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Sortir du nucléaire n°57



Printemps 2013

Alternatives

Repensons la mobilité : ne partons plus "à l’heure"

Article paru dans la revue Sortir du nucléaire n°57 - Printemps 2013

 Maîtrise de l’énergie


Le sociologue Paul Balmer met en question certains présupposés des alternatives proposées au "tout-voiture" dominant le système de transport des pays occidentaux. Il appelle à repenser la mobilité, en abandonnant le système du départ "à l’heure" et en le remplaçant par le départ "à plein" (dont le co-voiturage est une forme particulière). Cela permettrait du même coup d’utiliser plus efficacement les infrastructures et les véhicules déjà construits.



Question rhétorique : quel est le problème de notre modèle actuel de transport, axé sur les voitures et les banlieues ? Nous avons tous des tas de réponses à proposer. Les trajets entre les lieux de résidence éparpillés et les entreprises sont trop longs. Il est ridicule de mobiliser deux ou trois tonnes d’acier et de plastique simplement pour emporter les quelques dizaines de kilos que représente notre personne ou aller acheter une demi-livre de frites. Nous consommons tous de précieuses réserves de carburant fossile pour des besoins futiles, et c’est autant d’argent qui sort du pays. Nous produisons du dioxyde de carbone qui contribue au réchauffement de la planète.

Utilisons mieux les infrastructures existantes

Quelles sont les solutions envisagées ? En voici quelques-unes : construire des trains géants, de plusieurs centaines ou milliers de tonnes, qui coûtent des dizaines de milliards de dollars en droits de passage et en voies ferrées, voire d’énormes bus de 20 ou 30 tonnes pour transporter une poignée de passagers tard le soir sur des parcours réguliers entre leur domicile et leur travail. Si ces véhicules empruntent des trajets fixes (voies ferrées ou routes), la plupart des usagers doivent quand même prendre leur voiture pour se rendre au parking avant d’embarquer sur ces monstres.

Cela implique, nous l’espérons, que nous abandonnerons alors les voitures au profit de bicyclettes. Ou bien que des bus fréquents nous conduiront à la gare de chemin de fer.

Entre-temps, nous oublions les investissements considérables que nous avons effectués dans les voitures, les ateliers de réparation, les rues, les autoroutes, l’industrie automobile, les pièces détachées, etc. La sagesse voudrait que, par souci de respect de l’environnement, on opte pour un nouveau modèle de transport en commun. Nous continuerions à utiliser les voitures pour de nombreux déplacements, voire la plupart. Cependant, il s’agirait là d’une défaillance du modèle, pas d’un avantage de sa conception. Ce nouveau modèle ne ferait qu’égratigner les immenses avantages d’un véhicule personnel.

En tant que sociologue, je m’attache au résultat recherché, et pas seulement à une solution particulière. Nous devons transporter les passagers, mais plus efficacement. Nous n’allons pas éliminer la consommation d’énergie. Cependant, si nous pouvons la réduire, il sera plus facile d’opter pour des énergies renouvelables telles que l’éolien et le solaire. Le maître-mot de cette approche, c’est l’efficacité. Il ne s’agit pas seulement d’utiliser plus efficacement le métal, le plastique et la main d’œuvre, mais de moins gaspiller les produits ou les infrastructures.

Pour être plus efficaces, il n’est pas nécessaire d’abandonner l’infrastructure existante. Faire rouler des véhicules à vide est tout sauf efficace. Les Américains acceptent trop facilement les théories prédigérées sur les transports en commun reposant sur les trains et les bus, pensant avoir ainsi épuisé le sujet.

Partir "à l’heure"... ou "à plein" ?

Dans les années 60, j’ai eu la chance de vivre un certain nombre d’années en Turquie. À cette époque, un véhicule n’était pas un symbole de statut social. C’était un investissement majeur, une entreprise qui pouvait faire vivre une famille pendant longtemps. Aussi devait-il être le plus utile possible. Ainsi, de nombreux utilitaires servaient de taxis. On les appelait des dolmus (dolmuş en turc ; prononcer "dolmouche"). C’était un ingénieux système de transport reposant sur l’efficacité.

