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Sortir du nucléaire n°52



Hiver 2012

Convois radioactifs

Ces effarants convois de missiles nucléaires

Un semi-remorque de munitions stratégiques qui se renverse dans une base aérienne. L’accident donne froid dans le dos. Sa révélation un an et demi plus tard stupéfie. Autant que les conclusions accablantes de l’enquête judiciaire qui dévoile une succession de négligences et de dérives graves, facilitées par une carence de contrôle du commandement militaire.

Nucléaire militaire

Tout démontre qu’une routine, un effarant relâchement des personnels insuffisamment formés et fortement sollicités ont pris le pas sur le respect absolu des protocoles de sécurité encadrant la logistique des munitions nucléaires convoyées par la route à un rythme soutenu en 2010.

Trois militaires blessés

À l’origine de ces constats inquiétants, un accident tenu secret, survenu le 9 juin 2010 sur la base aérienne 125 d’Istres (Bouches-du-Rhône), avec un vrai bilan humain : trois militaires blessés dont un très grièvement. Leur ensemble routier qui était parti en fin de nuit de la base aérienne 702 d’Avord (Cher) ne transportait à ce moment-là pas d’ogive nucléaire [SDN : il est permis d’en douter : pourquoi avoir alors tout fait pour dissimuler l’accident ?].

L’événement nous est révélé furtivement avec la comparution prochaine du chauffeur devant le tribunal correctionnel de Marseille. Ce caporal-chef de 28 ans sera jugé le 16 janvier prochain en chambre militaire pour "blessures involontaires", "mise hors service d’un matériel à l’usage des forces armées" et "violation de consignes". Le préjudice dont l’armée veut le rendre responsable est colossal. À la mesure du caractère exceptionnel de ce VSRE (véhicule spécial renforcé) mis hors d’usage. Les Forces aériennes stratégiques ont chiffré sa perte à 50 millions d’euros.

Un jogger surgit près du "bâtiment K"

Ce mercredi-là, après un long périple autoroutier de près de 600 km qui l’a conduit par Bourges, Lyon, Mâcon, Orange, l’engin dont les enquêteurs ignoraient jusqu’à l’existence de son unité secrète de rattachement - l’escadron de soutien technique spécialisé - se présente à l’entrée de la base aérienne 125 d’Istres. À son bord, trois hommes de l’ombre à l’anonymat désormais protégé : deux chauffeurs et un chef de bord et de sécurité.

Le monstre bleu de 33 tonnes et 585 CV roulait à vide, nous assure-t-on, car il venait en remplacement d’un blindé tombé en panne. Tout au long de l’année 2010, des convois soutenus se sont dirigés vers le très secret "bâtiment K" de la base, un des quatre dépôts stratégiques de munitions nucléaires de l’Hexagone. Il est même regardé comme le plus important. C’est là, dans des galeries souterraines, que sont stockés en particulier les derniers missiles ASMP-A dédiés aux Mirages 2000-N et bientôt aux Rafales F3. Les catastrophes sont toujours un enchaînement diabolique de défaillances. Ici, le VSRE roule bien trop vite quand à 14h45 un coureur surgit sur le côté dans un virage. Oui, un coureur en short et gros Marcel qui fait même rire l’équipage. "J’ai remarqué la présence d’un jogger courant sur ma voie de circulation mais à contresens. J’ai dû me déporter sur la gauche. J’ai vu dans le rétroviseur la remorque se soulever", explique le chauffeur affecté depuis peu à la conduite de ce blindé. Il tente bien de freiner sur 67 mètres mais ripe sur 21 mètres et se renverse sur le bas-côté.

"Un manque total de contrôle"

Bien que blessés, lui et son supérieur parviennent à s’extraire par une trappe de secours. Le second chauffeur reste bloqué dans la cabine. Il sera héliporté sur l’hôpital Nord avec deux vertèbres cervicales fracturées et restera alité durant six mois. Le plan de crise est activé sur la base. Des officiers de sécurité nucléaire et du renseignement militaire bouclent aussitôt la scène et encadrent les gendarmes de la base pour que leurs investigations ne laissent rien filtrer de top-secret.

