Dossier : Les dessous de la relance
L’Andra floute les contours de Cigéo pour s’adapter à la relance du nucléaire
Publié initialement dans la revue Sortir du nucléaire n°101 le 1er avril 2024, mis en ligne le 12 août 2024
Passages en force, débats publics biaisés, enquête publique de complaisance, risques avérés, étude d’impact insuffisante, coût sous-estimé, financement inconnu… À la croisée de la Meuse et de la Haute-Marne, le projet Cigéo d’enfouissement à 500 mètres sous terre des déchets radioactifs accumule les caractéristiques d’un programme inacceptable. Depuis 30 ans déjà, l’opposition dénonce sans répit un processus démocratique plus que douteux et une faisabilité technologique et financière non démontrée. Mais depuis quelques années, elle doit faire face à une nouvelle et redoutable stratégie de la part de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra). Alors qu’elle avait longtemps présenté un plan aux contours « précis », l’Andra se cache aujourd’hui derrière un projet dit « itinérant », « évolutif », pour mieux en camoufler les lacunes. Un changement de vision qui lui permet d’utiliser Cigéo comme réponse à l’angle mort que constituent les déchets radioactifs dans le contexte de relance du nucléaire.
Fin 2021, lors de l’enquête publique sur la demande d’utilité publique (DUP) du projet Cigéo d’enfouissement des déchets radioactifs à Bure, la surface de stockage souterrain avait été doublée, passant de 15 km² à 29 km², sans aucune explication. Libre à chacun·e d’en imaginer les raisons : anticipation de l’accueil des combustibles usés s’ils venaient à être considérés comme des déchets radioactifs (ce qu’ils sont en réalité !) ? Agrandissement du projet Cigéo dans l’éventualité d’une relance du nucléaire ? Une hypothèse rendue plus que tangible lors du discours d’E. Macron à Belfort début 2022, dans lequel il entérinait sa volonté de relancer un programme électronucléaire en France.
Cigéo, un projet au service de la relance du nucléaire en France ?
Une chose est sûre, le Président Macron ne pouvait pas annoncer sa décision de construire de nouveaux réacteurs nucléaires, les EPR2, sans déclarer Cigéo d’utilité publique, ce qui a été fait en juillet 2022. Le projet d’enfouissement, même s’il ne concerne qu’une partie infime des déchets produits par l’industrie nucléaire (les plus dangereux et de loin) est le corollaire de sa relance à marche forcée.
En décembre 2023, Sébastien Combrez, président de la sûreté de l’Andra, annonçait « qu’il n’y a pas d’élément rédhibitoire » à ce que le site accueille les déchets du « nouveau nucléaire ». L’emprise du stockage serait plus importante, la durée de vie du site allongée de dizaines d’années, mais cela ne poserait pas de problème particulier ; une affirmation alors basée sur aucune étude supplémentaire !
L’Andra s’est voulue rassurante, estimant que Cigéo pourrait tout à fait absorber la hausse engendrée par l’exploitation de six EPR2, qui générerait 16% de déchets de haute-activité à vie-longue (HAVL) supplémentaires, comme le rapportait L’Usine Nouvelle en décembre 2023. Toujours selon le média, le volume des déchets de moyenne-activité à vie-longue (MA-VL) pourrait quant à lui croître de 4 à 6%.
Mais de quelle relance parle-t-on au juste ? « Je souhaite que six EPR soient construits et que nous lancions les études sur la construction de huit EPR additionnels » annonçait Emmanuel Macron à Belfort. Si de (mauvaise) aventure le gouvernement prévoyait la construction de 14 EPR2, quelles seraient les implications pour Cigéo ? La conception du site en serait-elle modifiée ? Ou… faudrait-il construire de nouveaux Cigéo ?
Une demande de création en cours malgré des chiffres obsolètes
Alors que de nombreuses interrogations planent encore, le projet en est pourtant déjà à sa demande d’autorisation de création (DAC). Et la présentation de cette demande par l’Andra fait grincer des dents. Le powerpoint tout prêt, diffusé devant les conseils municipaux des communes environnantes, devant les établissements scolaires, mais aussi devant toutes les instances officielles comporte des informations qui sont aujourd’hui complètement mensongères. Le projet n’a plus rien à voir avec celui présenté lors des débats publics de 2005 et de 2013, ou celui présenté lors de la demande d’utilité publique, en 2021. Pas même avec celui qui a été présenté début 2023 dans le dossier de DAC... !
L’Andra continue d’affirmer que 83 000 m3 de déchets radioactifs seraient enfouis à 500 mètres sous terre dans une zone de stockage de 15 km2, au sein de 250 km d’alvéoles, pour un coût de 25 milliards d’euros, sur 120 ans d’exploitation. Tous ces chiffres, à l’exception des 500 mètres sous terre, sont désormais faux ! Résumons :
- Inventaire : qui peut dire que le projet Cigéo comportera 83 000 m3 de déchets ? L’inventaire n’est pas définitif, lui aussi est évolutif. Rien n’est clair !
