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Sortir du nucléaire n°76



Hiver 2018

Alternatives

Initiation aux fondamentaux d’une solution énergétique

Article paru dans la revue Sortir du nucléaire n°76 - Hiver 2018

 Alternatives et sortie du nucléaire


L’association Les Vagabonds de l’énergie étudie le secteur de l’énergie aux quatre coins du monde depuis 2010. La gravité de la situation énergétique démontre que notre philosophie, notre organisation sociale et nos outils techniques échouent à nous assurer un avenir viable. Ils nous font part ici de leur approche et de leur analyse.



Les Vagabonds de l’énergie défendent l’idée que la question énergétique doit devenir de moins en moins une question technique et de plus en plus une question sociologique. Toutes les activités humaines reposent sur leur alimentation en énergie. Elle est évidemment un enjeu social avant même d’être une question technique. L’accès à l’énergie et l’impact de son utilisation sur la nature conditionnent notre avenir. Mais nous concevons cela uniquement sous l’angle de problèmes techniques à résoudre. Or la technique n’a aucune conception du futur. Va-t-elle continuer à nous guider aveuglément, ou bien allons-nous autoriser notre sociologie et notre philosophie à penser notre destination collective ?

L’humain comme paramètre incontournable

Ce sont les facteurs humains qui déterminent le succès ou non, sur le terrain, des solutions techniques. Des techniques qui réussissent à un endroit, échouent à un autre. Une solution performante en laboratoire ne l’est pas systématiquement sur le terrain. Les alternatives ne peuvent trouver leur place que si le tissu social est prêt à les recevoir. Les Vagabonds de l’énergie identifient partout dans le monde des exemples concrets qui démontrent que l’humain doit être pensé comme faisant partie intégrante du système énergétique, car c’est lui qui consomme. Et quelles que soient les technologies utilisées (même les plus performantes en théorie), in fine, l’humain impose son mode d’utilisation et donc décide des performances.

Où commence la technique, où finit la géopolitique ? Les Vagabonds de l’énergie en 2010, posant le pied sur le gazoduc en construction, reliant la Russie à l’Allemagne.
© Les Vagabonds de l’énergie

Or, les ingénieur.e.s excluent les facteurs humains de leurs calculs parce que tout ce qui ne peut pas être mesuré avec précision est exclu. Or une analyse scientifique et rigoureuse ne pourrait exclure une variable importante au prétexte qu’elle n’est pas facilement mesurable. En le faisant, les technicien.ne.s se sont écarté.e.s gravement des lois de la raison, qu’ils promeuvent par ailleurs. Exclure l’humain de ces questions, ce n’est plus faire de la science, c’est autre chose. Les Vagabonds de l’énergie font l’expérience, et c’est incroyable qu’il faille encore la faire, que l’humain n’est pas négligeable. On ne peut pas dessiner un système énergétique sans y intégrer son paysage d’interactions socio-économiques : l’accès à l’énergie alimente l’économie locale, impose une régulation, contraint les échanges entre les individus et canalise les relations sociales. Pour finir les usages de l’énergie sont détournés : il arrive que la voiture serve à endormir bébé ; que l’avion transporte les gens plus loin pour des loisirs similaires, que le recours à l’éclairage publique serve en réalité le sentiment de sécurité. Au sein du système énergétique, l’humain est le rouage essentiel. L’usage des technologies peut être vu comme des bricolages destinés d’abord à la diminution des préoccupations et des tensions sociales plutôt qu’à un objectif de performance.

Les alternatives ne peuvent trouver leur place que si le tissu social est prêt à les recevoir.
© Les Vagabonds de l’énergie

Il faut un changement. La notion de transition énergétique voudrait l’incarner. Malheureusement le terme de transition [1] est devenu "confortable". Il participe du manque d’intérêt de la population car il laisse entendre qu’une transition technique douce pourrait suffire et que chacun.e pourrait conserver son mode de vie. Mais le fait est que les changements actuels sont trop lents. Beaucoup aspirent donc à une rupture, une révolution sociale et écologique. Mais l’image de la rupture traduit mal le fait que nous devons construire un autre possible pour l’humanité. La notion de construction est ce qui peut faire basculer le plus grand nombre dans un projet d’avenir. Pour avoir une chance de succès, la transition technique doit s’accompagner d’une sorte de "renversement ou de bascule sociologique" qui serait le résultat de l’évolution de nos modes d’organisation, de nos habitudes, de nos usages et de nos mœurs afin de construire une société résiliente et pérenne.

