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Mai 2013 : Comment expliquer la victoire d’un parti pro-nucléaire au Japon ?

Article publié le 16 mai 2013



Les 46èmes élections à la Chambre des représentants de décembre 2012 au Japon ont laissé un goût terriblement amer à ceux - militants, simples citoyens, victimes de la catastrophe de Fukushima ou amis du Japon - qu’une forte solidarité antinucléaire unissait désormais.



Qui a vraiment compris comment, du jour au lendemain, le Japon est passé du statut de nation nouvellement et farouchement antinucléaire - à 80% selon les enquêtes -, d’une nation atteinte dans sa chair et dans son âme par le drame nucléaire de Fukushima et qui avait enfin réappris à manifester dans les rues semaine après semaine, à celui de puissance dirigée par Shinzo Abe, un Premier Ministre profondément réactionnaire et résolument au service du lobby nucléaire, surnommé ici le "village nucléaire" ?

Le désarroi devant le résultat de ces élections a été tel qu’il semble avoir quelque peu aujourd’hui brisé l’énergie des combattants. Par quel tour de passe-passe le Parti Libéral Démocrate (PLD) qui avait perdu le pouvoir en 2009 est-il revenu ? Quelles en sont les conséquences pour le pays tout entier ? Je vais essayer d’apporter des éléments de réponse à ces questions.

Des élections anticonstitutionnelles

17 actions en justice ont à ce jour été entreprises pour demander l’annulation des élections de décembre, dont 16 par des groupes de juristes et une par un particulier. La Justice s’est prononcée : à chaque fois, le caractère anticonstitutionnel des élections a été reconnu, mais deux fois seulement l’annulation a été demandée, sans d’ailleurs être suivie d’effet [1] [2].
Ce qui n’est pas conforme à la Constitution, c’est la disproportion dans la représentativité ; avec le système électoral actuel, instauré avant les élections de 2009, le décalage peut atteindre 2,43 fois : un vote n’a pas la même valeur selon la circonscription, et les circonscriptions de province, moins peuplées, sont globalement favorisées. Des actions en justice avaient déjà eu lieu avant les élections anticipées de décembre dernier, mais ni les unes ni les autres n’ont été suivies d’effet pour l’instant bien que certains membres du gouvernement viennent de déclarer qu’il fallait envisager une réforme du système [3].

Un système électoral bien peu démocratique

Ces résultats affligeants sont aussi partiellement imputables au taux de participation relativement faible, un peu moins de 60 %. Le système électoral japonais est complexe, les électeurs votent en même temps pour un candidat au scrutin uninominal majoritaire à un seul tour et pour une liste de candidats au scrutin proportionnel. Les candidats se présentent fréquemment aux deux élections, augmentant ainsi leurs chances d’être élus. La démocratie pêche ici aussi : pour se porter candidat, il faut commencer par déposer la somme de 3 millions de yens (23 000€ au taux actuel) pour le scrutin nominal et 6 millions de yens (46 000€ ) pour le scrutin proportionnel. Cette somme est perdue en cas d’échec, et les petits partis sont donc irrémédiablement défavorisés, d’autant que tout candidat potentiel est supposé cesser son activité professionnelle pour se présenter.

À ce jeu, et malgré diverses irrégularités (bureaux de vote fermés trop tôt, tracts politiques PLD mensongers notamment au sujet de l’arrêt définitif de toutes les centrales annoncé dans le Nord-Est), le PLD du Premier Ministre Abe a obtenu la majorité absolue à la Chambre (294 sièges sur 480) avec seulement 24,67 % des voix au scrutin uninominal majoritaire et 15,99 % au scrutin proportionnel.

D’une certaine façon, les Japonais se sont fait voler leurs élections. Mais malgré les raisons objectives que je viens d’évoquer, il est indéniable que le contexte national de stagnation économique et l’incapacité du précédent gouvernement de M. Noda - du Parti Démocrate du Japon - à tenir ses promesses et à gérer la crise nucléaire, ainsi bien sûr que la situation en Asie, ont été déterminants. Les tensions avec la Chine (problème des îles Senkaku) et avec la Corée du Nord ont rendu la tâche facile à M. Abe comme à l’ensemble des nationalistes et des nostalgiques du Japon impérial.