- 15 km2 : alors que le dossier de DAC maintient une surface souterraine de stockage de 15 km², celle-ci a bel et bien été doublée (29 km2) fin 2021, au moment de la DUP à la demande de l’Andra. Lorsque nous interrogeons l’agence sur ce sujet, ses réponses sont nébuleuses. Répondre honnêtement reviendrait à assumer que pour Cigéo, elle voit déjà plus grand...
- 250 km d’alvéoles : sans connaître l’inventaire définitif des déchets, impossible d’estimer le dimensionnement du stockage et le nombre de galeries.
- 25 milliards d’euros : sans doute le chiffre le plus mensonger, tant il ne repose que sur le choix arbitraire de Ségolène Royal, qui avait tranché entre le coût de 17 milliards estimé par EDF et celui de l’Andra qui était de 35 milliards, comme le rapportait alors Actu Environnement. Au stade de la DAC (et encore moins de la DUP), aucune actualisation du coût n’a encore été réalisée alors qu’il s’agit d’une exigence de la Cour des Comptes. Et ce coût n’intègre pas la réversibilité du projet, encore moins la récupérabilité… Il ne s’agissait que d’un coût "objectif" (à atteindre), pas d’un coût réaliste : on peut donc facilement s’attendre à une augmentation spectaculaire de ce coût au fur et à mesure de l’avancée du projet.
- 120 ans : aujourd’hui, nous sommes plutôt sur un projet sans date de fin ! En y regardant de plus près, la date de fermeture définitive du stockage actuellement retenue dans les études d’adaptabilité est autour de 2155. [1] Stocker les déchets produits par six nouveaux réacteurs conduirait à la décaler de plusieurs dizaines d’années, d’autant plus qu’un déchet HA-VL doit refroidir 70 ans après vitrification [2]. Progressivement, la fermeture se rapproche de l’horizon de 2200... Vertigineux !
Alors que l’Andra a longtemps eu intérêt à présenter un projet « figé » dans le temps, ce dernier glisse aujourd’hui vers un projet adaptable à toutes situations ; ce qui est très confortable pour la relance du nucléaire, moins pour toute la dimension (déjà très malmenée) de démocratie participative.
L’Andra répondra que le projet qui pourrait être autorisé en 2027 ne porterait que sur ce qui a été présenté dans le dossier de demande d’autorisation actuel. Néanmoins, c’est bel et bien un projet particulièrement modelable en réalité. Demander à la population de se prononcer sur un projet dont on ne connaît pas les contours, ni le coût, ni la durée, ni l’ensemble des impacts ? Le gouvernement n’en semble pas gêné. Une entourloupe magistrale !
- Juliette Geoffroy, pour le collectif contre l’enfouissement des déchets radioactifs (CEDRA)
Notes
[1] Évaluation socioéconomique du projet global Cigéo, Andra, Août 2020, p.48
[2] Procédé industriel permettant de renfermer des produits issus de la fission nucléaire.
Fin 2021, lors de l’enquête publique sur la demande d’utilité publique (DUP) du projet Cigéo d’enfouissement des déchets radioactifs à Bure, la surface de stockage souterrain avait été doublée, passant de 15 km² à 29 km², sans aucune explication. Libre à chacun·e d’en imaginer les raisons : anticipation de l’accueil des combustibles usés s’ils venaient à être considérés comme des déchets radioactifs (ce qu’ils sont en réalité !) ? Agrandissement du projet Cigéo dans l’éventualité d’une relance du nucléaire ? Une hypothèse rendue plus que tangible lors du discours d’E. Macron à Belfort début 2022, dans lequel il entérinait sa volonté de relancer un programme électronucléaire en France.
Cigéo, un projet au service de la relance du nucléaire en France ?
Une chose est sûre, le Président Macron ne pouvait pas annoncer sa décision de construire de nouveaux réacteurs nucléaires, les EPR2, sans déclarer Cigéo d’utilité publique, ce qui a été fait en juillet 2022. Le projet d’enfouissement, même s’il ne concerne qu’une partie infime des déchets produits par l’industrie nucléaire (les plus dangereux et de loin) est le corollaire de sa relance à marche forcée.
En décembre 2023, Sébastien Combrez, président de la sûreté de l’Andra, annonçait « qu’il n’y a pas d’élément rédhibitoire » à ce que le site accueille les déchets du « nouveau nucléaire ». L’emprise du stockage serait plus importante, la durée de vie du site allongée de dizaines d’années, mais cela ne poserait pas de problème particulier ; une affirmation alors basée sur aucune étude supplémentaire !