Dolmus signifie plein, fourré ou encore farci, comme le mot turc dolma, qui désigne les feuilles de vigne farcies. Le nom même de ces véhicules reflétait la caractéristique principale et exclusive du système. Les véhicules ne prenaient la route qu’une fois pleins. C’est ce qui les distinguait des liaisons régulières partant à heure fixe.

Lorsque j’en parle à des Américains, ils ne semblent pas comprendre de quoi je parle. Des heures de départ et d’arrivée rigides sont la norme dans de nombreuses cultures, et en particulier la nôtre. La plupart des Américains sont incapables d’imaginer qu’il puisse en aller différemment. Pourtant, la crise dans laquelle nous sommes plongés nous oblige à sortir de notre cocon pour être plus efficaces.

Un véhicule à moitié vide n’est pas efficace

Permettez-moi d’expliquer que la première réaction à l’idée du départ "à plein" – qui est peut-être également la vôtre – est très éloignée de la réalité. Dans la pratique, c’est un excellent moyen de déposer les gens à leur destination pour un prix modique et, le plus souvent, en temps opportun. À bien des égards, c’est plus pratique que le départ à heure fixe. C’est en effet un système global fondé sur le principe de l’absence de gaspillage. Ce n’est pas une simple remise au goût du jour, minime, laissant un système grossièrement inefficace en place. C’est une toute nouvelle manière d’appréhender la mobilité.

Ce principe repose sur l’absence de gaspillage : en exploitant mieux une ressource, on l’utilise plus efficacement. Par exemple, un emballage qui sera utilisé 500 fois peut être fabriqué dans un matériau solide pour allier robustesse et praticité. À l’inverse, un emballage à usage unique, fabriqué avec des matériaux économiques, sera peu pratique et relativement coûteux par rapport à son contenu. Il en va de même avec les dolmus. Comme ils ne partaient pas avant d’être complets, les tarifs pouvaient être bon marché. En conséquence, tout le monde voulait les prendre.

Flexible, fréquent, optimisé, économe...

Ils sont devenus le moyen de transport standard. Chaque quartier ou village avait son point de départ central, où on se rendait à n’importe quel moment de la journée. Il y avait toujours de nombreux passagers, mais également de nombreux véhicules faisant la queue pour les embarquer. Au moment de partir, les chauffeurs eux-mêmes payaient une somme modique à un responsable de la circulation qui veillait au bon fonctionnement du système. Pendant la plus grande partie de la journée, les dolmus partaient toutes les deux à six minutes. Aux heures plus creuses, les départs avaient lieu en moyenne toutes les 15 minutes. On pouvait ainsi prévoir de se rendre dans une autre ville dans un délai très raisonnable. C’était beaucoup plus fiable qu’attendre l’arrivée, au bout d’une demi-heure ou d’une heure, d’un énorme car comme dans notre système de départs à heure fixe.

C’est une situation un peu comparable à celle de New York, dont de nombreux habitants n’apprennent jamais à conduire. Le métro fonctionne si bien qu’il n’est pas nécessaire d’avoir une voiture. Le réseau de transport par dolmus maillait littéralement toute la campagne. On exploitait au maximum les véhicules disponibles. Dans notre société, cela réduirait les besoins en construction automobile. Une exploitation efficace de l’existant est toujours la meilleure alternative à une surproduction source de gaspillage.

