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Sortir du nucléaire n°56



Hiver 2012-2013

Nucléaire militaire

Paul Quilès : la dissuasion nucléaire est un mensonge

Paul Quilès est l’une des trop rares personnalités françaises qui se sont engagées en faveur du désarmement nucléaire. Il a été responsable national du Parti socialiste chargé des questions militaires, ministre de la Défense et président de la commission de la défense de l’Assemblée nationale. Sa remise en cause du "consensus nucléaire" n’en a que plus de poids et d’importance.

Nucléaire militaire

Pour reprendre l’excellent titre de votre dernier ouvrage, depuis quand estimez-vous que le nucléaire est un mensonge français ?

Paul Quilès : Ce que j’appelle "un mensonge français" est en fait un mensonge par omission. Le nucléaire a toujours été entouré de mystère et d’une volonté affirmée de garder secret nombre d’informations et d’éléments de nature tant technique que politique et stratégique. Au début de "l’ère nucléaire", il s’agissait de discrétion, car on considérait que la maîtrise des techniques et la possession de l’arme faisaient partie de secrets militaires, qu’il ne fallait pas divulguer.

À l’évidence, le monde d’aujourd’hui n’est plus celui de la Guerre froide, avant 1989. Et pourtant, la question de l’armement nucléaire et de son utilité est toujours peu abordée, sauf dans des milieux assez fermés. Pour la majorité des Français, le sujet semble très loin de leurs préoccupations quotidiennes et les incertitudes générées par la crise économique les inquiètent beaucoup plus.

Mais chacun voit bien que le monde a changé et que les menaces ne sont plus de même nature. Malgré cela, le discours officiel, largement relayé par les prescripteurs d’opinion, fait toujours appel aux mêmes formules lénifiantes, assez fortes pour ne pas nécessiter de démonstration. Elles forment la base d’un discours officiel qui postule qu’il existe un "consensus"… en réalité un consensus par défaut, puisque le débat public n’a pas encore eu lieu !

Comment expliquez-vous que François Hollande ait exclu la dissuasion nucléaire du champ des travaux de la commission chargée du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale ?

P. Q. : Il faut se souvenir que l’engagement éventuel de l’arme nucléaire est devenu, depuis le décret du 14 janvier 1964, une prérogative absolue du Président de la République. Il y aurait beaucoup à dire sur la survivance de cette décision du général de Gaulle et sur l’influence qu’elle exerce sur le monde politique… En tout cas, François Hollande, qui a affirmé que "la dissuasion nucléaire demeure encore aujourd’hui la garantie fondamentale de notre sécurité", doit considérer qu’il n’y a pas lieu par conséquent de débattre de la pertinence de l’arme nucléaire.

Il s’appuie aussi probablement sur le prétendu consensus dont ferait l’objet cette doctrine, qui se nourrit, il faut bien le constater, d’affirmations dont le caractère approximatif apparaît dès que l’on engage véritablement le débat. On affirme par exemple que l’arme nucléaire serait notre "assurance vie", qu’elle ne coûterait pas cher et que, grâce à sa capacité dissuasive, elle resterait une "arme de non emploi". On nous dit aussi que "l’arme nucléaire a permis la paix pendant 60 ans", qu’elle "assure l’indépendance de la France" et que, grâce à elle, notre pays "peut maintenir son statut de grande puissance et se faire entendre dans le monde".

Toutes ces affirmations sont contestables. Pour ne prendre ici qu’un exemple, l’argument du "statut", qui fait référence (à tort) à la présence de la France parmi les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, ne tient pas. Cette réminiscence d’une posture gaullienne ne résiste pas à un examen sérieux de l’Histoire et de la réalité du monde d’aujourd’hui. De plus, comment ne pas souligner la contradiction qui consiste à la fois à dénoncer la prolifération nucléaire et à mettre en avant l’argument du "statut" que donnerait la possession de la bombe ! Cette attitude peut pousser des pays, désireux de faire eux aussi entendre leur voix, au niveau régional par exemple, à acquérir un tel armement.

