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Sortir du nucléaire n°69



Mai 2016

Accident nucléaire : des aliments radioactifs dans les rayons

Article paru dans la revue Sortir du nucléaire n°69 - Mai 2016

 Incidents / Accidents  Nucléaire et santé


Limites excessivement élevées, en particulier pour les enfants, rapport de complaisance, truffé d’erreurs, rédigé par des experts agissant sous couvert d’anonymat : la façon dont sont fixés les niveaux de contamination radioactive maximaux admissibles dans les aliments en dit long sur le peu de cas que la Commission et les États européens font de notre santé.



En cas d’accident nucléaire, la consommation d’aliments contaminés est une voie d’exposition majeure à la radioactivité. Dans la préfecture de Fukushima, l’activité de certains végétaux a atteint plusieurs millions de Bq/kg. Avec seulement quelques grammes d’aliments, un enfant pouvait recevoir une dose de rayonnement supérieure à la limite maximale admissible sur un an !

Les limites autorisant la commercialisation sur le marché européen sont fixées dans des règlements d’application obligatoire dans tous les États membres. Il s’agit de limites prédéfinies qui entreront en vigueur en cas d’accident ou d’attentat provoquant une contamination majeure de l’environnement.

Vosges Alternatives au Nucléaire

Au cours de ces dernières années, la Commission européenne a dû engager une procédure de révision des limites définies en 1987 - 1990, des limites très élevées, adoptées sous la pression de la France. Après plus de 25 ans d’attente, le projet de révision ne contient que des mises à jour juridiques : il reconduit sans changement les limites établies pour les cinq catégories d’aliments et les quatre groupes des radionucléides.

La CRIIRAD a évalué les niveaux de dose associés à ces limites et découvert des résultats 10 fois, cent fois supérieurs à ce qu’affirment les responsables européens. Les niveaux de risque sont totalement inacceptables, en particulier pour les enfants. Pour comprendre l’origine des écarts, il faut analyser le rapport d’expertise qui est censé démontrer le bien-fondé des limites. Il s’agit d’un rapport datant de 1998, référencé Radiation Protection 105 et rédigé par le groupe d’experts établi au titre de l’article 31 du traité Euratom. Ce traité à vocation pro-nucléaire place ces experts en situation de quasi-monopole pour toutes les questions de radioprotection.

Le scandaleux rapport des experts Euratom

Le rapport "scientifique" censé justifier les limites applicables aux aliments est entaché d’anomalies gravissimes qui vont toutes dans le même sens : sous-évaluer très fortement les doses de rayonnement. Voici quelques exemples éloquents. Une contradiction majeure : pour définir les limites de contamination, les experts ont retenu une hypothèse de 10 % d’aliments contaminés. Pour justifier ce choix, ils invoquent le retour d’expérience de Tchernobyl : ces 10% correspondent à "des accidents survenant dans des conditions similaires à Tchernobyl eu égard au type et à l’éloignement de la zone affectée". Or, quand les experts rédigent leur rapport, la centrale de Tchernobyl est à plus de 1000 km des frontières de l’Europe ! Comment peut- on retenir un tel critère d’éloignement pour des limites applicables à tout accident conduisant à une contamination majeure, et donc, en priorité, à un accident survenant au cœur de l’Europe ?

Un mensonge éhonté : Le règlement fixe des limites pour les "liquides alimentaires" (eau en bouteille, vin, bière, jus de fruits, etc.) et précise en note que ces valeurs s’appliquent également à l’eau du robinet, étant donné qu’elles tiennent compte de la consommation courante d’eau potable. C’est totalement faux : les tableaux mentionnent bien des consommations courantes (1,6 L par jour pour un adulte et 68 cl/j pour un nourrisson) mais les experts utilisent ensuite un coefficient qui permet de diviser ces valeurs par 100 ! Au final, les limites sont dimensionnées pour une ou deux gorgées d’eau par jour ! Avec des quantités aussi faibles, on peut évidemment accepter des niveaux de contamination très élevés. CQFD.