La flexibilité était intégrée à tous les niveaux du système des dolmus. Pendant le trajet, il était fréquent qu’un passager demande au chauffeur de faire un détour dans un village ou emprunte une petite route pour le déposer. Sinon, on pouvait le laisser sur la route principale. Le chauffeur consultait les passagers. Si tout le monde était d’accord, il faisait le détour moyennant un petit supplément. Chacun savait que tôt ou tard, il profiterait, lui aussi, de cette même souplesse. Si un passager était pressé, un autre dolmus empruntant la même route les rattrapait. Le chauffeur faisait signe à son collègue de s’arrêter, afin que le passager pressé puisse embarquer sur le second dolmus. Il pouvait ainsi faire un détour pour déposer un autre passager en dehors de la route principale. Les possibilités étaient nombreuses. Ce surplus de flexibilité permettait de répondre aux besoins de tout le monde. Chaque véhicule était équipé d’une galerie où on arrimait les bagages volumineux, voire des cages de poulets. Quand il était nécessaire de demander de l’aide, on pouvait se faire transporter de porte à porte. Un assistant accompagnait les passagers pour prêter main forte au chauffeur. Tard le soir, lorsque le flot des passagers commençait à se tarir, ou s’ils étaient trop peu nombreux, le dolmus partait quand même et ramassait des passagers le long de la route. Ceux qui habitaient entre les agglomérations s’en remettaient ainsi aux dolmus qui avaient déjà déposé des passagers et pouvaient en reprendre. Même si les itinéraires étaient établis, le véhicule pouvait s’arrêter presque n’importe où. De plus, il existait également un système parallèle de taxis. Si les dolmus se chargeaient du gros du transport de passagers, on pouvait faire appel à un taxi ordinaire pour les courses plus rapides. Tard le soir, lorsque les dolmus se faisaient rares, on pouvait ainsi emprunter un taxi si nécessaire. Les départs "à plein" présentent des avantages évidents :
 bon marché
 pratiqués partout
 véhicules complets
 départs relativement rapides
 organisés par les participants eux-mêmes
 légèreté de la réglementation, gage de souplesse
 flexibilité et adaptabilité à tous les égards
 investissement modique
 plusieurs emplois
 exploitation de l’infrastructure routière et de réparation existante

Un transport plus démocratique ?

Là encore, il s’agissait d’un système tourné vers l’efficacité et non un bénéfice brut privé réalisé à tout prix, comme c’est le cas dans notre pays. Ici, les villes vendent des licences pour l’exploitation des taxis. À New York, le prix de base n’est que de 700$ par an, mais toutes les licences sont déjà prises. Leur nombre étant limité, et du fait que les titulaires sont autorisés à les revendre, leur prix dans une ville telle que New York atteignait en moyenne 766000$ en 2010. On dit que c’est un meilleur placement que les actions, les obligations, l’or ou le Dow Jones. Le système reposant sur des investissements et des bénéfices énormes, les transports bon marché sont exclus. Nous en sommes tous victimes, à commencer par leurs chauffeurs, qui sont stressés et surmenés. Ainsi, lorsqu’un immigrant utilise son véhicule comme taxi clandestin (taxi "gitan" à New York, jitney ou bombila ailleurs), la police l’interpelle. Lorsqu’il m’arrive de parler du système des dolmus, mes interlocuteurs les comparent généralement aux taxis clandestins, alors que cela n’a rien à voir. Ce sont les systèmes qu’il faut comparer, pas un détail au sein d’un système corrompu, axé sur le profit, qui s’attache à extorquer un tarif maximum à des usagers désespérés. Éliminer le gaspillage exige une refonte entière du système.

Essayer ce mode de transport différent a une dimension personnelle, ou psychologique, bienvenue, en particulier pour les jeunes d’aujourd’hui, mais que d’autres peuvent trouver particulièrement rebutante. Il s’agit de l’interaction sociale qui entre alors en jeu. À la différence d’un bus, où on est assis les uns à côté des autres, un dolmus contraint à des négociations. Le conducteur doit-il attendre un retardataire ou céder aux passagers désireux de partir immédiatement si le taxi est presque plein ? Doit-il faire un détour ou, au contraire, s’en tenir à l’itinéraire prévu ?

De plus, dans les dolmus, le villageois et le fermier étaient assis à côté de l’avocat. C’était plutôt démocratique. Ce n’est pas censé être ainsi aux Etats-Unis ? Mieux : un dolmus plein est plus sûr pour tout le monde qu’un simple conducteur et un passager en colère, ce que redoutent tous les taxis, officiels ou clandestins, dans les grandes villes violentes d’aujourd’hui. […] Peut-être est-il impossible de disposer d’un système aussi libre et flexible dans notre pays. Pourtant, d’une manière ou d’une autre, il nous faudra bien abandonner les horaires fixes au profit des départs à plein. La planète l’exige.