Le bavard dans l’histoire, c’est le disque tachygraphe. Le mouchard révèle que le camion roulait à 72 km/h au lieu des 30 imposés ; qu’entre Avord et Istres, le chauffeur a fait une pointe à 105km et 10 jours avant à 120 km/h ! Alors même qu’un dispositif bride le moteur à 80 km/h que seul le chef de convoi peut désactiver en situation de crise. Les enquêteurs vont de surprise en surprise : "Les personnels ont connaissance d’une technique de neutralisation du limitateur de vitesse sans briser le plomb de protection", sidère le rapport qui laisse pantois sur la "conduite sportive" de ce jeune militaire parfois "indiscipliné" mais dont le "comportement irresponsable" a été facilité par "un manque total de contrôle de la part de la hiérarchie". Ce n’est pas fini. Leur formation est insuffisante. Pour prendre le volant du Scania blindé, un simple permis semi-lourd (!) suffit en plus d’un solide parrainage, d’une qualification TMD7 (transport de matières dangereuses radioactives) et de l’habilitation au "secret défense".

Après l’accident, la promotion du chauffeur !

Un laxisme qui a fait bondir l’Autorité de sûreté nucléaire de défense (ASND). Car les chauffeurs n’ont pas reçu de "véritable formation adaptée à la conduite de cet ensemble routier en situation normale et dégradée", une absence qui "a induit des dérives dans le comportement de conduite des chauffeurs de l’Escadron". En garde à vue, les chauffeurs vont parler de leurs "temps de pause ou de repos non respectés dans les manœuvres de chargement et de déchargement des colis sensibles".

En vérité, le jeune chauffeur poursuivi est un mécanicien de l’air, simple "conducteur routier" qu’on situe au grade de caporal en juillet 2009. Le quotidien régional La Marseillaise est en mesure d’affirmer que par un singulier tour de passe-passe, quinze jours à peine après ce singulier crash à 50 millions d’euros, la direction des ressources humaines de l’Armée de l’air s’est empressée de lui décerner "par équivalence" le brevet élémentaire de technicien de "conducteur grand routier de transport de fret" avec… effet rétroactif au 1er mars 2010 ! Sa promotion signée rien que pour lui par délégation du ministre est vite glissée pour parution au 25 juin 2010 du Bulletin officiel des Armées. On découvre que le chauffeur est désormais caporal-chef. L’Armée de l’air ne manque vraiment pas d’air. Les juges apprécieront. A se demander si le semi-remorque était vraiment vide ?

"Le camion s’est bloqué à nouveau"

L’ensemble routier connaissait aux dires des mécaniciens des problèmes sur son système de frein : "La veille, j’avais fait actionner les freins à trois reprises et l’ensemble routier s’était mis en défaut d’air", affirme un chauffeur. "Nous avons failli avoir un accident à plusieurs reprises", ajoute un autre qui révèle un incident précédent lors d’un convoi à destination de Valduc, le site de construction des têtes nucléaires en Bourgogne. Il avait fallu pincer une durite qui fuyait pour accomplir les derniers mètres : "Nous avons réussi à arriver jusqu’au premier portail du centre spécial militaire de Valduc. Le camion s’est bloqué à nouveau. Nous n’arrivions plus à ouvrir les portes du tracteur. (…) Cela n’a pas empêché de faire partir une mission en ne sachant pas l’origine réelle de l’accident." Et ce genre de convoi a traversé allègrement la France…

"Les missions passent en premier, la sécurité des personnels ensuite", accuse un mécanicien de l’air qui note que le commandant ne s’est même pas déplacé au chevet du chauffeur le plus blessé. Auditionné, le Pacha de l’escadron de transport de matériels spécialisés, un lieutenant de 37 ans, a reconnu que depuis le début de l’année 2010 "le plan de charge est devenu très difficile", "le nombre de missions a augmenté avec des déplacements à un rythme très soutenu parfois jusqu’à 3 à 4 semaines de missions à la suite (…) rythme fatiguant compte tenu des spécificités de ce transport".