Le voyage comme approche sociologique

Le voyage, tel que les Vagabonds de l’énergie le pratiquent, est une grande source d’enseignements. D’abord, il révèle que l’important est le chemin, pas la destination. La destination aide le voyageur à trouver en lui l’énergie d’avancer. Il en est de même pour le tissu social. Pour créer le mouvement social, la destination doit offrir un intérêt suffisant, représenter un oasis pour le voyageur assoiffé afin qu’il se décide à franchir la distance. Les mouvements de tiers-lieu [2], d’Oasis, éco-villages, de villes en transition, de villages alternatifs, sont des lieux, parmi d’autres, où se conçoit une destination collective. La somme des choix de vie individuels et collectifs sont les bornes qui jalonnent le mouvement social. Ces choix fabriquent le possible, car en dehors des contraintes que nous nous fixons, il n’existe que du possible. Aujourd’hui, il n’y a aucune richesse à se satisfaire de la situation actuelle ou à rêver passivement à une solution technique miracle qui pourrait remplacer le pétrole ou le nucléaire. Le meilleur des partis est de basculer intellectuellement et de découvrir les richesses d’un voyage individuel et collectif.

De l’expression de la contrainte énergétique. Himachal Pradesh, Inde, 2011.
© Les Vagabonds de l’énergie

La deuxième chose qu’enseigne le voyage est qu’il est possible de vivre autrement. La diversité des pratiques, des cultures, des mœurs, des alimentations, des modes d’organisations, etc. que l’on rencontre en chemin permet de se faire une idée de l’ampleur des possibilités de changement ici. L’humain est très souple et a une grande capacité d’adaptation même quand l’environnement social mute. Il est difficile de le percevoir sans faire ce pas de côté qu’apporte le voyage tant les habitudes et les paysages familiers peuvent nous sembler figés.

Une troisième chose que l’on apprend c’est que chaque humain dans ce monde a un avis sur l’énergie : femmes, hommes, étudiant.e.s, ouvrier.e.s, ingénieur.e.s, jeunes, vieux, vieilles, Indien.ne.s, Finlandais.e.s, Russes. Le sujet de l’énergie nous concerne tous et toutes. Interrogeons la pertinence de déléguer cette question aux technicien.ne.s uniquement.

Le point d’entrée pour résoudre la question de l’énergie, c’est donc la sociologie. C’est aussi ce que négaWatt a englobé sous le terme de sobriété [3]. Seulement ce terme traduit mal l’ampleur de ce champ d’investigation. Il ne s’agit pas simplement de supprimer les consommations de veille ou d’éteindre les lumières quand personne n’est dans la pièce. Cela concerne nos institutions, nos industries, nos habitudes, nos cultures alimentaires, etc.

Un changement d’orientation philosophique, sociologique et culturelle est nécessaire si nous voulons faire émerger un avenir viable. Cela passera inévitablement par la redéfinition du rôle social des ingénieur.e.s, des technicien.ne.s, et des sciences "dures" en général, car ils ne seront plus les bâtisseurs du progrès, ils seront des acteurs, parmi d’autres, d’une direction (d’une progression) commune. Et l’ordre intellectuel établi, qui nous amène doucement vers la destruction de la biodiversité, des écosystèmes et d’un milieu naturel viable à la vie humaine, ne tient que par la perfusion qui le maintient dans le confort : le gaspi énergétique mondial. S’émanciper individuellement et collectivement de ce gaspi nécessite aussi de s’émanciper de ce joug intellectuel.

Arnaud Crétot

Après un premier voyage d’étude en 2010-2012, sans l’usage de l’avion, Les Vagabonds de l’énergie, menés par deux jeunes ingénieurs a continué de militer pour casser les barrières idéologiques qui fragmentent les disciplines techniques et les ouvrir aux sciences sociales. Aujourd’hui, une seconde équipe de Vagabonds, Clément Besciani et François Glaizot, parcourt le monde depuis octobre 2017, portés par le même objectif. À leur retour, un film documentaire sera réalisé. Depuis leur création, les Vagabonds de l’énergie ont parcouru une trentaine de pays, visité une centaine de projets énergétiques à travers le monde, rencontré des milliers d’humains, qui espèrent bien, eux aussi, que l’humanité trouvera le chemin.


Notes

[1Le mouvement des villes en transition intègre largement cette notion de changement et de réorganisation sociale. Mais c’est bien l’assimilation de ce terme dans la société civile qui lui donne une forte connotation de transition technique essentiellement. Les villes en transition proposent un de ces progrès possible sur lequel nous avons besoin de réorienter notre destinée collective.