Une lacune impardonnable : les experts n’ont pas jugé utile d’évaluer les doses que l’iode 131 allait induire pour la thyroïde des consommateurs. Il est déjà choquant d’accepter de l’iode radioactif dans les aliments, alors qu’il suffit d’attendre la disparition par décroissance de ce radionucléide à courte demi-vie, mais si l’on fixe des limites, la moindre des choses est de vérifier son impact, en particulier pour les enfants. Les experts auraient-ils "oublié" l’augmentation dramatique de l’incidence des cancers de la thyroïde chez les personnes exposées pendant leur enfance ? Les calculs conduits par la CRIIRAD indiquent des doses à la thyroïde qui peuvent dépasser 250mSv pour les enfants en bas âge alors que le seuil d’intervention recommandé par l’OMS pour l’administration d’iode stable est de 10 mSv !

Un oubli incroyable : le règlement définit, pour les aliments dits de moindre importance [1], des limites 10 fois supérieures à celles des aliments de base. (20 000 Bq/kg en iode 131, 12 500 Bq/kg en césium 137 !) mais les "experts" ont "oublié" de les prendre en compte dans leurs calculs de dose !

Forte mobilisation mais les États persistent et signent

La gravité et l’accumulation des anomalies donne vraiment envie de connaître l’identité des experts qui ont rédigé le rapport. Les demandes de la CRIIRAD se sont heurtées aux refus réitérés de la Commission européenne. Pour obtenir la levée du secret, une plainte a été déposée auprès de la médiatrice européenne. Elle a été jugée recevable et des investigations sont en cours. Rien n’est encore gagné pour le dossier des aliments mais pour l’avenir, la Commission a dû faire des concessions et il semble acquis que les experts ne pourront plus opérer sous couvert d’anonymat. Tout au long de l’année 2015, la CRIIRAD s’est également efforcée d’informer et d’alerter l’opinion publique : la pétition demandant la refonte complète, transparente et démocratique de la réglementation a recueilli près de 34 000 signatures. Forte de cet appui, la CRIIRAD a multiplié les démarches auprès des décideurs : Commission et Parlement européens, groupes de travail, représentants des 28 États au sein du groupe des questions atomiques, autorités françaises...

Rien n’y a fait ! Le 15 janvier 2016, le Conseil de l’UE a adopté le nouveau règlement (n°2016-52-Euratom) qui est entré en vigueur le 9 février dernier. Il reconduit sans aucun changement toutes les limites de 1987-1990. [2]

Les améliorations, pourtant insuffisantes, obtenues du Parlement européen ont été balayées. Ce n’est pas par ignorance : les décideurs étaient parfaitement informés des constats de la CRIIRAD et les débats ont été très âpres. Deux États seulement, l’Allemagne et l’Autriche [3], ont souhaité une révision à la baisse des limites mais ils ont dû batailler ferme pour empêcher une révision... à la hausse ! Ils n’ont pas tout à fait réussi : le nouveau règlement stipule que les limites applicables en Europe ne pourront pas excéder celles qu’il définit en annexe, mais il autorise les États membres à solliciter une dérogation leur permettant d’appliquer des valeurs plus élevées aux aliments consommés sur leur territoire.

Vivre en zone contaminée et consommer des aliments contaminés

Le choix des autorités en matière de normes alimentaires est cohérent avec le concept de "développement durable en zone contaminée" élaboré par le lobby nucléaire français et intégré dans les recommandations de la CIPR. La directive 2013/59/Euratom permet désormais aux États de se référer à une dose de 20 mSv/an pour décider si les habitants des zones contaminées peuvent y vivre ou s’il faut les reloger. C’est 20 fois le niveau de risque maximum admissible en situation normale, lui-même bien trop élevé ! Quand surviendra le prochain accident, les populations ne pourront compter que sur elles-mêmes et leur marge de manœuvre sera très étroite. Il faut agir dès maintenant pour éviter d’y être confronté.