"La guerre est une chose trop grave pour être confiée à des militaires", a écrit Clémenceau. S’agissant de la justice militaire, elle est confiée depuis 1982 à des magistrats civils. Mais il se pourrait bien que d’ici le 16 janvier prochain, la "grande muette" ne fasse tomber le rideau du huis clos sur ce procès.

David Coquille
Publié par La Marseillaise, le 19 décembre 2011

Tout démontre qu’une routine, un effarant relâchement des personnels insuffisamment formés et fortement sollicités ont pris le pas sur le respect absolu des protocoles de sécurité encadrant la logistique des munitions nucléaires convoyées par la route à un rythme soutenu en 2010.

Trois militaires blessés

À l’origine de ces constats inquiétants, un accident tenu secret, survenu le 9 juin 2010 sur la base aérienne 125 d’Istres (Bouches-du-Rhône), avec un vrai bilan humain : trois militaires blessés dont un très grièvement. Leur ensemble routier qui était parti en fin de nuit de la base aérienne 702 d’Avord (Cher) ne transportait à ce moment-là pas d’ogive nucléaire [SDN : il est permis d’en douter : pourquoi avoir alors tout fait pour dissimuler l’accident ?].

L’événement nous est révélé furtivement avec la comparution prochaine du chauffeur devant le tribunal correctionnel de Marseille. Ce caporal-chef de 28 ans sera jugé le 16 janvier prochain en chambre militaire pour "blessures involontaires", "mise hors service d’un matériel à l’usage des forces armées" et "violation de consignes". Le préjudice dont l’armée veut le rendre responsable est colossal. À la mesure du caractère exceptionnel de ce VSRE (véhicule spécial renforcé) mis hors d’usage. Les Forces aériennes stratégiques ont chiffré sa perte à 50 millions d’euros.

Un jogger surgit près du "bâtiment K"

Ce mercredi-là, après un long périple autoroutier de près de 600 km qui l’a conduit par Bourges, Lyon, Mâcon, Orange, l’engin dont les enquêteurs ignoraient jusqu’à l’existence de son unité secrète de rattachement - l’escadron de soutien technique spécialisé - se présente à l’entrée de la base aérienne 125 d’Istres. À son bord, trois hommes de l’ombre à l’anonymat désormais protégé : deux chauffeurs et un chef de bord et de sécurité.

Le monstre bleu de 33 tonnes et 585 CV roulait à vide, nous assure-t-on, car il venait en remplacement d’un blindé tombé en panne. Tout au long de l’année 2010, des convois soutenus se sont dirigés vers le très secret "bâtiment K" de la base, un des quatre dépôts stratégiques de munitions nucléaires de l’Hexagone. Il est même regardé comme le plus important. C’est là, dans des galeries souterraines, que sont stockés en particulier les derniers missiles ASMP-A dédiés aux Mirages 2000-N et bientôt aux Rafales F3. Les catastrophes sont toujours un enchaînement diabolique de défaillances. Ici, le VSRE roule bien trop vite quand à 14h45 un coureur surgit sur le côté dans un virage. Oui, un coureur en short et gros Marcel qui fait même rire l’équipage. "J’ai remarqué la présence d’un jogger courant sur ma voie de circulation mais à contresens. J’ai dû me déporter sur la gauche. J’ai vu dans le rétroviseur la remorque se soulever", explique le chauffeur affecté depuis peu à la conduite de ce blindé. Il tente bien de freiner sur 67 mètres mais ripe sur 21 mètres et se renverse sur le bas-côté.

"Un manque total de contrôle"

Bien que blessés, lui et son supérieur parviennent à s’extraire par une trappe de secours. Le second chauffeur reste bloqué dans la cabine. Il sera héliporté sur l’hôpital Nord avec deux vertèbres cervicales fracturées et restera alité durant six mois. Le plan de crise est activé sur la base. Des officiers de sécurité nucléaire et du renseignement militaire bouclent aussitôt la scène et encadrent les gendarmes de la base pour que leurs investigations ne laissent rien filtrer de top-secret.

