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EnquêteNucléaire

Sept réacteurs nucléaires autorisés à redémarrer, malgré un défaut dans leur acier

L’acier des composants de dix-huit réacteurs du parc nucléaire français présente une concentration anormalement élevée de carbone. Cela pourrait conduire à un accident. Sept réacteurs sont à l’arrêt pour évaluation, mais pourraient redémarrer rapidement, selon une décision de l’ASN du lundi 5 décembre.

Cet article est le deuxième d’une série de quatre que Reporterre consacre au nucléaire français. Nous publions également une carte du parc nucléaire, détaillant la situation centrale par centrale.
. 1 « Des coupures de courant se préparent en cas d’hiver rigoureux ».

En jargon nucléaire, on appelle ça une anomalie générique. Dans le parc nucléaire français standardisé, constitué de cinquante-huit réacteurs construits selon les mêmes plans, le moindre défaut dans le procédé de fabrication peut entraîner des défectuosités en série. C’est ce qui se produit avec le problème actuel de concentration excessive de carbone dans certaines pièces forgées. Pas moins de quarante-six générateurs de vapeur (GV) équipant dix-huit réacteurs en exploitation sont concernés, ainsi que la cuve du futur EPR de Flamanville.

Les douze réacteurs les plus problématiques sont équipés de GV forgés par une entreprise japonaise, Japan Casting & Forging Corp (JCFC). Ces composants présentent une concentration de carbone presque deux fois plus élevée que la norme (0,39 % au lieu de 0,22 %). Les contrôles se focalisent sur eux depuis la rentrée 2016. Sept d’entre eux (Tricastin 1, 3 et 4, Bugey 4, Gravelines 2, Dampierre 3 et Civaux 2) sont actuellement à l’arrêt. Quatre autres (Fessenheim 1, Tricastin 2, Gravelines 4 et Civaux 1) doivent être arrêtés d’ici à la fin janvier pour qu’EDF mesure la concentration de carbone de leurs GV. Le dernier des douze réacteurs (Saint-Laurent B1) a déjà redémarré même si des mesures sont toujours en cours sur certains de ses composants.

Situation au 5 décembre 2016

La situation pourrait se débloquer rapidement : lundi 5 décembre, après examen du dossier envoyé par EDF qui récapitule tous les contrôles déjà effectués, l’ASN a annoncé qu’elle accordait son feu vert au redémarrage de sept de ces douze réacteurs : Tricastin 1, 3 et 4, Bugey 4, Gravelines 2, Dampierre 3 et Civaux 2.

-  Ecouter ici l’explication de Pierre-Franck Chevet, le président de l’ASN.

C’est une grosse étape de franchie pour EDF. Mais cela ne signifie pas que ces réacteurs pourront redémarrer immédiatement : « Un certain nombre de vérifications doivent encore être faites réacteur par réacteur », a précisé le président de l’ASN, Pierre-Franck Chevet, qui souligne toutefois que « ces vérifications ne devraient pas remettre en cause cette conclusion » et que « 95 % du travail a déjà été fait ».

Le redémarrage ne se fera pas sans « mesures compensatoires », destinées à limiter au maximum le risque de choc thermique sur les générateurs de vapeur fragilisés (voir ci-dessous « Cette concentration excessive de carbone risque-t-elle de provoquer un accident ? »). « Habituellement, en situation d’arrêt ou de redémarrage, EDF baisse ou élève la température du cœur du réacteur de 28 °C par heure. Là, il devra se limiter à 14 °C par heure pour limiter ce risque de choc thermique », a expliqué Jean-Christophe Niel, directeur général de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), lors d’une conférence de presse lundi 5 décembre.

Par ailleurs, la décision de l’ASN du 18 octobre dernier d’arrêter quatre réacteurs d’ici fin janvier, Fessenheim 1, Tricastin 2, Gravelines 4 et Civaux 1, tient toujours.