Corinne Castanier (CRIIRAD)


Notes

[1Par exemple les patates douces, l’ail, les câpres, le poivre, les condiments, les truffes, les huiles essentielles.

[2La lettre de la CRIIRAD au Président de la République demandant des explications sur le rôle joué par la France est encore en attente d’une véritable réponse.

[3La lettre de la CRIIRAD au Président de la République demandant des explications sur le rôle joué par la France attend encore une réponse sur le fond.

En cas d’accident nucléaire, la consommation d’aliments contaminés est une voie d’exposition majeure à la radioactivité. Dans la préfecture de Fukushima, l’activité de certains végétaux a atteint plusieurs millions de Bq/kg. Avec seulement quelques grammes d’aliments, un enfant pouvait recevoir une dose de rayonnement supérieure à la limite maximale admissible sur un an !

Les limites autorisant la commercialisation sur le marché européen sont fixées dans des règlements d’application obligatoire dans tous les États membres. Il s’agit de limites prédéfinies qui entreront en vigueur en cas d’accident ou d’attentat provoquant une contamination majeure de l’environnement.

Vosges Alternatives au Nucléaire

Au cours de ces dernières années, la Commission européenne a dû engager une procédure de révision des limites définies en 1987 - 1990, des limites très élevées, adoptées sous la pression de la France. Après plus de 25 ans d’attente, le projet de révision ne contient que des mises à jour juridiques : il reconduit sans changement les limites établies pour les cinq catégories d’aliments et les quatre groupes des radionucléides.

La CRIIRAD a évalué les niveaux de dose associés à ces limites et découvert des résultats 10 fois, cent fois supérieurs à ce qu’affirment les responsables européens. Les niveaux de risque sont totalement inacceptables, en particulier pour les enfants. Pour comprendre l’origine des écarts, il faut analyser le rapport d’expertise qui est censé démontrer le bien-fondé des limites. Il s’agit d’un rapport datant de 1998, référencé Radiation Protection 105 et rédigé par le groupe d’experts établi au titre de l’article 31 du traité Euratom. Ce traité à vocation pro-nucléaire place ces experts en situation de quasi-monopole pour toutes les questions de radioprotection.

Le scandaleux rapport des experts Euratom

Le rapport "scientifique" censé justifier les limites applicables aux aliments est entaché d’anomalies gravissimes qui vont toutes dans le même sens : sous-évaluer très fortement les doses de rayonnement. Voici quelques exemples éloquents. Une contradiction majeure : pour définir les limites de contamination, les experts ont retenu une hypothèse de 10 % d’aliments contaminés. Pour justifier ce choix, ils invoquent le retour d’expérience de Tchernobyl : ces 10% correspondent à "des accidents survenant dans des conditions similaires à Tchernobyl eu égard au type et à l’éloignement de la zone affectée". Or, quand les experts rédigent leur rapport, la centrale de Tchernobyl est à plus de 1000 km des frontières de l’Europe ! Comment peut- on retenir un tel critère d’éloignement pour des limites applicables à tout accident conduisant à une contamination majeure, et donc, en priorité, à un accident survenant au cœur de l’Europe ?

Un mensonge éhonté : Le règlement fixe des limites pour les "liquides alimentaires" (eau en bouteille, vin, bière, jus de fruits, etc.) et précise en note que ces valeurs s’appliquent également à l’eau du robinet, étant donné qu’elles tiennent compte de la consommation courante d’eau potable. C’est totalement faux : les tableaux mentionnent bien des consommations courantes (1,6 L par jour pour un adulte et 68 cl/j pour un nourrisson) mais les experts utilisent ensuite un coefficient qui permet de diviser ces valeurs par 100 ! Au final, les limites sont dimensionnées pour une ou deux gorgées d’eau par jour ! Avec des quantités aussi faibles, on peut évidemment accepter des niveaux de contamination très élevés. CQFD.