Shinzo Abe au service du nucléaire

Soutenu par la majorité des grands industriels, par le Keidanren (syndicat patronal des entreprises), par le lobby nucléaire, par tous les revanchards et militaristes du pays, Abe a eu tôt fait de mettre le Japon au pas et de feindre d’ignorer les revendications antinucléaires de la nation. Les décisions intransigeantes de son gouvernement sur tout ce qui concerne le dédommagement et le suivi médical et social des victimes de l’accident nucléaire, sur la définition des zones d’évacuation et des zones de retour consécutives à l’accident nucléaire, sur le redémarrage des réacteurs nucléaires (depuis juillet 2012, seuls deux réacteurs sur les 50 encore théoriquement exploitables sont en service), n’ont pas tardé à durcir le paysage politique et sociétal du pays, aggravant encore le climat de déni qui s’était quelque peu instauré avant même son arrivée au pouvoir. Je vais en donner ici quelques exemples.

En mars 2013, Abe impose le départ de six personnalités opposées au nucléaire au sein du comité d’experts chargé de conseiller le gouvernement sur la politique énergétique, les remplaçant par des pro-nucléaires. Il déclare que les centrales doivent redémarrer au plus vite, alors que les conclusions de la nouvelle Autorité de Sûreté Nucléaire s’orientent clairement vers la nécessité de procéder à des travaux de mise en conformité aux nouvelles normes sismiques et de résistance aux tsunamis qui sont loin d’être achevés. Il accepte l’envoi du MOX qu’AREVA et la France avaient hâte d’expédier pour la centrale de Takahama. Il redéfinit d’une manière générale la politique nucléaire du Japon qui, même dans l’éventualité d’une reprise lente de la production de l’électricité nucléaire pour des raisons de sécurité, doit satisfaire le lobby nucléaire du pays (le "village nucléaire"). Avec cet objectif, il propose des accords de coopération nucléaire à des pays comme l’Arabie Saoudite (13 réacteurs), les Émirats Arabes Unis (collaboration technique en partenariat pour 4 réacteurs) et même avec la Turquie, en collaboration avec la France, alors qu’on aurait pu espérer que le Japon se serait montré particulièrement prudent eu égard à l’instabilité sismique de ce pays.

Vers l’armement nucléaire du Japon ?

Mais le domaine qui devra retenir notre attention, là où il faudra vraiment observer l’évolution du Japon et l’attitude du gouvernement Abe avec circonspection, c’est celui de la révision constitutionnelle pour laquelle Abe bataille depuis toujours. Le Premier Ministre n’a pas caché que s’il obtenait la majorité lors de la prochaine échéance électorale, c’est-à-dire début juillet 2013 avec les élections à la Chambre des Conseillers (242 membres renouvelables à moitié tous les trois ans), rien ne l’arrêterait pour enclencher un processus potentiellement très dangereux : la révision de l’article 96 de la Constitution.

L’article 96 est la clé pour modifier la Constitution : il stipule que toute proposition de changement constitutionnel doit remporter l’accord des 2/3 au moins des membres de chacune des deux Chambres puis être ratifiée par la nation sous forme de vote ou de référendum. Si Abe et ses partisans obtiennent satisfaction, la Constitution pourra être modifiée à la majorité simple des membres de la Diète. Ce serait une étape importante vers une nouvelle Constitution, mais surtout vers la suppression de l’article 9, dit article de renonciation à la guerre :

"Chapitre II. Renonciation à la guerre
Article 9. Aspirant sincèrement à une paix internationale fondée sur la justice et l’ordre, le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ou à la menace, ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux.

Pour atteindre le but fixé au paragraphe précédent, il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales et aériennes, ou autre potentiel de guerre. Le droit de belligérance de l’État ne sera pas reconnu."

Quand on sait que le Japon vient de refuser de signer la déclaration commune du comité préparatoire à la Conférence des Parties pour le Traité de Non-prolifération des Armes Nucléaires qui se tiendra à Genève en 2015, parce qu’il s’est déclaré gêné par l’expression "caractère particulièrement inhumain de l’arme nucléaire", les folles ambitions de M. Abe prennent une dimension très particulière. [4]

Suite à ce refus, les réactions, au Japon, seul pays à avoir souffert de bombardements atomiques, n’ont pas manqué, mais suffiront-elles à freiner un homme que son passé familial [5] et ses convictions, connues de longue date, prédisposent à faire des choix militaristes et nationalistes extrêmement dangereux pour son pays et pour la planète ?

On comprendra alors, hélas, quel sombre objectif pourraient servir les importantes réserves de plutonium du Japon.

Janick Magne
Professeure d’université à Tokyo, citoyenne française expatriée au Japon depuis 35 ans.

