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Sortir du nucléaire n°51



Automne 2011

Journées d’études du Réseau "Sortir du nucléaire"

La vague du tsunami, si elle eût été plus haute…

Extraits de l’intervention du philosophe Bertrand Méheust lors des journées d’études du Réseau.

Risque nucléaire Fukushima

Qualifier d’abyssale l’irrationalité du choix nucléaire, ce n’est pas se complaire dans une figure de style, c’est au contraire chercher à cerner la réalité au plus près. Abyssal se dit de ce qui n’a pas de fond, de ce qui ne peut être sondé, évalué. Or c’est bien de cela qu’il s’agit : les risques nucléaires sont impossibles à sonder, à évaluer, à cause de la différence d’échelle colossale entre notre durée temporelle et celle à laquelle se déploie le risque nucléaire, et à cause de l’imprévisible synergie des nuisances qu’elle provoque dans la longue durée sur la nature, le vivant et la société.

On ne peut sonder le risque nucléaire pour tellement de raisons qu’elles sont difficiles à recenser et à articuler : parce qu’on ne peut prévoir l’évolution de la société, et savoir dans quelle mesure nos descendants seront capables d’y faire face, parce qu’on ne peut évaluer les effets produits dans la longue durée sur les organismes vivants par les substances radioactives que nous avons disséminées dans la nature, parce qu’on l’on vit dans un cosmos et que l’on ne peut prévoir la probabilité de certains événements naturels susceptibles d’interférer de façon dramatique avec l’industrie nucléaire, parce que les chaînes d’événements qui peuvent nous mener à une catastrophe sont marqués du signe irrémédiable de la contingence, parce que les réserves d’uranium seront bientôt épuisées, parce que le coût réel de l’énergie nucléaire devient considérable quand on prend en compte le prix du démantèlement des centrales…

Le choix de l’énergie nucléaire repose ainsi sur une série de paris qui, pris séparément ont déjà peu de chances de rencontrer la réalité, mais qui, envisagés globalement, ont toutes les chances d’être démentis. Il suppose que la société nucléarisée restera stable pendant des durées considérables. Qu’aucun accident majeur ne surviendra pour bouleverser cet ordre. Que la technologie de demain permettra de résoudre les problèmes que l’on ne sait pas résoudre aujourd’hui, et surtout, réparer les nuisances de la technologie d’hier. Que nos descendants continueront de penser et d’agir à travers les conceptions qui nous conduisent aujourd’hui. Qu’il n’y aura plus jamais de guerres civiles, de crises économiques, d’accidents climatiques ou cosmiques. Bref, que désormais la réalité est entièrement et pour toujours sous le contrôle de la rationalité instrumentale et de la gouvernance rationnelle.

Cet ensemble de paris est perdu d’avance : aucune de ces données ne peut être totalement sous notre contrôle, mais leur synergie aboutira à des situations qui nous échapperont totalement. Cela devrait aller de soi, et si l’on est encore obligé d’enfoncer le clou et de rappeler ces évidences, c’est précisément parce que nous sommes confrontés à une irrationalité abyssale. [...]