Paul Balmer Fondateur du Zero Waste Institute (www.zerowasteinstitute.org)

Source : Synthesis/Regeneration n°56 (automne 2011), https://www.greens.org/s-r/

Traduit de l’américain au français par Gilles Chertier pour le Réseau "Sortir du nucléaire". Les notes de bas de page de l’original ont été supprimées, faute de place.

Question rhétorique : quel est le problème de notre modèle actuel de transport, axé sur les voitures et les banlieues ? Nous avons tous des tas de réponses à proposer. Les trajets entre les lieux de résidence éparpillés et les entreprises sont trop longs. Il est ridicule de mobiliser deux ou trois tonnes d’acier et de plastique simplement pour emporter les quelques dizaines de kilos que représente notre personne ou aller acheter une demi-livre de frites. Nous consommons tous de précieuses réserves de carburant fossile pour des besoins futiles, et c’est autant d’argent qui sort du pays. Nous produisons du dioxyde de carbone qui contribue au réchauffement de la planète.

Utilisons mieux les infrastructures existantes

Quelles sont les solutions envisagées ? En voici quelques-unes : construire des trains géants, de plusieurs centaines ou milliers de tonnes, qui coûtent des dizaines de milliards de dollars en droits de passage et en voies ferrées, voire d’énormes bus de 20 ou 30 tonnes pour transporter une poignée de passagers tard le soir sur des parcours réguliers entre leur domicile et leur travail. Si ces véhicules empruntent des trajets fixes (voies ferrées ou routes), la plupart des usagers doivent quand même prendre leur voiture pour se rendre au parking avant d’embarquer sur ces monstres.

Cela implique, nous l’espérons, que nous abandonnerons alors les voitures au profit de bicyclettes. Ou bien que des bus fréquents nous conduiront à la gare de chemin de fer.

Entre-temps, nous oublions les investissements considérables que nous avons effectués dans les voitures, les ateliers de réparation, les rues, les autoroutes, l’industrie automobile, les pièces détachées, etc. La sagesse voudrait que, par souci de respect de l’environnement, on opte pour un nouveau modèle de transport en commun. Nous continuerions à utiliser les voitures pour de nombreux déplacements, voire la plupart. Cependant, il s’agirait là d’une défaillance du modèle, pas d’un avantage de sa conception. Ce nouveau modèle ne ferait qu’égratigner les immenses avantages d’un véhicule personnel.

En tant que sociologue, je m’attache au résultat recherché, et pas seulement à une solution particulière. Nous devons transporter les passagers, mais plus efficacement. Nous n’allons pas éliminer la consommation d’énergie. Cependant, si nous pouvons la réduire, il sera plus facile d’opter pour des énergies renouvelables telles que l’éolien et le solaire. Le maître-mot de cette approche, c’est l’efficacité. Il ne s’agit pas seulement d’utiliser plus efficacement le métal, le plastique et la main d’œuvre, mais de moins gaspiller les produits ou les infrastructures.

Pour être plus efficaces, il n’est pas nécessaire d’abandonner l’infrastructure existante. Faire rouler des véhicules à vide est tout sauf efficace. Les Américains acceptent trop facilement les théories prédigérées sur les transports en commun reposant sur les trains et les bus, pensant avoir ainsi épuisé le sujet.

Partir "à l’heure"... ou "à plein" ?

Dans les années 60, j’ai eu la chance de vivre un certain nombre d’années en Turquie. À cette époque, un véhicule n’était pas un symbole de statut social. C’était un investissement majeur, une entreprise qui pouvait faire vivre une famille pendant longtemps. Aussi devait-il être le plus utile possible. Ainsi, de nombreux utilitaires servaient de taxis. On les appelait des dolmus (dolmuş en turc ; prononcer "dolmouche"). C’était un ingénieux système de transport reposant sur l’efficacité.

Dolmus signifie plein, fourré ou encore farci, comme le mot turc dolma, qui désigne les feuilles de vigne farcies. Le nom même de ces véhicules reflétait la caractéristique principale et exclusive du système. Les véhicules ne prenaient la route qu’une fois pleins. C’est ce qui les distinguait des liaisons régulières partant à heure fixe.