L’Andra s’est voulue rassurante, estimant que Cigéo pourrait tout à fait absorber la hausse engendrée par l’exploitation de six EPR2, qui générerait 16% de déchets de haute-activité à vie-longue (HAVL) supplémentaires, comme le rapportait L’Usine Nouvelle en décembre 2023. Toujours selon le média, le volume des déchets de moyenne-activité à vie-longue (MA-VL) pourrait quant à lui croître de 4 à 6%.
Mais de quelle relance parle-t-on au juste ? « Je souhaite que six EPR soient construits et que nous lancions les études sur la construction de huit EPR additionnels » annonçait Emmanuel Macron à Belfort. Si de (mauvaise) aventure le gouvernement prévoyait la construction de 14 EPR2, quelles seraient les implications pour Cigéo ? La conception du site en serait-elle modifiée ? Ou… faudrait-il construire de nouveaux Cigéo ?
Une demande de création en cours malgré des chiffres obsolètes
Alors que de nombreuses interrogations planent encore, le projet en est pourtant déjà à sa demande d’autorisation de création (DAC). Et la présentation de cette demande par l’Andra fait grincer des dents. Le powerpoint tout prêt, diffusé devant les conseils municipaux des communes environnantes, devant les établissements scolaires, mais aussi devant toutes les instances officielles comporte des informations qui sont aujourd’hui complètement mensongères. Le projet n’a plus rien à voir avec celui présenté lors des débats publics de 2005 et de 2013, ou celui présenté lors de la demande d’utilité publique, en 2021. Pas même avec celui qui a été présenté début 2023 dans le dossier de DAC... !
L’Andra continue d’affirmer que 83 000 m3 de déchets radioactifs seraient enfouis à 500 mètres sous terre dans une zone de stockage de 15 km2, au sein de 250 km d’alvéoles, pour un coût de 25 milliards d’euros, sur 120 ans d’exploitation. Tous ces chiffres, à l’exception des 500 mètres sous terre, sont désormais faux ! Résumons :
- Inventaire : qui peut dire que le projet Cigéo comportera 83 000 m3 de déchets ? L’inventaire n’est pas définitif, lui aussi est évolutif. Rien n’est clair !
- 15 km2 : alors que le dossier de DAC maintient une surface souterraine de stockage de 15 km², celle-ci a bel et bien été doublée (29 km2) fin 2021, au moment de la DUP à la demande de l’Andra. Lorsque nous interrogeons l’agence sur ce sujet, ses réponses sont nébuleuses. Répondre honnêtement reviendrait à assumer que pour Cigéo, elle voit déjà plus grand...
- 250 km d’alvéoles : sans connaître l’inventaire définitif des déchets, impossible d’estimer le dimensionnement du stockage et le nombre de galeries.
- 25 milliards d’euros : sans doute le chiffre le plus mensonger, tant il ne repose que sur le choix arbitraire de Ségolène Royal, qui avait tranché entre le coût de 17 milliards estimé par EDF et celui de l’Andra qui était de 35 milliards, comme le rapportait alors Actu Environnement. Au stade de la DAC (et encore moins de la DUP), aucune actualisation du coût n’a encore été réalisée alors qu’il s’agit d’une exigence de la Cour des Comptes. Et ce coût n’intègre pas la réversibilité du projet, encore moins la récupérabilité… Il ne s’agissait que d’un coût "objectif" (à atteindre), pas d’un coût réaliste : on peut donc facilement s’attendre à une augmentation spectaculaire de ce coût au fur et à mesure de l’avancée du projet.
- 120 ans : aujourd’hui, nous sommes plutôt sur un projet sans date de fin ! En y regardant de plus près, la date de fermeture définitive du stockage actuellement retenue dans les études d’adaptabilité est autour de 2155. [1] Stocker les déchets produits par six nouveaux réacteurs conduirait à la décaler de plusieurs dizaines d’années, d’autant plus qu’un déchet HA-VL doit refroidir 70 ans après vitrification [2]. Progressivement, la fermeture se rapproche de l’horizon de 2200... Vertigineux !
Alors que l’Andra a longtemps eu intérêt à présenter un projet « figé » dans le temps, ce dernier glisse aujourd’hui vers un projet adaptable à toutes situations ; ce qui est très confortable pour la relance du nucléaire, moins pour toute la dimension (déjà très malmenée) de démocratie participative.
L’Andra répondra que le projet qui pourrait être autorisé en 2027 ne porterait que sur ce qui a été présenté dans le dossier de demande d’autorisation actuel. Néanmoins, c’est bel et bien un projet particulièrement modelable en réalité. Demander à la population de se prononcer sur un projet dont on ne connaît pas les contours, ni le coût, ni la durée, ni l’ensemble des impacts ? Le gouvernement n’en semble pas gêné. Une entourloupe magistrale !
- Juliette Geoffroy, pour le collectif contre l’enfouissement des déchets radioactifs (CEDRA)
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