Lors du dernier congrès du PS à Toulouse, vous avez présenté une motion en faveur du désarmement nucléaire. Quel accueil a-t-elle reçu et quelles avancées a-t-elle permises ?

P. Q.  : C’est précisément pour dénoncer les idées reçues concernant la pertinence de la dissuasion que j’ai pris l’initiative de déposer une "contribution" lors de la préparation de ce congrès (1). Elle a été signée par une centaine de militants, dont notamment Michel Rocard et Jean Gatel. J’ai également souhaité intervenir sur ce sujet pendant le Congrès. Bien que ne disposant que de quelques minutes, j’ai pu exprimer ma conviction que, dans le monde complexe et menaçant de ce début de XXIe siècle, la recherche de la sécurité ne passe pas par le surarmement et que la dissuasion nucléaire est une illusion, coûteuse et dangereuse.

Comment parvenir au désarmement nucléaire et quelle contribution la France devrait-elle apporter ?

P. Q. : Le désarmement a déjà commencé avant la chute du Mur, même s’il s’agissait alors plutôt d’une sorte de rééquilibrage. La question de fond est bien de savoir si les armes nucléaires sont un héritage du passé à conserver ou un vestige d’un autre monde, qui doit disparaître.

Il est évident qu’un processus multilatéral s’impose. Pour cela, tous les États, nucléaires ou non, doivent être associés aux négociations de désarmement nucléaire, sur une base d’égalité et de non-discrimination. Les conférences d’examen du TNP peuvent de ce point de vue permettre des progrès considérables. C’est en effet dans ce cadre que les États dotés de l’arme nucléaire doivent rendre compte de leurs efforts de désarmement en application de l’article VI du Traité.

Deux autres enceintes multilatérales sont essentielles pour le désarmement : l’une dédiée au TICE (Traité d’interdiction complète des essais nucléaires) et l’autre au lancement des négociations pour un Traité Cut-off (Traité d’arrêt de la production de matières fissiles à des fins militaires). Pour que des progrès soient sensibles, il faut que s’instaure la confiance, qui implique elle-même la transparence, notamment entre Américains et Russes, qui détiennent 95% des arsenaux. Il n’y aura cependant de progrès décisif dans le désarmement nucléaire que si des mécanismes de vérification adéquats sont mis en place. C’est un défi considérable du point de vue technique, militaire et politique, que d’aller au-delà de la vérification des vecteurs, pour passer à celle des têtes, de leur démantèlement et de leur stationnement, et à la vérification des matières fissiles. Mais, au vu des résultats obtenus dans le domaine du désarmement chimique, l’objectif paraît réaliste, à condition d’y consacrer la volonté politique nécessaire.

S’agissant de la France, elle pourrait contribuer au désarmement nucléaire de plusieurs façons. Par exemple :
 en examinant la possibilité de souscrire à un engagement de non usage en premier de l’arme nucléaire ;
 en améliorant la transparence des arsenaux existants ;
 en acceptant des contraintes négociées sur le niveau et la nature des armements nucléaires qu’elle détient ;
 en se prononçant en faveur d’une négociation américano-russe sur l’élimination des armes nucléaires tactiques en Europe.

Plus fondamentalement, elle pourrait :

 reconnaître expressément que l’arme nucléaire a perdu la fonction fondamentale qu’elle exerçait pendant la Guerre froide, dès lors que l’Europe n’est plus exposée à une menace d’agression massive.
 redéfinir par conséquent le rôle de l’arme nucléaire dans la stratégie de sécurité nationale ;
 accepter explicitement la perspective d’un monde libre d’armes nucléaires, à la double condition que soit mis en œuvre un processus vérifié et ordonné de réduction, jusqu’à leur élimination, des arsenaux nucléaires existants détenus par toutes les puissances nucléaires et que soit renforcé le régime de non prolifération, de manière à empêcher toute apparition d’un nouvel État nucléaire.

L’ensemble de ces mesures constituerait pour la France un acte fondateur, qui lui permettrait de mettre en cohérence ses actes et sa volonté affirmée de contribuer à la réduction des tensions et des désordres du monde du XXIe siècle.