Lorsque j’en parle à des Américains, ils ne semblent pas comprendre de quoi je parle. Des heures de départ et d’arrivée rigides sont la norme dans de nombreuses cultures, et en particulier la nôtre. La plupart des Américains sont incapables d’imaginer qu’il puisse en aller différemment. Pourtant, la crise dans laquelle nous sommes plongés nous oblige à sortir de notre cocon pour être plus efficaces.

Un véhicule à moitié vide n’est pas efficace

Permettez-moi d’expliquer que la première réaction à l’idée du départ "à plein" – qui est peut-être également la vôtre – est très éloignée de la réalité. Dans la pratique, c’est un excellent moyen de déposer les gens à leur destination pour un prix modique et, le plus souvent, en temps opportun. À bien des égards, c’est plus pratique que le départ à heure fixe. C’est en effet un système global fondé sur le principe de l’absence de gaspillage. Ce n’est pas une simple remise au goût du jour, minime, laissant un système grossièrement inefficace en place. C’est une toute nouvelle manière d’appréhender la mobilité.

Ce principe repose sur l’absence de gaspillage : en exploitant mieux une ressource, on l’utilise plus efficacement. Par exemple, un emballage qui sera utilisé 500 fois peut être fabriqué dans un matériau solide pour allier robustesse et praticité. À l’inverse, un emballage à usage unique, fabriqué avec des matériaux économiques, sera peu pratique et relativement coûteux par rapport à son contenu. Il en va de même avec les dolmus. Comme ils ne partaient pas avant d’être complets, les tarifs pouvaient être bon marché. En conséquence, tout le monde voulait les prendre.

Flexible, fréquent, optimisé, économe...

Ils sont devenus le moyen de transport standard. Chaque quartier ou village avait son point de départ central, où on se rendait à n’importe quel moment de la journée. Il y avait toujours de nombreux passagers, mais également de nombreux véhicules faisant la queue pour les embarquer. Au moment de partir, les chauffeurs eux-mêmes payaient une somme modique à un responsable de la circulation qui veillait au bon fonctionnement du système. Pendant la plus grande partie de la journée, les dolmus partaient toutes les deux à six minutes. Aux heures plus creuses, les départs avaient lieu en moyenne toutes les 15 minutes. On pouvait ainsi prévoir de se rendre dans une autre ville dans un délai très raisonnable. C’était beaucoup plus fiable qu’attendre l’arrivée, au bout d’une demi-heure ou d’une heure, d’un énorme car comme dans notre système de départs à heure fixe.

C’est une situation un peu comparable à celle de New York, dont de nombreux habitants n’apprennent jamais à conduire. Le métro fonctionne si bien qu’il n’est pas nécessaire d’avoir une voiture. Le réseau de transport par dolmus maillait littéralement toute la campagne. On exploitait au maximum les véhicules disponibles. Dans notre société, cela réduirait les besoins en construction automobile. Une exploitation efficace de l’existant est toujours la meilleure alternative à une surproduction source de gaspillage.

