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Sortir du nucléaire, catastrophe industrielle ou remède au chômage ?

Article publié le 29 mai 2013



Au cours du « grand débat sur la transition énergétique », industriels et syndicats n’ont eu que ce mot à la bouche : sortir du nucléaire, c’est licencier en masse et ouvrir la voie aux délocalisations massives. Dans un pays touché par la crise, l’argument trouve un écho. Mais est-il fondé ?

Au fait, combien d’emplois pèse réellement le nucléaire ?

Fantasmes, guerre des chiffres ? Même les acteurs du nucléaire ne s’accordent pas sur ce point. En novembre 2011, Henri Proglio, patron d’EDF, évoquait un million d’emplois menacés en cas de sortie du nucléaire : 400 000 dans la filière elle-même, 100 000 liés à ses futurs développements… et 500 000 dans les filières fortement consommatrices d’électricité, qui iraient s’expatrier ailleurs si elles étaient privées de courant bon marché [1]. Mais pour Anne Lauvergeon, Henri Proglio aurait « fumé la moquette » (sic !). Faisant référence à une étude commandée au cabinet PriceWaterhouse Cooper, l’ancienne PDG d’Areva table plutôt 400 000 emplois, dont 125 000 directement liés à la filière.

Une enquête menée par Bastamag [2] revoit encore à la baisse ce dernier chiffre. 18 000 salariés d’EDF employés dans les centrales, environ 20 000 sous-traitants pour la maintenance, quelque 47 000 « collaborateurs » d’Areva, 16 000 employés du Commissariat à l’Énergie Atomique et environ 2000 dans différentes institutions (ASN, Andra…), donneraient environ 106 000 emplois directs. Pas négligeable, mais on est loin du million.

Quant aux 100 000 emplois dans le développement de la filière, ils semblent tout droit sortis de l’imagination de M. Proglio. Freinée par la catastrophe de Fukushima, l’industrie nucléaire mondiale est bien loin de sa période de gloire des années 1980. Ni les commandes de réacteurs en Turquie, ni les projets en Grande-Bretagne ne permettront de doubler les effectifs de la filière. Les recrutements prévus dans les années à venir… sont avant tout destinés à compenser les nombreux départs en retraite chez EDF.

Enfin, agiter la menace de la suppression soudaine d’une centaine de milliers d’emplois ne correspond à rien de réaliste. Même le plus radical des scénarios de sortie ne prévoirait pas de mettre à la porte du jour au lendemain des techniciens dont les compétences sont précieuses pour préparer la fin de vie et le démantèlement des installations. Par ailleurs, on pourrait envisager de rediriger les travailleurs des sites à arrêter en priorité vers les centrales devant fermer ultérieurement, afin de répartir les tâches et réduire les cadences infernales que subissent les intérimaires. Les départs en retraite permettraient aussi des réductions de personnel sans heurts. Enfin, n’oublions pas que les salariés d’EDF, contrairement aux ouvriers de Florange, bénéficient d’une garantie d’emploi !

632 000 emplois créés d’ici à 2030

Surtout, sortir du nucléaire, ce n’est pas seulement fermer des réacteurs ! C’est aussi mettre en place une autre politique énergétique, reposant sur la réduction des consommations d’énergie et le développement d’autres moyens de production d’électricité : des activités qui ne peuvent s’effectuer sans main-d’œuvre !

L’association Négawatt s’est ainsi attaquée à une évaluation économique de son scénario de transition énergétique publié en 2011, qui propose l’abandon du nucléaire et une réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre [3]. Pilotée par l’économiste Philippe Quirion, une étude minutieuse s’est attachée à décliner pour 118 secteurs d’activité les impacts de ce scénario [4], en calculant le nombre d’emplois par millions d’euros dépensés dans chaque branche, et en comparant ces résultats avec ceux obtenus dans un scénario « tendanciel » où la production nucléaire actuelle serait maintenu, les réacteurs existants prolongés, de nombreux EPR construits et les énergies fossiles toujours massivement utilisées.