[2Le tiers-lieu, ou la troisième place (traduit de l’anglais The Third Place) fait référence aux environnements sociaux qui viennent après la maison et le travail. Il se rapporte à des espaces où les individus peuvent se rencontrer, se réunir et échanger de façon informelle et est important pour la démocratie et l’engagement civique.

[3NégaWatt a une conception large de la sobriété mais ce terme a pénétré la société civile avec une forte connotation liée aux modes de consommations individuels et aux usages dans l’habitat. Or cette sobriété concerne tous les niveaux de la société et nécessite une réelle approche sociologique de la question de l’énergie.

Les Vagabonds de l’énergie défendent l’idée que la question énergétique doit devenir de moins en moins une question technique et de plus en plus une question sociologique. Toutes les activités humaines reposent sur leur alimentation en énergie. Elle est évidemment un enjeu social avant même d’être une question technique. L’accès à l’énergie et l’impact de son utilisation sur la nature conditionnent notre avenir. Mais nous concevons cela uniquement sous l’angle de problèmes techniques à résoudre. Or la technique n’a aucune conception du futur. Va-t-elle continuer à nous guider aveuglément, ou bien allons-nous autoriser notre sociologie et notre philosophie à penser notre destination collective ?

L’humain comme paramètre incontournable

Ce sont les facteurs humains qui déterminent le succès ou non, sur le terrain, des solutions techniques. Des techniques qui réussissent à un endroit, échouent à un autre. Une solution performante en laboratoire ne l’est pas systématiquement sur le terrain. Les alternatives ne peuvent trouver leur place que si le tissu social est prêt à les recevoir. Les Vagabonds de l’énergie identifient partout dans le monde des exemples concrets qui démontrent que l’humain doit être pensé comme faisant partie intégrante du système énergétique, car c’est lui qui consomme. Et quelles que soient les technologies utilisées (même les plus performantes en théorie), in fine, l’humain impose son mode d’utilisation et donc décide des performances.

Où commence la technique, où finit la géopolitique ? Les Vagabonds de l’énergie en 2010, posant le pied sur le gazoduc en construction, reliant la Russie à l’Allemagne.
© Les Vagabonds de l’énergie

Or, les ingénieur.e.s excluent les facteurs humains de leurs calculs parce que tout ce qui ne peut pas être mesuré avec précision est exclu. Or une analyse scientifique et rigoureuse ne pourrait exclure une variable importante au prétexte qu’elle n’est pas facilement mesurable. En le faisant, les technicien.ne.s se sont écarté.e.s gravement des lois de la raison, qu’ils promeuvent par ailleurs. Exclure l’humain de ces questions, ce n’est plus faire de la science, c’est autre chose. Les Vagabonds de l’énergie font l’expérience, et c’est incroyable qu’il faille encore la faire, que l’humain n’est pas négligeable. On ne peut pas dessiner un système énergétique sans y intégrer son paysage d’interactions socio-économiques : l’accès à l’énergie alimente l’économie locale, impose une régulation, contraint les échanges entre les individus et canalise les relations sociales. Pour finir les usages de l’énergie sont détournés : il arrive que la voiture serve à endormir bébé ; que l’avion transporte les gens plus loin pour des loisirs similaires, que le recours à l’éclairage publique serve en réalité le sentiment de sécurité. Au sein du système énergétique, l’humain est le rouage essentiel. L’usage des technologies peut être vu comme des bricolages destinés d’abord à la diminution des préoccupations et des tensions sociales plutôt qu’à un objectif de performance.

Les alternatives ne peuvent trouver leur place que si le tissu social est prêt à les recevoir.
© Les Vagabonds de l’énergie

Il faut un changement. La notion de transition énergétique voudrait l’incarner. Malheureusement le terme de transition [1] est devenu "confortable". Il participe du manque d’intérêt de la population car il laisse entendre qu’une transition technique douce pourrait suffire et que chacun.e pourrait conserver son mode de vie. Mais le fait est que les changements actuels sont trop lents. Beaucoup aspirent donc à une rupture, une révolution sociale et écologique. Mais l’image de la rupture traduit mal le fait que nous devons construire un autre possible pour l’humanité. La notion de construction est ce qui peut faire basculer le plus grand nombre dans un projet d’avenir. Pour avoir une chance de succès, la transition technique doit s’accompagner d’une sorte de "renversement ou de bascule sociologique" qui serait le résultat de l’évolution de nos modes d’organisation, de nos habitudes, de nos usages et de nos mœurs afin de construire une société résiliente et pérenne.

