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Sortir du nucléaire n°59



Novembre 2013

Alternatives

Eigg, l’île des énergies renouvelables

Article paru dans la revue Sortir du nucléaire n°59 - Novembre 2013

 Energies renouvelables


Depuis bientôt quinze ans, l’Écosse mène une politique énergétique audacieuse. Cet îlot quasi autosuffisant de la mer des Hébrides en est le fleuron.



C’est une journée parfaite sur Eigg. Sous un ciel radieux, la silhouette sombre d’An Sgùrr, la plus haute montagne des Hébrides intérieures, petit archipel situé à l’ouest de l’Écosse, contraste avec les collines verdoyantes de l’île. Pas un nuage, pas un souffle de vent.

Sur la jetée, au-dessus d’un restaurant, une lumière rouge invite les 90 habitants à limiter leur consommation d’électricité. "Le barrage ne produit rien, il n’a pas plu depuis quinze jours, explique John Booth, un Anglais volubile venu profiter sur l’île d’Eigg d’une retraite jusqu’ici surtout consacrée à concevoir et superviser le réseau électrique local. Mais les panneaux solaires suffisent. Et ceux que nous allons rajouter permettront en plus de recharger les batteries. Vous savez, nous sommes tout près de Tiree, l’endroit le plus ensoleillé de Grande-Bretagne."

 

La politique écossaise en faveur des renouvelables

Dans la soirée, une légère brise se lève, suffisante pour réactiver les éoliennes, mais pas pour éloigner les midges, les moucherons locaux. Le coucher de soleil baigne de teintes laiteuses la mer et les couches montagneuses visibles depuis Eigg, premier endroit du monde à avoir mis en œuvre un réseau électrique reposant sur trois types d’énergies renouvelables. Comme cette île, l’Écosse a pris avec ferveur le virage des énergies vertes, soutenues par la classe politique locale. Grâce à son pouvoir d’arbitrage sur les projets énergétiques, le gouvernement régional, recréé en 1999 avec la dévolution des pouvoirs voulue par Tony Blair, a encouragé cette décision. En commençant par le plus simple, les éoliennes, à terre, et une production de courant multipliée par vingt en dix ans. Le vent écossais souffle souvent, si fort parfois qu’il pleut presque à l’horizontale. Bilan : la province britannique a produit en 2012 l’équivalent de près de 40 % de sa consommation d’électricité à partir de sources renouvelables (14 646 GWh), contre 12 % en 2002. D’ici à 2020, si elle atteint son objectif, et c’est bien parti pour, ce chiffre sera de 100 %.

"La dévolution a débloqué politiquement le déploiement des renouvelables, se réjouit Lang Banks, responsable de l’ONG WWF pour la région. Depuis, l’Écosse a été à la pointe et a même toujours atteint ses objectifs en avance." À la fin 2012, en plus des 5,9 GW déjà opérationnels, une capacité additionnelle de 4,3 GW était déjà soit en construction, soit approuvée. Et 9 GW de projets étaient à l’étude dans l’éolien offshore. Certains projets se distinguent par leur envergure, comme la plus grande ferme d’éoliennes offshore du monde (339 turbines), ou la plus grande ferme houlomotrice du monde, qui pourrait alimenter jusqu’à 30000 foyers.

 

