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Sortir du nucléaire n°41



Février 2009

Analyse

Le nucléaire, une irresponsabilité environnementale ?

La fuite d’effluents contaminés à l’uranium survenue le 8 juillet 2008 sur le site de la Socatri-Areva au Tricastin (Drôme) a conduit la société Areva à limoger le directeur-
général de sa filiale, la Socatri, et à verser une indemnisation aux agriculteurs lésés. Cette affaire renvoie à la responsabilité environnementale et au principe “pollueur-payeur” en matière d’industrie nucléaire

Lobby nucléaire Nucléaire et économie

L’été et automne 2008 auront été riches en événements radioactifs. Des événements à la fois graves et ordinaires, qui s’inscrivent dans la “banalité du mal” qu’évoquait la philosophe Hannah Arendt, sorte de fatalité de la société du risque, dont l’opinion ne sait quelle gravité réelle leur attribuer.

Quelque 900 incidents "mineurs" sont recensés chaque année dans le nucléaire en France, témoignant, selon les experts, du bon contrôle de la filière, mais révélateurs, selon les écologistes, de la dangerosité de cette énergie. Cette série noire du nucléaire survient alors que la loi sur la responsabilité environnementale a été adoptée le 22 juillet 2008. Si celle-ci a inscrit dans le droit français la notion de préjudice écologique, elle n’a pas pris en charge le risque nucléaire. En effet, du fait des risques particuliers inhérents à l’industrie nucléaire et de leur caractère transfrontalier, la responsabilité civile des opérateurs ne relève pas du droit commun.

Un régime exorbitant du droit commun

En Europe, les exploitants d’installations nucléaires, publics ou privés, civils ou militaires, sont couverts par la Convention de Paris du 29 juillet 1960, la Convention complémentaire de Bruxelles du 31 janvier 1963, le Protocole du 16 novembre 1982, puis celui de février 2004 modifiant cette Convention. Ces textes prévoient que la réparation des dommages causés par un accident nucléaire sera effectuée sur fonds publics, dans le cas où les dommages excéderaient le montant couvert par l’assurance ou la garantie financière de l’exploitant. Mais cette “réparation” est elle-même limitée.

En France, la transposition en droit interne de ces conventions s’est effectuée au travers des lois du 30 octobre 1968 et du 11 mai 1990 qui reposent sur le principe de la responsabilité objective de l’exploitant et de lui seul en cas d’accident nucléaire, mais limitent pour le moment cette responsabilité à 90 millions d’euros par accident, les coûts supplémentaires étant supportés par l’Etat dans la limite de 380 millions d’euros. La garantie financière sera portée à 700 millions d’euros dès l’application du Protocole de 2004, qui dépend maintenant de la ratification de l’ensemble des pays signataires.

Ces garanties publiques ne s’appliquent en fait qu’à des accidents nucléaires de niveau inférieur ou égal à 5 sur l’échelle de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) qui s’élève jusqu’au niveau 7. La catastrophe de Tchernobyl fut de niveau 7, tandis que l’accident de Three Mile Island (Etats-Unis, 1979) fut de niveau 5, comme celui de Windscale (Grande-Bretagne, 1957), et celui de Saint-Laurent-des-eaux (France, 1980) de niveau 4. Même les riches Etats-Unis ne couvrent pas les accidents de niveau 6 et 7.

Ce qui veut dire que les immenses conséquences de tels accidents seraient supportées par les victimes. La possibilité et la réalité historique à Tchernobyl d’accidents de niveaux 6 et 7 devrait être reconnue et prise en charge par l’industrie nucléaire. Une "écotaxe" assurancielle pourrait s’appliquer pour tous les niveaux d’accidents nucléaires, mais elle n’existe pas.

En cas d’accident nucléaire, le contribuable paiera !

Une proposition équitable d’internalisation des coûts du risque nucléaire majeur a été formulée par deux économistes allemands. Elle consiste à appliquer le principe “pollueur-payeur” en prélevant une taxe d’un centime d’euro par kWh produit par chaque réacteur dans le monde. En l’an 2000, la production nucléaire primaire d’électricité des 440 réacteurs du monde fut de 2586 TWh (2586 x 109 kWh). Le fonds ainsi constitué par les sommes recueillies auprès des opérateurs nucléaires serait donc abondé à hauteur de plus de 25 milliards d’euros par an. En vingt ans, le montant de ce fonds serait d’un ordre de grandeur suffisant pour indemniser les victimes et couvrir les autres coûts d’un accident nucléaire majeur.