 Voir un autre article de Janick Magne "Nucléaire et crise de la démocratie au Japon"


Notes

[4Japan Refuses To Sign Non-Proliferation Treaty Statement That Nuclear Weapons Will Not Be Used https://www.japancrush.com/2013/stories/japan-refuses-to-sign-nuclear-treaty-joint-statement.html

[5Son grand-père, Nobusuke Kishi, a été suspecté de crime de guerre de classe A, arrêté par les Américains et resté prisonnier de 1945 à 1948. Essentiellement anti-communiste, il est devenu un soutien important des États-Unis, signant avec eux en 1960 le controversé traité de coopération mutuelle et de sécurité entre les États-Unis et le Japon. C’est également un membre de sa famille, ministre des Affaires étrangères du Japon impérial, qui est à l’origine du Pacte Tripartite signé en sa qualité le 27 septembre 1940 avec Hitler et Mussolini (Axe Rome-Berlin-Tokyo).

Qui a vraiment compris comment, du jour au lendemain, le Japon est passé du statut de nation nouvellement et farouchement antinucléaire - à 80% selon les enquêtes -, d’une nation atteinte dans sa chair et dans son âme par le drame nucléaire de Fukushima et qui avait enfin réappris à manifester dans les rues semaine après semaine, à celui de puissance dirigée par Shinzo Abe, un Premier Ministre profondément réactionnaire et résolument au service du lobby nucléaire, surnommé ici le "village nucléaire" ?

Le désarroi devant le résultat de ces élections a été tel qu’il semble avoir quelque peu aujourd’hui brisé l’énergie des combattants. Par quel tour de passe-passe le Parti Libéral Démocrate (PLD) qui avait perdu le pouvoir en 2009 est-il revenu ? Quelles en sont les conséquences pour le pays tout entier ? Je vais essayer d’apporter des éléments de réponse à ces questions.

Des élections anticonstitutionnelles

17 actions en justice ont à ce jour été entreprises pour demander l’annulation des élections de décembre, dont 16 par des groupes de juristes et une par un particulier. La Justice s’est prononcée : à chaque fois, le caractère anticonstitutionnel des élections a été reconnu, mais deux fois seulement l’annulation a été demandée, sans d’ailleurs être suivie d’effet [1] [2].
Ce qui n’est pas conforme à la Constitution, c’est la disproportion dans la représentativité ; avec le système électoral actuel, instauré avant les élections de 2009, le décalage peut atteindre 2,43 fois : un vote n’a pas la même valeur selon la circonscription, et les circonscriptions de province, moins peuplées, sont globalement favorisées. Des actions en justice avaient déjà eu lieu avant les élections anticipées de décembre dernier, mais ni les unes ni les autres n’ont été suivies d’effet pour l’instant bien que certains membres du gouvernement viennent de déclarer qu’il fallait envisager une réforme du système [3].

Un système électoral bien peu démocratique

Ces résultats affligeants sont aussi partiellement imputables au taux de participation relativement faible, un peu moins de 60 %. Le système électoral japonais est complexe, les électeurs votent en même temps pour un candidat au scrutin uninominal majoritaire à un seul tour et pour une liste de candidats au scrutin proportionnel. Les candidats se présentent fréquemment aux deux élections, augmentant ainsi leurs chances d’être élus. La démocratie pêche ici aussi : pour se porter candidat, il faut commencer par déposer la somme de 3 millions de yens (23 000€ au taux actuel) pour le scrutin nominal et 6 millions de yens (46 000€ ) pour le scrutin proportionnel. Cette somme est perdue en cas d’échec, et les petits partis sont donc irrémédiablement défavorisés, d’autant que tout candidat potentiel est supposé cesser son activité professionnelle pour se présenter.

À ce jeu, et malgré diverses irrégularités (bureaux de vote fermés trop tôt, tracts politiques PLD mensongers notamment au sujet de l’arrêt définitif de toutes les centrales annoncé dans le Nord-Est), le PLD du Premier Ministre Abe a obtenu la majorité absolue à la Chambre (294 sièges sur 480) avec seulement 24,67 % des voix au scrutin uninominal majoritaire et 15,99 % au scrutin proportionnel.

D’une certaine façon, les Japonais se sont fait voler leurs élections. Mais malgré les raisons objectives que je viens d’évoquer, il est indéniable que le contexte national de stagnation économique et l’incapacité du précédent gouvernement de M. Noda - du Parti Démocrate du Japon - à tenir ses promesses et à gérer la crise nucléaire, ainsi bien sûr que la situation en Asie, ont été déterminants. Les tensions avec la Chine (problème des îles Senkaku) et avec la Corée du Nord ont rendu la tâche facile à M. Abe comme à l’ensemble des nationalistes et des nostalgiques du Japon impérial.