Les GV équipant les six réacteurs restants ont été forgés à l’usine Areva du Creusot, en Saône-et-Loire. Ils présentent eux aussi une concentration anormalement élevée de carbone, mais moins grave que celle des GV fabriqués par le Japonais JCFC. « Après contrôle, on a considéré qu’ils ne posaient pas de problème en terme de sûreté », a rappelé M. Chevet, lundi 5 décembre. Ils ont redémarré dès cet été.

Reporterre revient sur cette crise de la filière nucléaire française.

1. Qu’est-ce qu’un générateur de vapeur ?

Un générateur de vapeur est un échangeur de chaleur essentiel pour le fonctionnement du réacteur. Dans un réacteur à eau pressurisée, le modèle utilisé en France, le combustible se présente sous forme de pastilles d’uranium empilées dans des tubes métalliques. Ces crayons sont placés dans une cuve en acier remplie d’eau : le cœur du réacteur. La fission des atomes d’uranium dégage une très forte chaleur qui chauffe l’eau de la cuve à 320 °C. Maintenue sous forme liquide grâce à une très forte pression (155 bars), cette eau du « circuit primaire » est dirigée dans plusieurs milliers de tubes situés à l’intérieur de trois ou quatre générateurs de vapeur (GV), selon la puissance du réacteur.

Les GV, cylindres d’aciers d’une vingtaine de mètres de haut et de quatre mètres de diamètre, sont eux-mêmes remplis d’eau (c’est le « circuit secondaire »). Au contact des tubes brûlants, le fluide du circuit secondaire se transforme en vapeur. La vapeur fait tourner une turbine, qui entraîne à son tour un alternateur, lequel produit de l’électricité.

2. Comment a-t-on découvert que ces pièces présentaient une concentration de carbone trop élevée ?

Tout commence par la cuve de l’EPR de Flamanville, forgée à l’usine du Creusot. La calotte est achevée en octobre 2006, le fond en décembre 2007. « Pour les fabriquer, Areva a recouru à une technique de forgeage récente qui utilise un lingot d’acier de carbone très lourd, jusqu’à 160 tonnes », explique Thierry Charles, directeur général adjoint de l’IRSN chargé de la sûreté nucléaire. Le problème est que cette méthode favorise la concentration du carbone aux endroits les plus épais. « Un lingot en train de refroidir ressemble à un fondant au chocolat : le cœur reste coulant plus longtemps que l’extérieur, décrit l’ingénieur. Or, le carbone migre préférentiellement dans la phase liquide. »

Areva doit ensuite tester les pièces pour s’assurer que leur concentration en carbone n’excède pas 0,22 %. Or, le protocole de test a été changé par décret en 2005. « Auparavant, il suffisait de tester deux endroits différents de la pièce. Désormais, on doit relever la concentration de carbone en tous points », indique M. Charles. Fin 2014, Areva découvre que les fonds bombés des pièces présentent des concentrations de carbone trop élevées et alerte l’ASN.

Cette dernière s’interroge : est-il possible que d’autres pièces forgées selon la même technique présentent le même défaut ? « Pour avoir la réponse à cette question, l’ASN a demandé à EDF et Areva de passer en revue, de manière systématique, l’ensemble des gros composants des réacteurs d’EDF », a raconté Rémy Catteau, directeur des équipements sous pression nucléaires à l’ASN, lors d’une audition devant l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst), le 25 octobre.

Résultat des investigations : 26 générateurs de vapeur (GV) fabriqués par l’usine du Creusot dissimulent des concentrations de carbone proches de 0,3 %, et 20 GV forgés par le fournisseur japonais Japan Casting & Forging Corp (JCFC) des concentrations encore plus élevées, jusqu’à 0,4 %. Comme ces pièces avaient été testées avant le changement de protocole de 2005, ces anomalies étaient passées inaperçues.

3. Cette concentration excessive de carbone risque-t-elle de provoquer un accident ?

Un acier qui contient davantage de carbone durcit, ce qui diminue sa ténacité, c’est-à-dire « la résistance à la propagation de fissures dans le matériau », précise Thierry Charles. Or, « si les fissures se propagent, elles peuvent conduire à la rupture » de la pièce… Un risque tellement dramatique que « ces équipements [cuve et générateurs de vapeur] sont conçus selon une démarche d’exclusion de rupture, c’est-à-dire que leur défaillance n’est pas postulée dans la démonstration de sûreté », a rappelé M. Charles à l’Opecst.

