Avril 2003
Les preuves existent désormais que la corruption de grande ampleur et les négligences coupables qui sévissent dans la plupart des centrales nucléaires indiennes pourraient conduire à une catastrophe mille fois plus grave que celle de Bhopal où une fuite de gaz toxiques a coûté la vie à des milliers de personnes il y a quinze ans.
Cest ce quaffirme Sampathkumar N. M. Iyangar, spécialiste de la mise au point et de la fabrication industrielle de précision de composants sophistiqués destinés à lindustrie nucléaire et à laérospatiale. Celui-ci déclare, « Notre équipe a découvert par hasard des anomalies accablantes concernant des centrales nucléaires en construction. Elles peuvent avoir pour conséquence une catastrophe infiniment plus grave que celle de Bhopal. Cette catastrophe annoncée, si lon continue à se taire, peut condamner des générations à souffrir de maladies terribles ».
Et il ajoute, dans une interview spéciale accordée par courrier électronique au South Asia Tribune : « Malgré cela, les pouvoirs en place ne pensent quà couvrir le favoritisme, la négligence, labsence de respect des procédures et la corruption. Nous navons pas voulu nous rendre complices de cette fraude en occultant ces fautes dont les conséquences peuvent être désastreuses. Nous navons pas non plus voulu prendre part à des actes irresponsables de prolifération destinés à détourner lattention du public de lincompétence des responsables du nucléaire et des risques graves auxquels le public se trouve confronté du fait des manquements à la sûreté. »
Des responsables scientifiques orgueilleux et puissants
Monsieur Iyangar, qui fournissait jadis aux centrales nucléaires indiennes des composants de haute précision, a dû cesser son activité il y a quelques années pour avoir sans relâche dénoncé le risque daccident dans un certain nombre de centrales nucléaires. « Cest pour cette raison que nous nous sommes mis à dos des responsables scientifiques orgueilleux et puissants, et nous avons été soumis à des tracasseries sans fin. »
Au cours de ces deux dernières années, lInde a ordonné la fermeture dun second réacteur pour des raisons de sûreté, et ce malgré la perspective préoccupante que le pays natteindrait pas lobjectif de production de 20 000 Mégawatts nucléaires quil sétait fixé pour 2020. Lautorité de sûreté (AERB = Atomic Energy Regulatory Board) a ordonné la mise à larrêt de lun des deux réacteurs de la centrale atomique du Rajasthan (RAPS-1) qui se trouve à Rawatbhatta, à louest de létat du Rajasthan. Sa construction remonte à plus de trente ans. Le secrétaire de lAERB, K. S. Parthasarathy a déclaré que « la centrale ne pourrait être autorisée à redémarrer que si les responsables entreprenaient un programme de remise aux normes de sûreté complet, ce qui pourrait prendre plus de 18 mois ».
Pour les responsables de lindustrie nucléaire indienne, le discours dIyangar ne fait que traduire les frustrations dun industriel privé de débouchés, mais les preuves quil détient et les dossiers quil a constitués après avoir quitté lindustrie et sêtre consacré à suivre de près les problèmes de sûreté nucléaire, sont impressionnants car ils mettent en évidence à la fois lexistence de problèmes graves dans le programme nucléaire indien et le fait que la corruption est un facteur qui empêche dy remédier.
Les faits quil a réunis montrent que :
- Le Safe Energy Communication Council (SECC) , une coalition dorganismes dédiés à la protection de lenvironnement basée à Washington, a établi il y a quelques années, un dossier montrant que lInde exploite « quelques-unes des centrales nucléaires les moins efficaces et les plus susceptibles davoir des accidents ».
- Le 20 février 2001, le président de lautorité de sûreté indienne (lAERB), S.P. Sukhatme, a même mis publiquement les dirigeants de lindustrie nucléaire indienne (NPCIL = Nuclear Power Corporation of India) en demeure de remédier aux rejets excessifs de tritium des centrales nucléaires indiennes qui sont trois fois supérieures aux limites autorisées.
Toujours daprès le président de lAERB, les doses collectives reçues par le personnel atteignent des niveaux records à la centrale de Kakrapara, près de Surat dans le Gujarat. Des fuites excessives deau de refroidissement fortement contaminée en tritium devraient être considérées comme le signe avant-coureur dun accident qui ne demande quà se produire. Une fuite importante pourrait très vite être suivie par la rupture dun tube de force, ce qui conduirait à une catastrophe.
- Le 26 mars 1999, lors dune inspection pendant le fonctionnement du réacteur (ISI), il sest produit une énorme fuite de 6 tonnes deau radioactive sur lunité numéro 2 de la centrale de Madras. Les responsables lont simplement qualifiée dincident « mineur ».
- Des erreurs de conception et de fabrication des bouchons obturateurs qui obturent les deux extrémités des 306 tubes de réfrigérant dans le caisson ont transformé les réacteurs en bombes à retardement. De la même façon, les embouts et les supports coulissants qui maintiennent les tubes à lintérieur du caisson comportent les mêmes risques.