Comment Eigg s’est émancipée

Sur Eigg, un intense chœur d’oiseaux accompagne le visiteur, où qu’il aille. "Avant, lorsqu’on se promenait dans l’île le soir, on entendait surtout le tac-tac des groupes électrogènes", se souvient Camille Dressler, une Française installée ici depuis plus de trente ans. Pendant longtemps, bloqués dans une situation assez féodale, les habitants d’Eigg n’avaient d’autre choix que de produire eux-mêmes leur électricité. L’endroit était la propriété personnelle d’un riche Britannique, et après lui d’un Allemand, "un escroc", dit-on. Les habitants n’avaient pas de bail, à peu près aucun droit. En 1997, grâce aux problèmes financiers de "l’escroc" et à une souscription publique, ceux-ci purent racheter l’île et amorcer son électrification. Un câble sous-marin depuis l’Écosse aurait été trop cher, et "on n’aurait de toute façon pas voulu du nucléaire produit en Écosse", explique Maggie Fyffe, qui conduisit le rachat de l’île. On s’orienta donc sur du renouvelable. "Nous sommes partis du principe que le système devrait être fondé sur ce qu’on a. Nous avons plein de vent et de pluie en hiver, beaucoup de soleil en été, observe John Booth. Et le prix ne risque pas d’augmenter, contrairement à celui du diesel." Le système, qui fonctionne depuis quatre ans, facturé 21 pence le kWh (24 centimes d’euros), a été conçu avec l’aide de consultants extérieurs : trois barrages cumulant 110 kW de puissance, quatre éoliennes de 6 kW chacune, des panneaux solaires de 10 kW rapidement portés à 30 kW, et pour lisser l’intermittence, 96 batteries de 4V absorbant ou délivrant l’électricité disponible… Coût global : 1,5 million de livres sterling, financées via diverses subventions (Europe, Loterie nationale…) et un emprunt. La puissance, visible en temps réel, est limitée à 5kW par foyer, dix par entreprise. "Le compteur devient un peu obsessionnel", rigole Maggie Fyffe, qui nous apprend "qu’un lave-linge monte à 3kW lorsqu’il chauffe l’eau". Aujourd’hui, les énergies renouvelables assurent de 75% à 90% de la consommation d’électricité de l’île. Le reste provient encore d’un groupe électrogène, mais Eigg étudie deux projets d’installations marémotrices pour atteindre une autosuffisance complète.

 

"C’est le temps de merde de l’Écosse"

Le Scottish National Party (SNP), le parti indépendantiste qui contrôle le Parlement et le gouvernement locaux depuis des élections triomphales en 2011, n’a que le potentiel de l’Écosse en matière de renouvelables à la bouche. Le Premier ministre, Alex Salmond, vante à l’envi son pays comme une "Arabie Saoudite de l’énergie marine", prolongeant son expérience de l’offshore pétrolier en mer du Nord, créant des milliers d’emplois dans un secteur d’avenir et exportant au Royaume-Uni et au-delà des quantités d’énergie décarbonée. "Nous avons 25% du potentiel marémoteur de l’Europe, 25% de son potentiel éolien offshore, et 10% de son potentiel houlomoteur. Pas mal pour une nation comptant moins de 1% de la population européenne", clame fièrement Salmond. Et le pays est en pointe dans les expérimentations d’hydroliennes, ces turbines posées sur les fonds marins qui transforment les courants en énergie (EcoFutur du 19 novembre).

Le SNP a fait des énergies renouvelables un argument-clé de la capacité de l’Écosse à devenir indépendante, en vue du référendum sur le sujet qui se tiendra en 2014. "Dans les années 70 [au début de la production pétrolière ndlr], les indépendantistes avaient adopté le slogan "c’est le pétrole de l’Écosse". Aujourd’hui, ils devraient dire "c’est le temps de merde de l’Écosse"", rigole Niall Stuart, le directeur de Scottish Renewables, association locale des producteurs d’énergie renouvelables.

 

Un recours raisonné à l’éolien

À Eigg, les habitants parlent avec fierté de leur projet communautaire, mais les avis sont plus partagés sur les déploiements industriels d’éoliennes. "Je ne crois pas que ce soit une bonne idée de saccager l’intégralité du Royaume-Uni avec des éoliennes. Je plaiderais pour des limitations à 5 kW de puissance dans chaque foyer, comme ici", propose Karen, une Anglaise installée ici depuis trente ans. John Booth, lui, juge que "l’idée de coller des fermes d’éoliennes partout est mauvaise. Tous les cours d’eau devraient avoir des barrages, et les gros consommateurs d’électricité devraient la payer plus cher, pas moins".

En Écosse, malgré des panneaux réclamant ici où là l’arrêt d’un projet, l’opposition du club de montagnards, de Scotland Against Spin, et même la création d’un parti politique d’antis, les éoliennes bénéficient globalement du soutien de la population. Un sondage montrait encore récemment que les Écossais étaient bien plus ouverts à l’installation d’éoliennes dans leur environnement qu’à d’autres types d’unités de production énergétique. Les projets évitent pour l’essentiel les régions les plus spectaculaires. "Nous avons les ressources, le soutien de la population et de la classe politique, un soutien financier, un système de planification et des objectifs clairs, résume Lang Banks, de WWF. Je crois que ça devient ici un élément de fierté nationale."