Qu’observe-t-on alors ? Sans surprise, le scénario Négawatt voit disparaître des emplois dans les secteurs fortement émetteurs (transports routiers et aériens) et dans les énergies polluantes, nucléaire en tête. En comparaison avec le scénario tendanciel, la perte d’emplois directs et indirects liée à la fermeture de réacteurs dans le scénario Négawatt évolue de 65 000 (en 2020) à 56 000 (en 2030), en passant par un maximum de 92 000 en 2025 [5]. Les créations d’emplois dans le démantèlement compensent de manière marginale ces suppressions. Toutefois, les auteurs eux-mêmes nuancent ces chiffres : le scénario de poursuite du nucléaire pris comme base repose en effet sur des hypothèses peu réalistes, comme la mise en route d’un EPR par an à partir de 2023, pour un coût de construction de 6,4 milliards d’euros par réacteur. Les pertes d’emplois, en toute logique, pourraient être moins importantes. [6] !

En revanche, ces pertes d’emplois sont très largement compensées par l’essor d’autres secteurs. Concernant les énergies renouvelables (solaire thermique et photovoltaïque, éolien, biomasse…), le scénario Négawatt promet la création de 187 000 emplois supplémentaires par rapport au scénario « tendanciel » en 2020, et 335 000 en 2030. Mais c’est la rénovation des bâtiments qui fournit le plus gros contingent de nouveaux emplois : 213 000 en 2020 et 473 000 en 2030 par rapport au scénario tendanciel. En effet, l’amélioration de l’isolation est l’un des plus gros levier pour réduire les consommations d’énergies. Dans le scénario Négawatt, on préfère d’ailleurs largement rénover que construire de nouveaux bâtiments, pour économiser l’espace, les matières premières et l’énergie.

Par ailleurs, les économies d’énergie réalisées représentent aussi des sommes économisées, qui peuvent être consacrées à la création d’autres activités dans d’autres secteurs. On part en effet du principe que l’argent qu’un ménage ne consacre plus à sa facture énergétique ou aux activités polluantes en général peut lui permettre de consommer d’autres biens – une fois déduit le coût des renouvelables et de l’efficacité énergétique. Pour Négawatt, cet « effet induit » conduit à la création de 97 000 emplois en 2020 et 527 000 en 2030, toujours par rapport au scénario tendanciel.

Effet du scénario Négawatt sur l’emploi, en comparant avec le scénario tendanciel (en millier d’emplois à temps plein)

Cliquer sur la vignette

Au final, les secteurs favorisés par la transition énergétique étant beaucoup plus intensifs en emplois, l’effet net sur l’emploi est largement positif. On aboutit donc en 2020 à 235 000 emplois de plus que dans le scénario tendanciel, et 632 000 en 2030 ! Nulle délocalisation massive au final, et au contraire une meilleure répartition d’emplois locaux sur tout le territoire. Et ce, sans surcoût, puisqu’on part d’un même investissement de départ, réparti différemment, dans les deux scénarios. Mieux encore : le projet Négawatt, caractérisé par les économies d’énergie et l’abandon du nucléaire, permet d’économiser 5 milliards d’euros par rapport au scénario tendanciel.

La sortie du nucléaire, dans une perspective de transition énergétique, peut donc être considérée comme une partie de la solution face au chômage. Pour cela, l’enjeu crucial est évidemment la formation, pour préparer aux métiers d’avenir… et préparer la reconversion des salariés de l’industrie nucléaire. Certes, celle-ci nécessitera sans doute du temps. Mais la vague des départs en retraite à venir la rendra sans doute plus simple à gérer. Et surtout, n’est-il pas souhaitable pour tout le monde que des travailleurs ne soient plus irradiés pour produire notre électricité ?


Notes

[3Nous nous penchons ici sur le scénario Négawatt dans la mesure où il s’agit d’un travail unique par son ampleur et son sérieux, et à ce jour de la seule étude d’évaluation des retombées nationales d’une sortie du nucléaire en termes d’emploi. Cela ne signifie cependant pas une prise de position quant au délai de sortie retenu pour ce scénario.