Propos recueillis par Patrice Bouveret

Notes :

1 : https://paul.quiles.over-blog.com/ article-contribution-au-congres-de-toulouse-108385850.html

Pour reprendre l’excellent titre de votre dernier ouvrage, depuis quand estimez-vous que le nucléaire est un mensonge français ?

Paul Quilès : Ce que j’appelle "un mensonge français" est en fait un mensonge par omission. Le nucléaire a toujours été entouré de mystère et d’une volonté affirmée de garder secret nombre d’informations et d’éléments de nature tant technique que politique et stratégique. Au début de "l’ère nucléaire", il s’agissait de discrétion, car on considérait que la maîtrise des techniques et la possession de l’arme faisaient partie de secrets militaires, qu’il ne fallait pas divulguer.

À l’évidence, le monde d’aujourd’hui n’est plus celui de la Guerre froide, avant 1989. Et pourtant, la question de l’armement nucléaire et de son utilité est toujours peu abordée, sauf dans des milieux assez fermés. Pour la majorité des Français, le sujet semble très loin de leurs préoccupations quotidiennes et les incertitudes générées par la crise économique les inquiètent beaucoup plus.

Mais chacun voit bien que le monde a changé et que les menaces ne sont plus de même nature. Malgré cela, le discours officiel, largement relayé par les prescripteurs d’opinion, fait toujours appel aux mêmes formules lénifiantes, assez fortes pour ne pas nécessiter de démonstration. Elles forment la base d’un discours officiel qui postule qu’il existe un "consensus"… en réalité un consensus par défaut, puisque le débat public n’a pas encore eu lieu !

Comment expliquez-vous que François Hollande ait exclu la dissuasion nucléaire du champ des travaux de la commission chargée du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale ?

P. Q. : Il faut se souvenir que l’engagement éventuel de l’arme nucléaire est devenu, depuis le décret du 14 janvier 1964, une prérogative absolue du Président de la République. Il y aurait beaucoup à dire sur la survivance de cette décision du général de Gaulle et sur l’influence qu’elle exerce sur le monde politique… En tout cas, François Hollande, qui a affirmé que "la dissuasion nucléaire demeure encore aujourd’hui la garantie fondamentale de notre sécurité", doit considérer qu’il n’y a pas lieu par conséquent de débattre de la pertinence de l’arme nucléaire.

Il s’appuie aussi probablement sur le prétendu consensus dont ferait l’objet cette doctrine, qui se nourrit, il faut bien le constater, d’affirmations dont le caractère approximatif apparaît dès que l’on engage véritablement le débat. On affirme par exemple que l’arme nucléaire serait notre "assurance vie", qu’elle ne coûterait pas cher et que, grâce à sa capacité dissuasive, elle resterait une "arme de non emploi". On nous dit aussi que "l’arme nucléaire a permis la paix pendant 60 ans", qu’elle "assure l’indépendance de la France" et que, grâce à elle, notre pays "peut maintenir son statut de grande puissance et se faire entendre dans le monde".

Toutes ces affirmations sont contestables. Pour ne prendre ici qu’un exemple, l’argument du "statut", qui fait référence (à tort) à la présence de la France parmi les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, ne tient pas. Cette réminiscence d’une posture gaullienne ne résiste pas à un examen sérieux de l’Histoire et de la réalité du monde d’aujourd’hui. De plus, comment ne pas souligner la contradiction qui consiste à la fois à dénoncer la prolifération nucléaire et à mettre en avant l’argument du "statut" que donnerait la possession de la bombe ! Cette attitude peut pousser des pays, désireux de faire eux aussi entendre leur voix, au niveau régional par exemple, à acquérir un tel armement.

Lors du dernier congrès du PS à Toulouse, vous avez présenté une motion en faveur du désarmement nucléaire. Quel accueil a-t-elle reçu et quelles avancées a-t-elle permises ?