Le bavard dans l’histoire, c’est le disque tachygraphe. Le mouchard révèle que le camion roulait à 72 km/h au lieu des 30 imposés ; qu’entre Avord et Istres, le chauffeur a fait une pointe à 105km et 10 jours avant à 120 km/h ! Alors même qu’un dispositif bride le moteur à 80 km/h que seul le chef de convoi peut désactiver en situation de crise. Les enquêteurs vont de surprise en surprise : "Les personnels ont connaissance d’une technique de neutralisation du limitateur de vitesse sans briser le plomb de protection", sidère le rapport qui laisse pantois sur la "conduite sportive" de ce jeune militaire parfois "indiscipliné" mais dont le "comportement irresponsable" a été facilité par "un manque total de contrôle de la part de la hiérarchie". Ce n’est pas fini. Leur formation est insuffisante. Pour prendre le volant du Scania blindé, un simple permis semi-lourd (!) suffit en plus d’un solide parrainage, d’une qualification TMD7 (transport de matières dangereuses radioactives) et de l’habilitation au "secret défense".

Après l’accident, la promotion du chauffeur !

Un laxisme qui a fait bondir l’Autorité de sûreté nucléaire de défense (ASND). Car les chauffeurs n’ont pas reçu de "véritable formation adaptée à la conduite de cet ensemble routier en situation normale et dégradée", une absence qui "a induit des dérives dans le comportement de conduite des chauffeurs de l’Escadron". En garde à vue, les chauffeurs vont parler de leurs "temps de pause ou de repos non respectés dans les manœuvres de chargement et de déchargement des colis sensibles".

En vérité, le jeune chauffeur poursuivi est un mécanicien de l’air, simple "conducteur routier" qu’on situe au grade de caporal en juillet 2009. Le quotidien régional La Marseillaise est en mesure d’affirmer que par un singulier tour de passe-passe, quinze jours à peine après ce singulier crash à 50 millions d’euros, la direction des ressources humaines de l’Armée de l’air s’est empressée de lui décerner "par équivalence" le brevet élémentaire de technicien de "conducteur grand routier de transport de fret" avec… effet rétroactif au 1er mars 2010 ! Sa promotion signée rien que pour lui par délégation du ministre est vite glissée pour parution au 25 juin 2010 du Bulletin officiel des Armées. On découvre que le chauffeur est désormais caporal-chef. L’Armée de l’air ne manque vraiment pas d’air. Les juges apprécieront. A se demander si le semi-remorque était vraiment vide ?

"Le camion s’est bloqué à nouveau"

L’ensemble routier connaissait aux dires des mécaniciens des problèmes sur son système de frein : "La veille, j’avais fait actionner les freins à trois reprises et l’ensemble routier s’était mis en défaut d’air", affirme un chauffeur. "Nous avons failli avoir un accident à plusieurs reprises", ajoute un autre qui révèle un incident précédent lors d’un convoi à destination de Valduc, le site de construction des têtes nucléaires en Bourgogne. Il avait fallu pincer une durite qui fuyait pour accomplir les derniers mètres : "Nous avons réussi à arriver jusqu’au premier portail du centre spécial militaire de Valduc. Le camion s’est bloqué à nouveau. Nous n’arrivions plus à ouvrir les portes du tracteur. (…) Cela n’a pas empêché de faire partir une mission en ne sachant pas l’origine réelle de l’accident." Et ce genre de convoi a traversé allègrement la France…

"Les missions passent en premier, la sécurité des personnels ensuite", accuse un mécanicien de l’air qui note que le commandant ne s’est même pas déplacé au chevet du chauffeur le plus blessé. Auditionné, le Pacha de l’escadron de transport de matériels spécialisés, un lieutenant de 37 ans, a reconnu que depuis le début de l’année 2010 "le plan de charge est devenu très difficile", "le nombre de missions a augmenté avec des déplacements à un rythme très soutenu parfois jusqu’à 3 à 4 semaines de missions à la suite (…) rythme fatiguant compte tenu des spécificités de ce transport".

"La guerre est une chose trop grave pour être confiée à des militaires", a écrit Clémenceau. S’agissant de la justice militaire, elle est confiée depuis 1982 à des magistrats civils. Mais il se pourrait bien que d’ici le 16 janvier prochain, la "grande muette" ne fasse tomber le rideau du huis clos sur ce procès.

David Coquille
Publié par La Marseillaise, le 19 décembre 2011



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