[5Voir la synthèse de l’étude, téléchargeable sur le site de l’association Négawatt : https://www.negawatt.org/telechargement/Etude%20eco/Synthese_emploi_scenario-negaWatt_29-03-2013.pdf

[6Pour rappel, le coût de l’EPR en construction à Flamanville s’élève actuellement à 8,5 milliards d’euros.

Au cours du « grand débat sur la transition énergétique », industriels et syndicats n’ont eu que ce mot à la bouche : sortir du nucléaire, c’est licencier en masse et ouvrir la voie aux délocalisations massives. Dans un pays touché par la crise, l’argument trouve un écho. Mais est-il fondé ?

Au fait, combien d’emplois pèse réellement le nucléaire ?

Fantasmes, guerre des chiffres ? Même les acteurs du nucléaire ne s’accordent pas sur ce point. En novembre 2011, Henri Proglio, patron d’EDF, évoquait un million d’emplois menacés en cas de sortie du nucléaire : 400 000 dans la filière elle-même, 100 000 liés à ses futurs développements… et 500 000 dans les filières fortement consommatrices d’électricité, qui iraient s’expatrier ailleurs si elles étaient privées de courant bon marché [1]. Mais pour Anne Lauvergeon, Henri Proglio aurait « fumé la moquette » (sic !). Faisant référence à une étude commandée au cabinet PriceWaterhouse Cooper, l’ancienne PDG d’Areva table plutôt 400 000 emplois, dont 125 000 directement liés à la filière.

Une enquête menée par Bastamag [2] revoit encore à la baisse ce dernier chiffre. 18 000 salariés d’EDF employés dans les centrales, environ 20 000 sous-traitants pour la maintenance, quelque 47 000 « collaborateurs » d’Areva, 16 000 employés du Commissariat à l’Énergie Atomique et environ 2000 dans différentes institutions (ASN, Andra…), donneraient environ 106 000 emplois directs. Pas négligeable, mais on est loin du million.

Quant aux 100 000 emplois dans le développement de la filière, ils semblent tout droit sortis de l’imagination de M. Proglio. Freinée par la catastrophe de Fukushima, l’industrie nucléaire mondiale est bien loin de sa période de gloire des années 1980. Ni les commandes de réacteurs en Turquie, ni les projets en Grande-Bretagne ne permettront de doubler les effectifs de la filière. Les recrutements prévus dans les années à venir… sont avant tout destinés à compenser les nombreux départs en retraite chez EDF.

Enfin, agiter la menace de la suppression soudaine d’une centaine de milliers d’emplois ne correspond à rien de réaliste. Même le plus radical des scénarios de sortie ne prévoirait pas de mettre à la porte du jour au lendemain des techniciens dont les compétences sont précieuses pour préparer la fin de vie et le démantèlement des installations. Par ailleurs, on pourrait envisager de rediriger les travailleurs des sites à arrêter en priorité vers les centrales devant fermer ultérieurement, afin de répartir les tâches et réduire les cadences infernales que subissent les intérimaires. Les départs en retraite permettraient aussi des réductions de personnel sans heurts. Enfin, n’oublions pas que les salariés d’EDF, contrairement aux ouvriers de Florange, bénéficient d’une garantie d’emploi !

632 000 emplois créés d’ici à 2030

Surtout, sortir du nucléaire, ce n’est pas seulement fermer des réacteurs ! C’est aussi mettre en place une autre politique énergétique, reposant sur la réduction des consommations d’énergie et le développement d’autres moyens de production d’électricité : des activités qui ne peuvent s’effectuer sans main-d’œuvre !

L’association Négawatt s’est ainsi attaquée à une évaluation économique de son scénario de transition énergétique publié en 2011, qui propose l’abandon du nucléaire et une réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre [3]. Pilotée par l’économiste Philippe Quirion, une étude minutieuse s’est attachée à décliner pour 118 secteurs d’activité les impacts de ce scénario [4], en calculant le nombre d’emplois par millions d’euros dépensés dans chaque branche, et en comparant ces résultats avec ceux obtenus dans un scénario « tendanciel » où la production nucléaire actuelle serait maintenu, les réacteurs existants prolongés, de nombreux EPR construits et les énergies fossiles toujours massivement utilisées.