P. Q.  : C’est précisément pour dénoncer les idées reçues concernant la pertinence de la dissuasion que j’ai pris l’initiative de déposer une "contribution" lors de la préparation de ce congrès (1). Elle a été signée par une centaine de militants, dont notamment Michel Rocard et Jean Gatel. J’ai également souhaité intervenir sur ce sujet pendant le Congrès. Bien que ne disposant que de quelques minutes, j’ai pu exprimer ma conviction que, dans le monde complexe et menaçant de ce début de XXIe siècle, la recherche de la sécurité ne passe pas par le surarmement et que la dissuasion nucléaire est une illusion, coûteuse et dangereuse.

Comment parvenir au désarmement nucléaire et quelle contribution la France devrait-elle apporter ?

P. Q. : Le désarmement a déjà commencé avant la chute du Mur, même s’il s’agissait alors plutôt d’une sorte de rééquilibrage. La question de fond est bien de savoir si les armes nucléaires sont un héritage du passé à conserver ou un vestige d’un autre monde, qui doit disparaître.

Il est évident qu’un processus multilatéral s’impose. Pour cela, tous les États, nucléaires ou non, doivent être associés aux négociations de désarmement nucléaire, sur une base d’égalité et de non-discrimination. Les conférences d’examen du TNP peuvent de ce point de vue permettre des progrès considérables. C’est en effet dans ce cadre que les États dotés de l’arme nucléaire doivent rendre compte de leurs efforts de désarmement en application de l’article VI du Traité.

Deux autres enceintes multilatérales sont essentielles pour le désarmement : l’une dédiée au TICE (Traité d’interdiction complète des essais nucléaires) et l’autre au lancement des négociations pour un Traité Cut-off (Traité d’arrêt de la production de matières fissiles à des fins militaires). Pour que des progrès soient sensibles, il faut que s’instaure la confiance, qui implique elle-même la transparence, notamment entre Américains et Russes, qui détiennent 95% des arsenaux. Il n’y aura cependant de progrès décisif dans le désarmement nucléaire que si des mécanismes de vérification adéquats sont mis en place. C’est un défi considérable du point de vue technique, militaire et politique, que d’aller au-delà de la vérification des vecteurs, pour passer à celle des têtes, de leur démantèlement et de leur stationnement, et à la vérification des matières fissiles. Mais, au vu des résultats obtenus dans le domaine du désarmement chimique, l’objectif paraît réaliste, à condition d’y consacrer la volonté politique nécessaire.

S’agissant de la France, elle pourrait contribuer au désarmement nucléaire de plusieurs façons. Par exemple :
 en examinant la possibilité de souscrire à un engagement de non usage en premier de l’arme nucléaire ;
 en améliorant la transparence des arsenaux existants ;
 en acceptant des contraintes négociées sur le niveau et la nature des armements nucléaires qu’elle détient ;
 en se prononçant en faveur d’une négociation américano-russe sur l’élimination des armes nucléaires tactiques en Europe.

Plus fondamentalement, elle pourrait :

 reconnaître expressément que l’arme nucléaire a perdu la fonction fondamentale qu’elle exerçait pendant la Guerre froide, dès lors que l’Europe n’est plus exposée à une menace d’agression massive.
 redéfinir par conséquent le rôle de l’arme nucléaire dans la stratégie de sécurité nationale ;
 accepter explicitement la perspective d’un monde libre d’armes nucléaires, à la double condition que soit mis en œuvre un processus vérifié et ordonné de réduction, jusqu’à leur élimination, des arsenaux nucléaires existants détenus par toutes les puissances nucléaires et que soit renforcé le régime de non prolifération, de manière à empêcher toute apparition d’un nouvel État nucléaire.

L’ensemble de ces mesures constituerait pour la France un acte fondateur, qui lui permettrait de mettre en cohérence ses actes et sa volonté affirmée de contribuer à la réduction des tensions et des désordres du monde du XXIe siècle.

Propos recueillis par Patrice Bouveret

Notes :

1 : https://paul.quiles.over-blog.com/ article-contribution-au-congres-de-toulouse-108385850.html



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