Shinzo Abe au service du nucléaire

Soutenu par la majorité des grands industriels, par le Keidanren (syndicat patronal des entreprises), par le lobby nucléaire, par tous les revanchards et militaristes du pays, Abe a eu tôt fait de mettre le Japon au pas et de feindre d’ignorer les revendications antinucléaires de la nation. Les décisions intransigeantes de son gouvernement sur tout ce qui concerne le dédommagement et le suivi médical et social des victimes de l’accident nucléaire, sur la définition des zones d’évacuation et des zones de retour consécutives à l’accident nucléaire, sur le redémarrage des réacteurs nucléaires (depuis juillet 2012, seuls deux réacteurs sur les 50 encore théoriquement exploitables sont en service), n’ont pas tardé à durcir le paysage politique et sociétal du pays, aggravant encore le climat de déni qui s’était quelque peu instauré avant même son arrivée au pouvoir. Je vais en donner ici quelques exemples.

En mars 2013, Abe impose le départ de six personnalités opposées au nucléaire au sein du comité d’experts chargé de conseiller le gouvernement sur la politique énergétique, les remplaçant par des pro-nucléaires. Il déclare que les centrales doivent redémarrer au plus vite, alors que les conclusions de la nouvelle Autorité de Sûreté Nucléaire s’orientent clairement vers la nécessité de procéder à des travaux de mise en conformité aux nouvelles normes sismiques et de résistance aux tsunamis qui sont loin d’être achevés. Il accepte l’envoi du MOX qu’AREVA et la France avaient hâte d’expédier pour la centrale de Takahama. Il redéfinit d’une manière générale la politique nucléaire du Japon qui, même dans l’éventualité d’une reprise lente de la production de l’électricité nucléaire pour des raisons de sécurité, doit satisfaire le lobby nucléaire du pays (le "village nucléaire"). Avec cet objectif, il propose des accords de coopération nucléaire à des pays comme l’Arabie Saoudite (13 réacteurs), les Émirats Arabes Unis (collaboration technique en partenariat pour 4 réacteurs) et même avec la Turquie, en collaboration avec la France, alors qu’on aurait pu espérer que le Japon se serait montré particulièrement prudent eu égard à l’instabilité sismique de ce pays.

Vers l’armement nucléaire du Japon ?

Mais le domaine qui devra retenir notre attention, là où il faudra vraiment observer l’évolution du Japon et l’attitude du gouvernement Abe avec circonspection, c’est celui de la révision constitutionnelle pour laquelle Abe bataille depuis toujours. Le Premier Ministre n’a pas caché que s’il obtenait la majorité lors de la prochaine échéance électorale, c’est-à-dire début juillet 2013 avec les élections à la Chambre des Conseillers (242 membres renouvelables à moitié tous les trois ans), rien ne l’arrêterait pour enclencher un processus potentiellement très dangereux : la révision de l’article 96 de la Constitution.

L’article 96 est la clé pour modifier la Constitution : il stipule que toute proposition de changement constitutionnel doit remporter l’accord des 2/3 au moins des membres de chacune des deux Chambres puis être ratifiée par la nation sous forme de vote ou de référendum. Si Abe et ses partisans obtiennent satisfaction, la Constitution pourra être modifiée à la majorité simple des membres de la Diète. Ce serait une étape importante vers une nouvelle Constitution, mais surtout vers la suppression de l’article 9, dit article de renonciation à la guerre :

"Chapitre II. Renonciation à la guerre
Article 9. Aspirant sincèrement à une paix internationale fondée sur la justice et l’ordre, le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ou à la menace, ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux.

Pour atteindre le but fixé au paragraphe précédent, il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales et aériennes, ou autre potentiel de guerre. Le droit de belligérance de l’État ne sera pas reconnu."

Quand on sait que le Japon vient de refuser de signer la déclaration commune du comité préparatoire à la Conférence des Parties pour le Traité de Non-prolifération des Armes Nucléaires qui se tiendra à Genève en 2015, parce qu’il s’est déclaré gêné par l’expression "caractère particulièrement inhumain de l’arme nucléaire", les folles ambitions de M. Abe prennent une dimension très particulière. [4]

Suite à ce refus, les réactions, au Japon, seul pays à avoir souffert de bombardements atomiques, n’ont pas manqué, mais suffiront-elles à freiner un homme que son passé familial [5] et ses convictions, connues de longue date, prédisposent à faire des choix militaristes et nationalistes extrêmement dangereux pour son pays et pour la planète ?

On comprendra alors, hélas, quel sombre objectif pourraient servir les importantes réserves de plutonium du Japon.

Janick Magne
Professeure d’université à Tokyo, citoyenne française expatriée au Japon depuis 35 ans.

 Voir un autre article de Janick Magne "Nucléaire et crise de la démocratie au Japon"