Dossier : Les dessous de la relance
Jouer les prolongations : une partie à haut risque
La relance du nucléaire a plusieurs cordes à son arc. La prolongation du fonctionnement des réacteurs existants est l’une d’elles. Mais repousser la fin de vie a toujours un prix, et peut s’avérer être un jeu dangereux. EDF détient-il, comme il l’annonce, les atouts nécessaires pour gagner cette partie, ou y va-t-il au bluff ?
Les réacteurs nucléaires français ont été conçus pour fonctionner 40 ans et ont tous été mis en service à peu près en même temps, entre les années 1980 et 2000. Une donne de départ qui pose d’entrée de jeu un principe simple : ils arriveront tous en fin de vie entre 2020 et 2040. À moins de miser sur la prolongation. Ce que EDF estime tout à fait jouable malgré des composants non-remplaçables, un vieillissement accéléré et l’apparition de phénomènes non anticipés.
Les dés étaient pipés
En 2021, lorsque les 32 réacteurs de 900 MWe, les plus anciens du parc, ont atteint 40 ans, il a été décidé qu’ils pouvaient continuer à produire de l’électricité encore 10 années [1]. À condition de passer un examen approfondi, d’être dotés de nouveaux systèmes pour les rendre plus « sûrs » (ou plutôt un peu moins risqués) et de procéder à de très, très nombreuses « remises en conformité » (comprenez réparations).
À partir de 2023, c’est pour les réacteurs de la génération suivante, les 20 réacteurs de 1300 MWe, que la question se pose. Des réunions publiques sont organisées [2] pour que les citoyen·nes puissent s’exprimer : il s’agit quand même de la politique énergétique du pays pour la prochaine décennie ! Mais plutôt que de demander « Faut-il faire fonctionner ces réacteurs nucléaires encore 10 ans ? », la question posée est « À quelle condition peut-on les faire marcher encore 10 ans ? ». Une nuance qui a toute son importance : la prolongation n’est pas une question de volonté populaire, c’est la conséquence de choix politico-industriels. Pour avoir tout misé sur le nucléaire, au détriment du développement des énergies renouvelables qui accusent un sacré retard [3], la partie devient serrée : si on ferme les centrales nucléaires, comment la France va-t-elle produire son électricité ?
Il s’agit donc de décider de l’avenir énergétique du pays, et de voir loin. Car même si le gouvernement choisit de continuer à parier sur l’industrie atomique, un réacteur ne se construit pas en un jour. En juin 2023, EDF a donc rendu un rapport à la ministre de la Transition énergétique sur la capacité de ses réacteurs à fonctionner jusqu’à leur 60 ans et même au-delà. L’ASN ayant entre autres la mission d’éclairer le débat sur la politique énergétique, le rapport d’EDF a atterri sur son bureau.
Un jeu dangereux
L’avis de l’ASN sur ce rapport [4] n’a pas fait un pli. Les éléments avancés par EDF ne sont ni assez solides, ni suffisants. L’industriel a jusqu’à fin 2024 pour faire des études plus poussées et apporter la démonstration de la faisabilité technique de la prolongation. L’ASN dira ce qu’elle en pense fin 2026. Elle pointe à EDF les sujets les plus critiques sur lesquels il doit plancher en priorité, et rappelle qu’il y a plusieurs autres facteurs à ne pas oublier.
Au plan matériel, les cuves et les enceintes des réacteurs ne sont pas remplaçables, et certaines tuyauteries ne le sont que très difficilement. Or, ces composants posent déjà problème.
L’acier des tuyaux et des cuves vieillit mal : fragilisé par les chocs thermiques et les radiations, le métal résiste de moins en moins bien au fil du temps. Un phénomène aggravé par les défauts de fabrication qui sont malheureusement assez courants. Pour l’ASN, la rupture du métal n’est pas exclue et les arguments d’EDF, qui affirme le contraire, sont insuffisants. Quant aux enceintes des réacteurs, elles ont des fuites, et certaines sont apparues rapidement. Leur étanchéité est pourtant cruciale puisque leur fonction est de contenir une explosion et d’éviter des rejets radioactifs dans l’environnement. Le problème va coûter très cher, en temps et en argent.
L’ASN pointe aussi les « conditions d’exploitation », la manière de piloter les réacteurs. Arrêts et redémarrages répétés provoquent des chocs de température qui font vieillir plus vite les équipements. Idem avec l’augmentation de puissance que EDF a mise en œuvre sur quelques réacteurs et qui est à l’étude pour d’autres. Plus de chaleur et plus de radiations provoquent plus d’usure.
Miser à l’aveugle
Tous ces problèmes, EDF ne les a pas anticipés. Il pensait tout savoir, maîtriser parfaitement ses procédés industriels, et semble contre toute logique toujours aussi confiant. L’ASN le met en garde : les réacteurs ne sont pas à l’abri d’autres imprévus (type corrosion sous contrainte) qui peuvent imposer l’arrêt simultané de plusieurs réacteurs (puisqu’ils sont identiques) et stopper net la production d’électricité. Exit la sécurité d’approvisionnement censée être garantie par la politique énergétique.
L’ASN rappelle aussi d’autres aspects à ne pas négliger avant d’acter une prolongation. La géologie par exemple : en 2019, un tremblement de terre a balayé les certitudes en la matière. Il s’est avéré que certaines failles sismiques n’ont pas été prises en compte lors du choix des sites nucléaires. C’est le cas de Cruas (Drôme), qui devra fermer peu importe son âge si les études confirment que la centrale est construite sur une de ces failles.
Pareil concernant le changement climatique. Les phénomènes météorologiques deviennent plus intenses, plus fréquents et difficilement prévisibles. Pour que les centrales puissent leur résister, de longs et coûteux travaux sont nécessaires. Les conditions environnementales aussi ont changé : la disponibilité de l’eau, les températures… Or, ces facteurs ont des conséquences directes sur le fonctionnement des réacteurs (notamment en termes de refroidissement) et changent l’impact des prélèvements d’eau et des rejets dans l’environnement (la dilution des rejets devient plus difficile, le partage de la ressource avec d’autres usages plus problématique). L’ASN est très claire : EDF ne peut pas affirmer qu’il est possible de jouer les prolongations sans réévaluer les impacts des réacteurs, calculer leurs effets cumulés à l’échelle des territoires hydrographiques et revoir ces estimations plus souvent qu’une fois tous les 10 ans.
Cuves, tuyaux, enceintes, changement climatique, inconnues multiples… La prolongation du parc nucléaire pose de très sérieuses questions, qui doivent être abordées avec prudence et humilité. Quand bien même la sphère politico-industrielle voudrait parier à la va-vite, repousser la fin de vie a toujours un prix et c’est souvent très cher payé. Jouer les prolongations est un jeu dangereux. Ce jeu en vaut-il la chandelle ?
- Laure Barthélemy