Qu’observe-t-on alors ? Sans surprise, le scénario Négawatt voit disparaître des emplois dans les secteurs fortement émetteurs (transports routiers et aériens) et dans les énergies polluantes, nucléaire en tête. En comparaison avec le scénario tendanciel, la perte d’emplois directs et indirects liée à la fermeture de réacteurs dans le scénario Négawatt évolue de 65 000 (en 2020) à 56 000 (en 2030), en passant par un maximum de 92 000 en 2025 [5]. Les créations d’emplois dans le démantèlement compensent de manière marginale ces suppressions. Toutefois, les auteurs eux-mêmes nuancent ces chiffres : le scénario de poursuite du nucléaire pris comme base repose en effet sur des hypothèses peu réalistes, comme la mise en route d’un EPR par an à partir de 2023, pour un coût de construction de 6,4 milliards d’euros par réacteur. Les pertes d’emplois, en toute logique, pourraient être moins importantes. [6] !

En revanche, ces pertes d’emplois sont très largement compensées par l’essor d’autres secteurs. Concernant les énergies renouvelables (solaire thermique et photovoltaïque, éolien, biomasse…), le scénario Négawatt promet la création de 187 000 emplois supplémentaires par rapport au scénario « tendanciel » en 2020, et 335 000 en 2030. Mais c’est la rénovation des bâtiments qui fournit le plus gros contingent de nouveaux emplois : 213 000 en 2020 et 473 000 en 2030 par rapport au scénario tendanciel. En effet, l’amélioration de l’isolation est l’un des plus gros levier pour réduire les consommations d’énergies. Dans le scénario Négawatt, on préfère d’ailleurs largement rénover que construire de nouveaux bâtiments, pour économiser l’espace, les matières premières et l’énergie.

Par ailleurs, les économies d’énergie réalisées représentent aussi des sommes économisées, qui peuvent être consacrées à la création d’autres activités dans d’autres secteurs. On part en effet du principe que l’argent qu’un ménage ne consacre plus à sa facture énergétique ou aux activités polluantes en général peut lui permettre de consommer d’autres biens – une fois déduit le coût des renouvelables et de l’efficacité énergétique. Pour Négawatt, cet « effet induit » conduit à la création de 97 000 emplois en 2020 et 527 000 en 2030, toujours par rapport au scénario tendanciel.

Effet du scénario Négawatt sur l’emploi, en comparant avec le scénario tendanciel (en millier d’emplois à temps plein)

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Au final, les secteurs favorisés par la transition énergétique étant beaucoup plus intensifs en emplois, l’effet net sur l’emploi est largement positif. On aboutit donc en 2020 à 235 000 emplois de plus que dans le scénario tendanciel, et 632 000 en 2030 ! Nulle délocalisation massive au final, et au contraire une meilleure répartition d’emplois locaux sur tout le territoire. Et ce, sans surcoût, puisqu’on part d’un même investissement de départ, réparti différemment, dans les deux scénarios. Mieux encore : le projet Négawatt, caractérisé par les économies d’énergie et l’abandon du nucléaire, permet d’économiser 5 milliards d’euros par rapport au scénario tendanciel.

La sortie du nucléaire, dans une perspective de transition énergétique, peut donc être considérée comme une partie de la solution face au chômage. Pour cela, l’enjeu crucial est évidemment la formation, pour préparer aux métiers d’avenir… et préparer la reconversion des salariés de l’industrie nucléaire. Certes, celle-ci nécessitera sans doute du temps. Mais la vague des départs en retraite à venir la rendra sans doute plus simple à gérer. Et surtout, n’est-il pas souhaitable pour tout le monde que des travailleurs ne soient plus irradiés pour produire notre électricité ?



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