Le risque de rupture augmente dans certaines situations d’incident ou d’accident, en cas de choc thermique chaud ou froid notamment. « Exemple : il y a une fuite dans le circuit primaire, illustre l’ingénieur. Il faut donc ajouter de l’eau dans le réacteur. Cette eau froide, entre 10 et 20 °C, peut éventuellement toucher le fond de cuve du cœur du réacteur, dont la température est comprise entre 200 et 250 °C. C’est le choc froid. » Si la cuve — 425 tonnes pour celles de l’EPR de Flamanville — est fragilisée par une concentration trop élevée de carbone et par des fissures, elle peut céder.

4. Comment s’assurer que la cuve et les générateurs de vapeur tiendront le coup ?

Depuis plusieurs mois, EDF et Areva testent la cuve de l’EPR et les générateurs de vapeur concernés pour s’assurer qu’ils sont suffisamment tenaces. « Pour réaliser une étude de risque de rupture, il faut regarder trois choses, récapitule Thierry Charles. Premièrement, les sollicitations que reçoit la pièce, c’est-à-dire les chocs thermiques qu’elle subit, en situation normale et en cas d’accident. Deuxièmement, les défauts présents sur la pièce, type concentration excessive de carbone, fissure, etc. Troisièmement, les caractéristiques du matériau, c’est-à-dire sa composition précise, en carbone notamment. »

Une partie des tests — sur les sollicitations notamment — repose surtout sur des calculs. En ce qui concerne la recherche de défauts, les contrôles couplent relecture des dossiers de fin de fabrication fournis par le forgeron et examens des pièces installées (par ultrasons, par exemple) sur un réacteur à l’arrêt. Enfin, pour connaître précisément les caractéristiques de l’acier, « on procède par étincelage, c’est-à-dire par évaporation du métal, et par prélèvement de copeaux aux endroits les plus concentrés en carbone », a décrit Jean-Christophe Niel lors du point presse du 5 décembre. Des prélèvements et des essais impossibles à réaliser in situ sont faits sur des « pièces sacrificielles », c’est-à-dire des cuves et des générateurs de vapeur (GV) forgés dans les mêmes conditions que les pièces défectueuses.

Schéma d’un générateur de vapeur.

Où en est-on aujourd’hui ? Concernant la cuve de l’EPR de Flamanville et 26 GV fabriqués à l’usine du Creusot, EDF a déjà effectué quelque 1.600 tests sur trois cuves sacrificielles. Les résultats obtenus ont permis à six réacteurs de redémarrer dès cet été. En revanche, les 20 GV forgés par le Japonais JCFC, installés sur douze autres réacteurs et qui présentent des concentrations de carbone plus importantes et étendues, ont dû faire l’objet de contrôles supplémentaires. C’est ce qui a motivé la décision de l’ASN du 18 octobre d’arrêter cinq réacteurs sous trois mois et de se rendre au Japon la semaine du 7 novembre pour examiner les dossiers de fabrication de JCFC.

EDF a envoyé à l’ASN un premier dossier concernant toutes les pièces défectueuses le 7 octobre dernier, et un second le 15 novembre. C’est sur cette base que l’ASN a rendu sa décision du lundi 5 décembre. Mais ce n’est pas fini pour autant : le régulateur a réclamé à EDF des contrôles complémentaires à réaliser et des compléments d’essais ou d’études à apporter à moyen terme.

Concernant l’EPR de Flamanville, l’ASN devrait rendre sa décision mi-2017. Si elle déclare la cuve inapte au service, l’EPR pourrait être abandonné, puisqu’il faudrait démolir la double coque de bâtiment réacteur pour sortir la cuve — une opération au coût faramineux.


  • Complément d’information Video : Comment fonctionne une centrale nucléaire
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