- Incroyable mais vrai, les fuites deau contaminée ont été pratiquement prévues lors de la conception sur les bouchons obturateurs et les embouts des 12 réacteurs à eau lourde pressurisés de construction indienne.
- Les deux réacteurs à eau bouillante (BWR) de Tarapur, qui fonctionnent à luranium enrichi, continuent dêtre exploités bien au-delà de leur durée de vie prévue. Un risque dexplosion dhydrogène nest pas exclu. Dautre part, il a été nécessaire darrêter prématurément les réacteurs PHWR, avant quils aient accompli un tiers de leur durée de vie initialement prévue, et ce uniquement pour des problèmes de métallurgie.
- Quelques mois après larrêt de la coopération technique entre lInde et le Canada dans le domaine nucléaire, de graves incidents concernant des ruptures de tubes de force se sont produits sur les réacteurs à eau lourde pressurisés du même type que ceux de Bruce et de Pickering au Canada. Ces incidents ont été attribués à la nature du matériau de fabrication des tubes et à une de ses caractéristiques nommée « creep ». (gonflement irrégulier sous irradiation).
- Jusque là, 7 500 gaines en fer chromé ont été utilisées sans problème depuis 1982, sur lunité 2 de Madras, et les deux unités de Narora et de Kakrapara. Ce même matériau est aussi utilisé sur quatre unités en cours de construction à Kaiga et au Rajasthan. Pourtant, à la suite daccidents davions mettant en cause des structures traitées par galvanoplastie dans les années 1980, cette pratique fut interdite pour des applications critiques. Mais pas en Inde.
- Sous prétexte daméliorations, les soi-disant « experts » du Ministère de lEnergie atomique (Department of Atomic Energy = DAE) se sont livrés à un bricolage superficiel des bouchons obturateurs des canaux de refroidissement. Les véritables bénéficiaires de ces « améliorations » ne furent pas les composants du réacteur mais les ingénieurs corrompus du NPCIL et un lot de fournisseurs malléables qui se trouvent être dans leurs petits papiers. Une véritable fraude a permis dassurer un monopole à ces fournisseurs en permettant de modifier à volonté les plans de composants critiques de réacteurs pour y introduire des contraintes fantaisistes, indéchiffrables voire irréalistes.
- Des milliers de pièces vendues par ces fournisseurs ont été vérifiées par des ingénieurs complaisants responsables de lAssurance qualité pour la NPCIL et elles ont été reconnues conformes à ces plans. Il ne faut pas sétonner que les bouchons ne préviennent pas les fuites deau contaminée et que le personnel de la centrale soit exposé à des doses trois fois supérieures à la norme !
- Il y a eu des exemples de gaines chromées qui ont présenté des défauts avant même dêtre montées. Et pourtant, les dirigeants de la NPCIL ont choisi de les installer à des emplacements critiques des réacteurs.
- Lincompétence et le favoritisme ont encouragé le trucage des données sur la qualité des matières premières. Par exemple, à la place de lacier très pur répondant aux spécifications (AISI A2) requises pour des composants critiques, les fournisseurs favorisés par les patrons du ministère de lEnergie atomique ont pu utiliser des aciers bon marché contenant des taux dimpuretés inacceptables. Lorsque ces irrégularités et ces économies qui mettent en danger la sûreté des réacteurs ont été portées à lattention des responsables de lassurance-qualité et de la sûreté, leur réaction a été de blanchir les responsables plutôt que de remédier aux problèmes.
- Dans un communiqué dexplication paru le 31 janvier 1997 en réponse à un article de journal intitulé : « Chronique dune catastrophe annoncée », le directeur général, G. R. Srinivasan déclare sans vergogne : « Des marges derreurs infinitésimales ont été par le passé accordées à tous les fournisseurs. »
- En 1996, lautorité de sûreté (AERB) a reçu pour mission denquêter sur les irrégularités concernant les composants du cur des réacteurs. Bien que les experts aient conclu à un risque de défaillance prématurée des composants dun réacteur en cours de fonctionnement, lAERB a jugé que les problèmes portés à son attention « ne constituaient pas un problème grave de sûreté ». Bien quon lui ait fait remarquer quaucun défaut de qualité concernant un des composants du cur dun réacteur nucléaire ne puisse être considéré comme anodin, lAERB a campé sur sa position en disant quelle ne souhaitait pas entreprendre une vérification.
- Avec une autorité de sûreté « complaisante » qui se fait complice de ses responsables corrompus et incompétents, le NPCIL continue de commettre les mêmes erreurs alors quelle est actuellement en train de sapprovisionner en composants destinés à la réhabilitation du réacteur défaillant de la centrale de Madras.
- Si corruption et incompétence continuent dêtre la règle et si les bureaucrates du sacro-saint establishment nucléaire sont autorisés à prendre des risques inacceptables, lInde pourrait bien se retrouver avec un « little man » ou un « fat boy » (noms des bombes atomiques lâchées sur le Japon).
Extrait d’un article traduit du South-Asia Tribune du 10 au 16 février 2003.
Un grand merci à Jeanne-Marie Granger pour la traduction.