Aux Etats-Unis, au milieu des années cinquante, alors que le nucléaire civil commençait à intéresser quelques investisseurs privés aux Etats-Unis, se posa la question de la responsabilité des opérateurs en cas d’accidents. Les compagnies d’assurances refusant de couvrir un risque difficilement chiffrable, le sénateur Clinton Anderson et le député Melvin Price proposèrent au Congrès, dès 1957, une loi de court terme (10 ans) destinée à aider le développement du nucléaire civil naissant en apportant la garantie de l’Etat fédéral en cas d’accident.

Plus précisément, cette loi plafonnait la responsabilité de l’industrie nucléaire à 560 millions de dollars et limitait la couverture des compagnies d’assurances privées à 100 millions de dollars par réacteur. Plusieurs fois prorogé, l’actuel Price-Anderson Act rehausse ces plafonds à 9,1 milliards de dollars et 200 millions de dollars respectivement. Le coût de la catastrophe de Tchernobyl a été estimé à 360 milliards de dollars pour les seuls pays de Russie, Ukraine et Biélorussie. Le coût d’un accident nucléaire majeur aux Etats-Unis est évalué entre 500 et 600 milliards de dollars selon la situation géographique du réacteur qui serait en cause.

Compte tenu du plafond de 9,1 milliards de dollars, on peut dire que l’industrie nucléaire américaine n’est responsable que de 2% des coûts potentiels d’un accident majeur dû à son activité ! Les autres 98% seraient payés par le contribuable, via le Trésor fédéral. Autant dire qu’on est loin du principe “pollueur-payeur” de la Conférence de Rio (1992). Une étude a estimé que le Price-Anderson Act est l’équivalent d’une subvention publique annuelle de 3,4 milliards de dollars de frais d’assurances évités à l’industrie nucléaire américaine.

Le 22 juillet dernier a été transposée en droit français, avec un an de retard, la directive (2004/35 du 21 avril 2004) sur la responsabilité environnementale en ce qui concerne la prévention et la réparation des dommages environnementaux. C’est la première réglementation européenne strictement fondée sur le principe “pollueur/payeur”. Lors du débat parlementaire, le député Yves Cochet (Verts) a proposé la création d’un fonds d’indemnisation des victimes, provisionné par les entreprises elles-mêmes, plutôt que par le contribuable.

La question du délai de prescription suite au fait générateur d’un dommage environnemental a également été posée. Sa durée, fixée à 30 ans, s’avère insuffisante pour se tourner vers les industriels responsables de dommages, tels que la persistance de la radioactivité, ou l’incidence des PCB dans le Rhône, qui perdure plusieurs décennies après leur interdiction. Enfin, le député s’est étonné que le nucléaire fasse partie des activités exemptées de responsabilités environnementales : la loi doit s’appliquer aux dommages éventuels environnementaux et de santé humaine que pourraient causer les centrales nucléaires.

Qu’il s’agisse de l’indemnisation des victimes, de la remise en état de l’environnement après un accident nucléaire, ou de la durée de la responsabilité d’un industriel tel que le groupe Areva après un dommage en France, ce qui frappe, c’est la disproportion entre les financements prévus par les Conventions européennes et les coûts réels, qui incombent à la collectivité. Les dommages nucléaires sont toujours explicitement exclus des polices d’assurance, ce qui implique que les dossiers d’indemnisation ne seront pas gérés par les assureurs habituels des victimes, mais par un dispositif spécifique.

Quant aux maladies présumées ayant pour cause l’accident nucléaire, elles sont définies par décret. Les niveaux d’indemnisations sont également fixés par décret. L’interlocuteur en cas d’accident grave n’est pas clairement désigné. Il reste à instaurer un guichet unique afin que les victimes puissent identifier un seul référent pour l’indemnisation. Et surtout, à élaborer des dispositifs de gestion de situation post-accidentelle, non pas tant “pour” la société, qu’ “avec” elle.