Olivier Hensgen

Libération, 23 juin 2013

C’est une journée parfaite sur Eigg. Sous un ciel radieux, la silhouette sombre d’An Sgùrr, la plus haute montagne des Hébrides intérieures, petit archipel situé à l’ouest de l’Écosse, contraste avec les collines verdoyantes de l’île. Pas un nuage, pas un souffle de vent.

Sur la jetée, au-dessus d’un restaurant, une lumière rouge invite les 90 habitants à limiter leur consommation d’électricité. "Le barrage ne produit rien, il n’a pas plu depuis quinze jours, explique John Booth, un Anglais volubile venu profiter sur l’île d’Eigg d’une retraite jusqu’ici surtout consacrée à concevoir et superviser le réseau électrique local. Mais les panneaux solaires suffisent. Et ceux que nous allons rajouter permettront en plus de recharger les batteries. Vous savez, nous sommes tout près de Tiree, l’endroit le plus ensoleillé de Grande-Bretagne."

 

La politique écossaise en faveur des renouvelables

Dans la soirée, une légère brise se lève, suffisante pour réactiver les éoliennes, mais pas pour éloigner les midges, les moucherons locaux. Le coucher de soleil baigne de teintes laiteuses la mer et les couches montagneuses visibles depuis Eigg, premier endroit du monde à avoir mis en œuvre un réseau électrique reposant sur trois types d’énergies renouvelables. Comme cette île, l’Écosse a pris avec ferveur le virage des énergies vertes, soutenues par la classe politique locale. Grâce à son pouvoir d’arbitrage sur les projets énergétiques, le gouvernement régional, recréé en 1999 avec la dévolution des pouvoirs voulue par Tony Blair, a encouragé cette décision. En commençant par le plus simple, les éoliennes, à terre, et une production de courant multipliée par vingt en dix ans. Le vent écossais souffle souvent, si fort parfois qu’il pleut presque à l’horizontale. Bilan : la province britannique a produit en 2012 l’équivalent de près de 40 % de sa consommation d’électricité à partir de sources renouvelables (14 646 GWh), contre 12 % en 2002. D’ici à 2020, si elle atteint son objectif, et c’est bien parti pour, ce chiffre sera de 100 %.

"La dévolution a débloqué politiquement le déploiement des renouvelables, se réjouit Lang Banks, responsable de l’ONG WWF pour la région. Depuis, l’Écosse a été à la pointe et a même toujours atteint ses objectifs en avance." À la fin 2012, en plus des 5,9 GW déjà opérationnels, une capacité additionnelle de 4,3 GW était déjà soit en construction, soit approuvée. Et 9 GW de projets étaient à l’étude dans l’éolien offshore. Certains projets se distinguent par leur envergure, comme la plus grande ferme d’éoliennes offshore du monde (339 turbines), ou la plus grande ferme houlomotrice du monde, qui pourrait alimenter jusqu’à 30000 foyers.

 

