. Source : https://www.asn.fr/l-asn-informe/actualites/irregularites-detectees-chez-le-metallurgiste-aubert-et-duval
[4] Inspection Visite complète initiale du 6 février 2024
[5] Inspection Préparation à la mise en service des 1er et 2 février 2024
[6] Inspection Contrôle de la fabrication des équipements sous pression nucléaires du 12 au 14 février 2024
[7] « dans le cas où le projet subirait à nouveau un retard important, l’exploitant devra réexaminer la possibilité de remplacer le couvercle avant la mise en service du réacteur » Source : https://www.asn.fr/l-asn-informe/actualites/l-asn-autorise-l-utilisation-du-couvercle-de-la-cuve-du-reacteur-epr