Agnès SINAI

Actu-Environnement.com

Sources :

Michael Kelly et Johannes Welcker, "Risk Cover for Nuclear Power Stations", https://www.uni-saarland.de/fak1/fr12/welcker/Nuclear_Risk.html

J.A. Durbin et G.S. Rothwell, "Subsidies to Nuclear Power Through
Price Anderson Liability Limit", Contemporary Policy Issues, Vol. VII

L’été et automne 2008 auront été riches en événements radioactifs. Des événements à la fois graves et ordinaires, qui s’inscrivent dans la “banalité du mal” qu’évoquait la philosophe Hannah Arendt, sorte de fatalité de la société du risque, dont l’opinion ne sait quelle gravité réelle leur attribuer.

Quelque 900 incidents "mineurs" sont recensés chaque année dans le nucléaire en France, témoignant, selon les experts, du bon contrôle de la filière, mais révélateurs, selon les écologistes, de la dangerosité de cette énergie. Cette série noire du nucléaire survient alors que la loi sur la responsabilité environnementale a été adoptée le 22 juillet 2008. Si celle-ci a inscrit dans le droit français la notion de préjudice écologique, elle n’a pas pris en charge le risque nucléaire. En effet, du fait des risques particuliers inhérents à l’industrie nucléaire et de leur caractère transfrontalier, la responsabilité civile des opérateurs ne relève pas du droit commun.

Un régime exorbitant du droit commun

En Europe, les exploitants d’installations nucléaires, publics ou privés, civils ou militaires, sont couverts par la Convention de Paris du 29 juillet 1960, la Convention complémentaire de Bruxelles du 31 janvier 1963, le Protocole du 16 novembre 1982, puis celui de février 2004 modifiant cette Convention. Ces textes prévoient que la réparation des dommages causés par un accident nucléaire sera effectuée sur fonds publics, dans le cas où les dommages excéderaient le montant couvert par l’assurance ou la garantie financière de l’exploitant. Mais cette “réparation” est elle-même limitée.

En France, la transposition en droit interne de ces conventions s’est effectuée au travers des lois du 30 octobre 1968 et du 11 mai 1990 qui reposent sur le principe de la responsabilité objective de l’exploitant et de lui seul en cas d’accident nucléaire, mais limitent pour le moment cette responsabilité à 90 millions d’euros par accident, les coûts supplémentaires étant supportés par l’Etat dans la limite de 380 millions d’euros. La garantie financière sera portée à 700 millions d’euros dès l’application du Protocole de 2004, qui dépend maintenant de la ratification de l’ensemble des pays signataires.

Ces garanties publiques ne s’appliquent en fait qu’à des accidents nucléaires de niveau inférieur ou égal à 5 sur l’échelle de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) qui s’élève jusqu’au niveau 7. La catastrophe de Tchernobyl fut de niveau 7, tandis que l’accident de Three Mile Island (Etats-Unis, 1979) fut de niveau 5, comme celui de Windscale (Grande-Bretagne, 1957), et celui de Saint-Laurent-des-eaux (France, 1980) de niveau 4. Même les riches Etats-Unis ne couvrent pas les accidents de niveau 6 et 7.

Ce qui veut dire que les immenses conséquences de tels accidents seraient supportées par les victimes. La possibilité et la réalité historique à Tchernobyl d’accidents de niveaux 6 et 7 devrait être reconnue et prise en charge par l’industrie nucléaire. Une "écotaxe" assurancielle pourrait s’appliquer pour tous les niveaux d’accidents nucléaires, mais elle n’existe pas.

En cas d’accident nucléaire, le contribuable paiera !

Une proposition équitable d’internalisation des coûts du risque nucléaire majeur a été formulée par deux économistes allemands. Elle consiste à appliquer le principe “pollueur-payeur” en prélevant une taxe d’un centime d’euro par kWh produit par chaque réacteur dans le monde. En l’an 2000, la production nucléaire primaire d’électricité des 440 réacteurs du monde fut de 2586 TWh (2586 x 109 kWh). Le fonds ainsi constitué par les sommes recueillies auprès des opérateurs nucléaires serait donc abondé à hauteur de plus de 25 milliards d’euros par an. En vingt ans, le montant de ce fonds serait d’un ordre de grandeur suffisant pour indemniser les victimes et couvrir les autres coûts d’un accident nucléaire majeur.