Quand on recense les risques auxquels devrait parer l’industrie nucléaire, on n’évoque jamais la possibilité de la chute ou de l’explosion de corps célestes comme les météorites ou les comètes. Ce sont là, pense-t-on, des événements survenus dans un passé tellement lointain, d’une occurrence tellement improbable, que l’idée de les prendre en compte dans un calcul des risques paraît presque saugrenue. Il faut pourtant rappeler que la dernière catastrophe de ce genre est survenue en 1908. On ne connaît pas encore clairement la nature du bolide qui a dévasté la région de la Tunguska, en Sibérie, le matin du premier juin 1908, mais ce dont on est sûr, c’est qu’en explosant il a soufflé 2 200 km2 de forêt sibérienne en dégageant l’énergie d’une bombe de cinquante mégatonnes (soit 3 000 bombes d’Hiroshima). Cet événement s’est produit il y a un siècle, et s’il peut ne jamais se renouveler avant des millénaires, il peut aussi recommencer la nuit prochaine. Si une catastrophe de cette ampleur avait eu lieu en Europe ou aux États-Unis, elle figurerait dans tous les livres d’histoire, mais comme l’événement s’est produit au-dessus de la lointaine Sibérie, il est tombé dans l’oubli. Et si un bolide de cette taille explosait aujourd’hui au-dessus du Japon, de la France, ou de l’est des États-Unis, la catastrophe prendrait une dimension apocalyptique en entraînant probablement la mise hors service, totale ou partielle, des parcs nucléaires situés dans les régions affectées1. On objectera que, s’il fallait prendre en compte ce genre de risque improbable, il faudrait renoncer à la civilisation, ne plus construire de villes, de barrages, etc. La réponse est que l’on peut et que l’on doit prendre tous les risques – sauf, précisément, celui du nucléaire, parce qu’il entraîne des conséquences incontrôlables et sans commune mesure avec la durée dans laquelle s’inscrit la vie humaine. [...] On peut dire de la vague du tsunami ce que Pascal écrivait du nez de Cléopâtre : si elle eût été plus haute, "la face du monde en eût été changée." Le hasard a bien voulu qu’elle ne détruise que six réacteurs. Si elle eût été plus haute, une partie du parc nucléaire japonais aurait été mise hors de service, et ce seraient peut-être douze ou quinze réacteurs qui, aujourd’hui, seraient en train de fondre et de percer leurs cuves. Une partie du Japon serait condamnée à devenir inhabitable et devrait être évacuée. L’ampleur de la catastrophe serait alors telle que même les ressources immenses de la propagande démocratique seraient impuissantes à la masquer. Du coup, l’économie mondiale s’effondrerait. [...]

Le temps est venu de faire comprendre à nos décideurs, qui se croient encore investis de l’autorité de la science et de la raison, qu’en réalité ils ne sont même plus à proprement parler des interlocuteurs, car, comme le dit l’Évangile, "ils ne savent pas ce qu’ils font."

Bertrand Méheust

Philosophe
Auteur de "La politique de l’oxymore
Comment ceux qui nous gouvernent
nous masquent la réalité du monde"
Éd. La Découverte, 2009

Notes :

1 : L’explosion du bolide a produit un orage géomagnétique qui a duré cinq heures. Il est probable qu’une explosion de ce genre, survenant aujourd’hui, mettrait momentanément hors service les réseaux de communication d’une partie de la planète, et particulièrement les ordinateurs qui veillent à la maintenance des centrales atomiques.

Qualifier d’abyssale l’irrationalité du choix nucléaire, ce n’est pas se complaire dans une figure de style, c’est au contraire chercher à cerner la réalité au plus près. Abyssal se dit de ce qui n’a pas de fond, de ce qui ne peut être sondé, évalué. Or c’est bien de cela qu’il s’agit : les risques nucléaires sont impossibles à sonder, à évaluer, à cause de la différence d’échelle colossale entre notre durée temporelle et celle à laquelle se déploie le risque nucléaire, et à cause de l’imprévisible synergie des nuisances qu’elle provoque dans la longue durée sur la nature, le vivant et la société.

On ne peut sonder le risque nucléaire pour tellement de raisons qu’elles sont difficiles à recenser et à articuler : parce qu’on ne peut prévoir l’évolution de la société, et savoir dans quelle mesure nos descendants seront capables d’y faire face, parce qu’on ne peut évaluer les effets produits dans la longue durée sur les organismes vivants par les substances radioactives que nous avons disséminées dans la nature, parce qu’on l’on vit dans un cosmos et que l’on ne peut prévoir la probabilité de certains événements naturels susceptibles d’interférer de façon dramatique avec l’industrie nucléaire, parce que les chaînes d’événements qui peuvent nous mener à une catastrophe sont marqués du signe irrémédiable de la contingence, parce que les réserves d’uranium seront bientôt épuisées, parce que le coût réel de l’énergie nucléaire devient considérable quand on prend en compte le prix du démantèlement des centrales…

Le choix de l’énergie nucléaire repose ainsi sur une série de paris qui, pris séparément ont déjà peu de chances de rencontrer la réalité, mais qui, envisagés globalement, ont toutes les chances d’être démentis. Il suppose que la société nucléarisée restera stable pendant des durées considérables. Qu’aucun accident majeur ne surviendra pour bouleverser cet ordre. Que la technologie de demain permettra de résoudre les problèmes que l’on ne sait pas résoudre aujourd’hui, et surtout, réparer les nuisances de la technologie d’hier. Que nos descendants continueront de penser et d’agir à travers les conceptions qui nous conduisent aujourd’hui. Qu’il n’y aura plus jamais de guerres civiles, de crises économiques, d’accidents climatiques ou cosmiques. Bref, que désormais la réalité est entièrement et pour toujours sous le contrôle de la rationalité instrumentale et de la gouvernance rationnelle.