Comment Eigg s’est émancipée

Sur Eigg, un intense chœur d’oiseaux accompagne le visiteur, où qu’il aille. "Avant, lorsqu’on se promenait dans l’île le soir, on entendait surtout le tac-tac des groupes électrogènes", se souvient Camille Dressler, une Française installée ici depuis plus de trente ans. Pendant longtemps, bloqués dans une situation assez féodale, les habitants d’Eigg n’avaient d’autre choix que de produire eux-mêmes leur électricité. L’endroit était la propriété personnelle d’un riche Britannique, et après lui d’un Allemand, "un escroc", dit-on. Les habitants n’avaient pas de bail, à peu près aucun droit. En 1997, grâce aux problèmes financiers de "l’escroc" et à une souscription publique, ceux-ci purent racheter l’île et amorcer son électrification. Un câble sous-marin depuis l’Écosse aurait été trop cher, et "on n’aurait de toute façon pas voulu du nucléaire produit en Écosse", explique Maggie Fyffe, qui conduisit le rachat de l’île. On s’orienta donc sur du renouvelable. "Nous sommes partis du principe que le système devrait être fondé sur ce qu’on a. Nous avons plein de vent et de pluie en hiver, beaucoup de soleil en été, observe John Booth. Et le prix ne risque pas d’augmenter, contrairement à celui du diesel." Le système, qui fonctionne depuis quatre ans, facturé 21 pence le kWh (24 centimes d’euros), a été conçu avec l’aide de consultants extérieurs : trois barrages cumulant 110 kW de puissance, quatre éoliennes de 6 kW chacune, des panneaux solaires de 10 kW rapidement portés à 30 kW, et pour lisser l’intermittence, 96 batteries de 4V absorbant ou délivrant l’électricité disponible… Coût global : 1,5 million de livres sterling, financées via diverses subventions (Europe, Loterie nationale…) et un emprunt. La puissance, visible en temps réel, est limitée à 5kW par foyer, dix par entreprise. "Le compteur devient un peu obsessionnel", rigole Maggie Fyffe, qui nous apprend "qu’un lave-linge monte à 3kW lorsqu’il chauffe l’eau". Aujourd’hui, les énergies renouvelables assurent de 75% à 90% de la consommation d’électricité de l’île. Le reste provient encore d’un groupe électrogène, mais Eigg étudie deux projets d’installations marémotrices pour atteindre une autosuffisance complète.

 

"C’est le temps de merde de l’Écosse"

Le Scottish National Party (SNP), le parti indépendantiste qui contrôle le Parlement et le gouvernement locaux depuis des élections triomphales en 2011, n’a que le potentiel de l’Écosse en matière de renouvelables à la bouche. Le Premier ministre, Alex Salmond, vante à l’envi son pays comme une "Arabie Saoudite de l’énergie marine", prolongeant son expérience de l’offshore pétrolier en mer du Nord, créant des milliers d’emplois dans un secteur d’avenir et exportant au Royaume-Uni et au-delà des quantités d’énergie décarbonée. "Nous avons 25% du potentiel marémoteur de l’Europe, 25% de son potentiel éolien offshore, et 10% de son potentiel houlomoteur. Pas mal pour une nation comptant moins de 1% de la population européenne", clame fièrement Salmond. Et le pays est en pointe dans les expérimentations d’hydroliennes, ces turbines posées sur les fonds marins qui transforment les courants en énergie (EcoFutur du 19 novembre).

Le SNP a fait des énergies renouvelables un argument-clé de la capacité de l’Écosse à devenir indépendante, en vue du référendum sur le sujet qui se tiendra en 2014. "Dans les années 70 [au début de la production pétrolière ndlr], les indépendantistes avaient adopté le slogan "c’est le pétrole de l’Écosse". Aujourd’hui, ils devraient dire "c’est le temps de merde de l’Écosse"", rigole Niall Stuart, le directeur de Scottish Renewables, association locale des producteurs d’énergie renouvelables.

 

Un recours raisonné à l’éolien

À Eigg, les habitants parlent avec fierté de leur projet communautaire, mais les avis sont plus partagés sur les déploiements industriels d’éoliennes. "Je ne crois pas que ce soit une bonne idée de saccager l’intégralité du Royaume-Uni avec des éoliennes. Je plaiderais pour des limitations à 5 kW de puissance dans chaque foyer, comme ici", propose Karen, une Anglaise installée ici depuis trente ans. John Booth, lui, juge que "l’idée de coller des fermes d’éoliennes partout est mauvaise. Tous les cours d’eau devraient avoir des barrages, et les gros consommateurs d’électricité devraient la payer plus cher, pas moins".

En Écosse, malgré des panneaux réclamant ici où là l’arrêt d’un projet, l’opposition du club de montagnards, de Scotland Against Spin, et même la création d’un parti politique d’antis, les éoliennes bénéficient globalement du soutien de la population. Un sondage montrait encore récemment que les Écossais étaient bien plus ouverts à l’installation d’éoliennes dans leur environnement qu’à d’autres types d’unités de production énergétique. Les projets évitent pour l’essentiel les régions les plus spectaculaires. "Nous avons les ressources, le soutien de la population et de la classe politique, un soutien financier, un système de planification et des objectifs clairs, résume Lang Banks, de WWF. Je crois que ça devient ici un élément de fierté nationale."

Olivier Hensgen

Libération, 23 juin 2013



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