Aux Etats-Unis, au milieu des années cinquante, alors que le nucléaire civil commençait à intéresser quelques investisseurs privés aux Etats-Unis, se posa la question de la responsabilité des opérateurs en cas d’accidents. Les compagnies d’assurances refusant de couvrir un risque difficilement chiffrable, le sénateur Clinton Anderson et le député Melvin Price proposèrent au Congrès, dès 1957, une loi de court terme (10 ans) destinée à aider le développement du nucléaire civil naissant en apportant la garantie de l’Etat fédéral en cas d’accident.

Plus précisément, cette loi plafonnait la responsabilité de l’industrie nucléaire à 560 millions de dollars et limitait la couverture des compagnies d’assurances privées à 100 millions de dollars par réacteur. Plusieurs fois prorogé, l’actuel Price-Anderson Act rehausse ces plafonds à 9,1 milliards de dollars et 200 millions de dollars respectivement. Le coût de la catastrophe de Tchernobyl a été estimé à 360 milliards de dollars pour les seuls pays de Russie, Ukraine et Biélorussie. Le coût d’un accident nucléaire majeur aux Etats-Unis est évalué entre 500 et 600 milliards de dollars selon la situation géographique du réacteur qui serait en cause.

Compte tenu du plafond de 9,1 milliards de dollars, on peut dire que l’industrie nucléaire américaine n’est responsable que de 2% des coûts potentiels d’un accident majeur dû à son activité ! Les autres 98% seraient payés par le contribuable, via le Trésor fédéral. Autant dire qu’on est loin du principe “pollueur-payeur” de la Conférence de Rio (1992). Une étude a estimé que le Price-Anderson Act est l’équivalent d’une subvention publique annuelle de 3,4 milliards de dollars de frais d’assurances évités à l’industrie nucléaire américaine.

Le 22 juillet dernier a été transposée en droit français, avec un an de retard, la directive (2004/35 du 21 avril 2004) sur la responsabilité environnementale en ce qui concerne la prévention et la réparation des dommages environnementaux. C’est la première réglementation européenne strictement fondée sur le principe “pollueur/payeur”. Lors du débat parlementaire, le député Yves Cochet (Verts) a proposé la création d’un fonds d’indemnisation des victimes, provisionné par les entreprises elles-mêmes, plutôt que par le contribuable.

La question du délai de prescription suite au fait générateur d’un dommage environnemental a également été posée. Sa durée, fixée à 30 ans, s’avère insuffisante pour se tourner vers les industriels responsables de dommages, tels que la persistance de la radioactivité, ou l’incidence des PCB dans le Rhône, qui perdure plusieurs décennies après leur interdiction. Enfin, le député s’est étonné que le nucléaire fasse partie des activités exemptées de responsabilités environnementales : la loi doit s’appliquer aux dommages éventuels environnementaux et de santé humaine que pourraient causer les centrales nucléaires.

Qu’il s’agisse de l’indemnisation des victimes, de la remise en état de l’environnement après un accident nucléaire, ou de la durée de la responsabilité d’un industriel tel que le groupe Areva après un dommage en France, ce qui frappe, c’est la disproportion entre les financements prévus par les Conventions européennes et les coûts réels, qui incombent à la collectivité. Les dommages nucléaires sont toujours explicitement exclus des polices d’assurance, ce qui implique que les dossiers d’indemnisation ne seront pas gérés par les assureurs habituels des victimes, mais par un dispositif spécifique.

Quant aux maladies présumées ayant pour cause l’accident nucléaire, elles sont définies par décret. Les niveaux d’indemnisations sont également fixés par décret. L’interlocuteur en cas d’accident grave n’est pas clairement désigné. Il reste à instaurer un guichet unique afin que les victimes puissent identifier un seul référent pour l’indemnisation. Et surtout, à élaborer des dispositifs de gestion de situation post-accidentelle, non pas tant “pour” la société, qu’ “avec” elle.

Agnès SINAI

Actu-Environnement.com

Sources :

Michael Kelly et Johannes Welcker, "Risk Cover for Nuclear Power Stations", https://www.uni-saarland.de/fak1/fr12/welcker/Nuclear_Risk.html

J.A. Durbin et G.S. Rothwell, "Subsidies to Nuclear Power Through
Price Anderson Liability Limit", Contemporary Policy Issues, Vol. VII



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