Une lacune impardonnable : les experts n’ont pas jugé utile d’évaluer les doses que l’iode 131 allait induire pour la thyroïde des consommateurs. Il est déjà choquant d’accepter de l’iode radioactif dans les aliments, alors qu’il suffit d’attendre la disparition par décroissance de ce radionucléide à courte demi-vie, mais si l’on fixe des limites, la moindre des choses est de vérifier son impact, en particulier pour les enfants. Les experts auraient-ils "oublié" l’augmentation dramatique de l’incidence des cancers de la thyroïde chez les personnes exposées pendant leur enfance ? Les calculs conduits par la CRIIRAD indiquent des doses à la thyroïde qui peuvent dépasser 250mSv pour les enfants en bas âge alors que le seuil d’intervention recommandé par l’OMS pour l’administration d’iode stable est de 10 mSv !

Un oubli incroyable : le règlement définit, pour les aliments dits de moindre importance [1], des limites 10 fois supérieures à celles des aliments de base. (20 000 Bq/kg en iode 131, 12 500 Bq/kg en césium 137 !) mais les "experts" ont "oublié" de les prendre en compte dans leurs calculs de dose !

Forte mobilisation mais les États persistent et signent

La gravité et l’accumulation des anomalies donne vraiment envie de connaître l’identité des experts qui ont rédigé le rapport. Les demandes de la CRIIRAD se sont heurtées aux refus réitérés de la Commission européenne. Pour obtenir la levée du secret, une plainte a été déposée auprès de la médiatrice européenne. Elle a été jugée recevable et des investigations sont en cours. Rien n’est encore gagné pour le dossier des aliments mais pour l’avenir, la Commission a dû faire des concessions et il semble acquis que les experts ne pourront plus opérer sous couvert d’anonymat. Tout au long de l’année 2015, la CRIIRAD s’est également efforcée d’informer et d’alerter l’opinion publique : la pétition demandant la refonte complète, transparente et démocratique de la réglementation a recueilli près de 34 000 signatures. Forte de cet appui, la CRIIRAD a multiplié les démarches auprès des décideurs : Commission et Parlement européens, groupes de travail, représentants des 28 États au sein du groupe des questions atomiques, autorités françaises...

Rien n’y a fait ! Le 15 janvier 2016, le Conseil de l’UE a adopté le nouveau règlement (n°2016-52-Euratom) qui est entré en vigueur le 9 février dernier. Il reconduit sans aucun changement toutes les limites de 1987-1990. [2]

Les améliorations, pourtant insuffisantes, obtenues du Parlement européen ont été balayées. Ce n’est pas par ignorance : les décideurs étaient parfaitement informés des constats de la CRIIRAD et les débats ont été très âpres. Deux États seulement, l’Allemagne et l’Autriche [3], ont souhaité une révision à la baisse des limites mais ils ont dû batailler ferme pour empêcher une révision... à la hausse ! Ils n’ont pas tout à fait réussi : le nouveau règlement stipule que les limites applicables en Europe ne pourront pas excéder celles qu’il définit en annexe, mais il autorise les États membres à solliciter une dérogation leur permettant d’appliquer des valeurs plus élevées aux aliments consommés sur leur territoire.

Vivre en zone contaminée et consommer des aliments contaminés

Le choix des autorités en matière de normes alimentaires est cohérent avec le concept de "développement durable en zone contaminée" élaboré par le lobby nucléaire français et intégré dans les recommandations de la CIPR. La directive 2013/59/Euratom permet désormais aux États de se référer à une dose de 20 mSv/an pour décider si les habitants des zones contaminées peuvent y vivre ou s’il faut les reloger. C’est 20 fois le niveau de risque maximum admissible en situation normale, lui-même bien trop élevé ! Quand surviendra le prochain accident, les populations ne pourront compter que sur elles-mêmes et leur marge de manœuvre sera très étroite. Il faut agir dès maintenant pour éviter d’y être confronté.

Corinne Castanier (CRIIRAD)



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