La flexibilité était intégrée à tous les niveaux du système des dolmus. Pendant le trajet, il était fréquent qu’un passager demande au chauffeur de faire un détour dans un village ou emprunte une petite route pour le déposer. Sinon, on pouvait le laisser sur la route principale. Le chauffeur consultait les passagers. Si tout le monde était d’accord, il faisait le détour moyennant un petit supplément. Chacun savait que tôt ou tard, il profiterait, lui aussi, de cette même souplesse. Si un passager était pressé, un autre dolmus empruntant la même route les rattrapait. Le chauffeur faisait signe à son collègue de s’arrêter, afin que le passager pressé puisse embarquer sur le second dolmus. Il pouvait ainsi faire un détour pour déposer un autre passager en dehors de la route principale. Les possibilités étaient nombreuses. Ce surplus de flexibilité permettait de répondre aux besoins de tout le monde. Chaque véhicule était équipé d’une galerie où on arrimait les bagages volumineux, voire des cages de poulets. Quand il était nécessaire de demander de l’aide, on pouvait se faire transporter de porte à porte. Un assistant accompagnait les passagers pour prêter main forte au chauffeur. Tard le soir, lorsque le flot des passagers commençait à se tarir, ou s’ils étaient trop peu nombreux, le dolmus partait quand même et ramassait des passagers le long de la route. Ceux qui habitaient entre les agglomérations s’en remettaient ainsi aux dolmus qui avaient déjà déposé des passagers et pouvaient en reprendre. Même si les itinéraires étaient établis, le véhicule pouvait s’arrêter presque n’importe où. De plus, il existait également un système parallèle de taxis. Si les dolmus se chargeaient du gros du transport de passagers, on pouvait faire appel à un taxi ordinaire pour les courses plus rapides. Tard le soir, lorsque les dolmus se faisaient rares, on pouvait ainsi emprunter un taxi si nécessaire. Les départs "à plein" présentent des avantages évidents :
 bon marché
 pratiqués partout
 véhicules complets
 départs relativement rapides
 organisés par les participants eux-mêmes
 légèreté de la réglementation, gage de souplesse
 flexibilité et adaptabilité à tous les égards
 investissement modique
 plusieurs emplois
 exploitation de l’infrastructure routière et de réparation existante

Un transport plus démocratique ?

Là encore, il s’agissait d’un système tourné vers l’efficacité et non un bénéfice brut privé réalisé à tout prix, comme c’est le cas dans notre pays. Ici, les villes vendent des licences pour l’exploitation des taxis. À New York, le prix de base n’est que de 700$ par an, mais toutes les licences sont déjà prises. Leur nombre étant limité, et du fait que les titulaires sont autorisés à les revendre, leur prix dans une ville telle que New York atteignait en moyenne 766000$ en 2010. On dit que c’est un meilleur placement que les actions, les obligations, l’or ou le Dow Jones. Le système reposant sur des investissements et des bénéfices énormes, les transports bon marché sont exclus. Nous en sommes tous victimes, à commencer par leurs chauffeurs, qui sont stressés et surmenés. Ainsi, lorsqu’un immigrant utilise son véhicule comme taxi clandestin (taxi "gitan" à New York, jitney ou bombila ailleurs), la police l’interpelle. Lorsqu’il m’arrive de parler du système des dolmus, mes interlocuteurs les comparent généralement aux taxis clandestins, alors que cela n’a rien à voir. Ce sont les systèmes qu’il faut comparer, pas un détail au sein d’un système corrompu, axé sur le profit, qui s’attache à extorquer un tarif maximum à des usagers désespérés. Éliminer le gaspillage exige une refonte entière du système.

Essayer ce mode de transport différent a une dimension personnelle, ou psychologique, bienvenue, en particulier pour les jeunes d’aujourd’hui, mais que d’autres peuvent trouver particulièrement rebutante. Il s’agit de l’interaction sociale qui entre alors en jeu. À la différence d’un bus, où on est assis les uns à côté des autres, un dolmus contraint à des négociations. Le conducteur doit-il attendre un retardataire ou céder aux passagers désireux de partir immédiatement si le taxi est presque plein ? Doit-il faire un détour ou, au contraire, s’en tenir à l’itinéraire prévu ?

De plus, dans les dolmus, le villageois et le fermier étaient assis à côté de l’avocat. C’était plutôt démocratique. Ce n’est pas censé être ainsi aux Etats-Unis ? Mieux : un dolmus plein est plus sûr pour tout le monde qu’un simple conducteur et un passager en colère, ce que redoutent tous les taxis, officiels ou clandestins, dans les grandes villes violentes d’aujourd’hui. […] Peut-être est-il impossible de disposer d’un système aussi libre et flexible dans notre pays. Pourtant, d’une manière ou d’une autre, il nous faudra bien abandonner les horaires fixes au profit des départs à plein. La planète l’exige.

Paul Balmer Fondateur du Zero Waste Institute (www.zerowasteinstitute.org)

Source : Synthesis/Regeneration n°56 (automne 2011), https://www.greens.org/s-r/

Traduit de l’américain au français par Gilles Chertier pour le Réseau "Sortir du nucléaire". Les notes de bas de page de l’original ont été supprimées, faute de place.



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