Le voyage comme approche sociologique

Le voyage, tel que les Vagabonds de l’énergie le pratiquent, est une grande source d’enseignements. D’abord, il révèle que l’important est le chemin, pas la destination. La destination aide le voyageur à trouver en lui l’énergie d’avancer. Il en est de même pour le tissu social. Pour créer le mouvement social, la destination doit offrir un intérêt suffisant, représenter un oasis pour le voyageur assoiffé afin qu’il se décide à franchir la distance. Les mouvements de tiers-lieu [2], d’Oasis, éco-villages, de villes en transition, de villages alternatifs, sont des lieux, parmi d’autres, où se conçoit une destination collective. La somme des choix de vie individuels et collectifs sont les bornes qui jalonnent le mouvement social. Ces choix fabriquent le possible, car en dehors des contraintes que nous nous fixons, il n’existe que du possible. Aujourd’hui, il n’y a aucune richesse à se satisfaire de la situation actuelle ou à rêver passivement à une solution technique miracle qui pourrait remplacer le pétrole ou le nucléaire. Le meilleur des partis est de basculer intellectuellement et de découvrir les richesses d’un voyage individuel et collectif.

De l’expression de la contrainte énergétique. Himachal Pradesh, Inde, 2011.
© Les Vagabonds de l’énergie

La deuxième chose qu’enseigne le voyage est qu’il est possible de vivre autrement. La diversité des pratiques, des cultures, des mœurs, des alimentations, des modes d’organisations, etc. que l’on rencontre en chemin permet de se faire une idée de l’ampleur des possibilités de changement ici. L’humain est très souple et a une grande capacité d’adaptation même quand l’environnement social mute. Il est difficile de le percevoir sans faire ce pas de côté qu’apporte le voyage tant les habitudes et les paysages familiers peuvent nous sembler figés.

Une troisième chose que l’on apprend c’est que chaque humain dans ce monde a un avis sur l’énergie : femmes, hommes, étudiant.e.s, ouvrier.e.s, ingénieur.e.s, jeunes, vieux, vieilles, Indien.ne.s, Finlandais.e.s, Russes. Le sujet de l’énergie nous concerne tous et toutes. Interrogeons la pertinence de déléguer cette question aux technicien.ne.s uniquement.

Le point d’entrée pour résoudre la question de l’énergie, c’est donc la sociologie. C’est aussi ce que négaWatt a englobé sous le terme de sobriété [3]. Seulement ce terme traduit mal l’ampleur de ce champ d’investigation. Il ne s’agit pas simplement de supprimer les consommations de veille ou d’éteindre les lumières quand personne n’est dans la pièce. Cela concerne nos institutions, nos industries, nos habitudes, nos cultures alimentaires, etc.

Un changement d’orientation philosophique, sociologique et culturelle est nécessaire si nous voulons faire émerger un avenir viable. Cela passera inévitablement par la redéfinition du rôle social des ingénieur.e.s, des technicien.ne.s, et des sciences "dures" en général, car ils ne seront plus les bâtisseurs du progrès, ils seront des acteurs, parmi d’autres, d’une direction (d’une progression) commune. Et l’ordre intellectuel établi, qui nous amène doucement vers la destruction de la biodiversité, des écosystèmes et d’un milieu naturel viable à la vie humaine, ne tient que par la perfusion qui le maintient dans le confort : le gaspi énergétique mondial. S’émanciper individuellement et collectivement de ce gaspi nécessite aussi de s’émanciper de ce joug intellectuel.

Arnaud Crétot

Après un premier voyage d’étude en 2010-2012, sans l’usage de l’avion, Les Vagabonds de l’énergie, menés par deux jeunes ingénieurs a continué de militer pour casser les barrières idéologiques qui fragmentent les disciplines techniques et les ouvrir aux sciences sociales. Aujourd’hui, une seconde équipe de Vagabonds, Clément Besciani et François Glaizot, parcourt le monde depuis octobre 2017, portés par le même objectif. À leur retour, un film documentaire sera réalisé. Depuis leur création, les Vagabonds de l’énergie ont parcouru une trentaine de pays, visité une centaine de projets énergétiques à travers le monde, rencontré des milliers d’humains, qui espèrent bien, eux aussi, que l’humanité trouvera le chemin.



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