Cet ensemble de paris est perdu d’avance : aucune de ces données ne peut être totalement sous notre contrôle, mais leur synergie aboutira à des situations qui nous échapperont totalement. Cela devrait aller de soi, et si l’on est encore obligé d’enfoncer le clou et de rappeler ces évidences, c’est précisément parce que nous sommes confrontés à une irrationalité abyssale. [...]

Quand on recense les risques auxquels devrait parer l’industrie nucléaire, on n’évoque jamais la possibilité de la chute ou de l’explosion de corps célestes comme les météorites ou les comètes. Ce sont là, pense-t-on, des événements survenus dans un passé tellement lointain, d’une occurrence tellement improbable, que l’idée de les prendre en compte dans un calcul des risques paraît presque saugrenue. Il faut pourtant rappeler que la dernière catastrophe de ce genre est survenue en 1908. On ne connaît pas encore clairement la nature du bolide qui a dévasté la région de la Tunguska, en Sibérie, le matin du premier juin 1908, mais ce dont on est sûr, c’est qu’en explosant il a soufflé 2 200 km2 de forêt sibérienne en dégageant l’énergie d’une bombe de cinquante mégatonnes (soit 3 000 bombes d’Hiroshima). Cet événement s’est produit il y a un siècle, et s’il peut ne jamais se renouveler avant des millénaires, il peut aussi recommencer la nuit prochaine. Si une catastrophe de cette ampleur avait eu lieu en Europe ou aux États-Unis, elle figurerait dans tous les livres d’histoire, mais comme l’événement s’est produit au-dessus de la lointaine Sibérie, il est tombé dans l’oubli. Et si un bolide de cette taille explosait aujourd’hui au-dessus du Japon, de la France, ou de l’est des États-Unis, la catastrophe prendrait une dimension apocalyptique en entraînant probablement la mise hors service, totale ou partielle, des parcs nucléaires situés dans les régions affectées1. On objectera que, s’il fallait prendre en compte ce genre de risque improbable, il faudrait renoncer à la civilisation, ne plus construire de villes, de barrages, etc. La réponse est que l’on peut et que l’on doit prendre tous les risques – sauf, précisément, celui du nucléaire, parce qu’il entraîne des conséquences incontrôlables et sans commune mesure avec la durée dans laquelle s’inscrit la vie humaine. [...] On peut dire de la vague du tsunami ce que Pascal écrivait du nez de Cléopâtre : si elle eût été plus haute, "la face du monde en eût été changée." Le hasard a bien voulu qu’elle ne détruise que six réacteurs. Si elle eût été plus haute, une partie du parc nucléaire japonais aurait été mise hors de service, et ce seraient peut-être douze ou quinze réacteurs qui, aujourd’hui, seraient en train de fondre et de percer leurs cuves. Une partie du Japon serait condamnée à devenir inhabitable et devrait être évacuée. L’ampleur de la catastrophe serait alors telle que même les ressources immenses de la propagande démocratique seraient impuissantes à la masquer. Du coup, l’économie mondiale s’effondrerait. [...]

Le temps est venu de faire comprendre à nos décideurs, qui se croient encore investis de l’autorité de la science et de la raison, qu’en réalité ils ne sont même plus à proprement parler des interlocuteurs, car, comme le dit l’Évangile, "ils ne savent pas ce qu’ils font."

Bertrand Méheust

Philosophe
Auteur de "La politique de l’oxymore
Comment ceux qui nous gouvernent
nous masquent la réalité du monde"
Éd. La Découverte, 2009

Notes :

1 : L’explosion du bolide a produit un orage géomagnétique qui a duré cinq heures. Il est probable qu’une explosion de ce genre, survenant aujourd’hui, mettrait momentanément hors service les réseaux de communication d’une partie de la planète, et particulièrement les ordinateurs qui veillent à la maintenance des centrales atomiques.



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