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Falsifications à l’usine Areva du Creusot

Tricheries dans les forges d’Areva : l’affaire qui ébranle le nucléaire français

Article publié le 18 novembre 2016



Voici l’histoire d’un scandale massif qui, de l’EPR de Flamanville à la centrale de Fessenheim, pourrait porter un coup fatal à l’industrie nucléaire et – qui sait ? – provoquer la fermeture brutale de nombreux réacteurs. À l’heure où nous rédigeons cet article, le feuilleton est loin d’être terminé !



Episode 1 : Suspicions sur la cuve de l’EPR

Tout commence le 7 avril 2015, lorsque l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) évoque publiquement des défauts sur le couvercle et le fond de cuve du réacteur EPR en construction à Flamanville. Ces pièces présentent une concentration beaucoup trop élevée en carbone, ce qui les rend plus vulnérables à la rupture. Or la cuve fait partie des composants dont la rupture est censée être exclue, aucune parade n’existant dans un tel cas pour éviter l’accident.

La cuve de l’EPR de Flamanville présente de nombreuses anomalies au niveau du couvercle et du socle.

Pour le chantier de l’EPR, c’est peut-être le coup de frein fatal : il est en effet impossible de réparer la cuve et son retrait pose des problèmes techniques considérables. L’ASN engage dans tous les cas des investigations approfondies. À l’été 2015, elle demande également la mise en place d’un audit à l’usine Areva du Creusot, où a été fabriquée la cuve.

Soupçonnant que cette cuve ne soit pas le seul équipement défectueux sorti de cette usine, nous adressons en avril 2016 une demande à l’ASN pour connaître le périmètre de cet audit et les autres pièces qui pourraient éventuellement être concernées par des malfaçons similaires.

Épisode 2 : Coup de projecteur sur une affaire de falsification à grande échelle

Nos soupçons s’avèrent fondés. Le 3 mai 2016, l’affaire éclate dans Les Echos : l’usine Areva du Creusot a couvert pendant des décennies la falsification de centaines de dossiers de fabrication concernant des pièces destinées aux réacteurs. Dès que les résultats obtenus lors de divers tests de résistance (chimique, mécanique, thermique...) s’approchaient trop de la limite autorisée, les chiffres auraient été arrondis et les procès-verbaux des dossiers de fabrications modifiés. Selon Les Echos, ces pratiques, qui auraient débuté en 1965, n’auraient pris fin qu’entre 2010 et 2012. 400 pièces seraient concernées, dont une cinquantaine sur des réacteurs en fonctionnement.

“Je peux vous affirmer que les tests sont bons, ce sont les dossiers qui ont été mal rédigés”, s’empresse alors de déclarer Ségolène Royal. Il est pourtant hautement irresponsable de balayer d’un revers de main un problème d’une telle gravité. En effet, cette affaire fait voler en éclat le mythe sur lequel repose le contrôle de la sûreté nucléaire en France, où l’on postule que l’industriel est honnête et qu’il déclarera de lui-même ses éventuelles erreurs ! Plutôt que de voler au secours des industriels, Mme Royal aurait dû remettre en question le soutien du gouvernement au projet d’EDF de prolonger la durée de fonctionnement de ses centrales vieillis- santes. Avant que ce scandale n’éclate, l’ASN avait déjà mis en garde EDF au sujet de la vulnérabilité de certains équipements, dont les cuves de réacteurs : ni remplaçables ni réparables, elles pourraient ne pas supporter une utilisation sur une plus longue période. Au vu de ces nouvelles anomalies, on peut redouter que leur fragilité – et celle de nombreuses autres pièces - ne s’avère encore plus importante que prévu.

Épisode 3 : Le scandale éclabousse Fessenheim

Le 16 juin, l’ASN publie la liste des réacteurs concernés par 80 de ces pièces potentiellement défectueuses et dévoile que des investigations sont en cours concernant un générateur de vapeur installé sur le réacteur n°2 de la centrale de Fessenheim, déjà à l’arrêt depuis début juin. Les irrégularités constatées sont si importantes que le gendarme du nucléaire décide le 18 juin de suspendre le certificat d’épreuve de ce générateur de vapeur. Concrètement, cela signifie que le réacteur n°2 restera arrêté jusqu’à nouvel ordre. Malgré les déclarations rassurantes d’EDF, qui communique déjà sur une date de redémarrage, cet arrêt pourrait bien s’avérer définitif. Les partisans de la non-fermeture de cette vieille centrale en seront pour leur compte !

D’importantes défaillances ont été détectées sur un générateur de vapeur installé sur le réacteur n°2 de la centrale de Fessenheim.

Le 14 octobre, de concert avec Greenpeace et les associations alsaciennes, nous déposons une plainte commune contre Areva, EDF et X pour usage de faux, pour dénoncer l’installation à Fessenheim d’une pièce au dossier de fabrication falsifié.

Épisode 4 : Quand Areva caviarde des rapports d’audit

Entre-temps, l’ASN avait apporté quelques réponses à nos questions. À la mi-juin, nous avions reçu un nouveau courrier de sa part au sujet du rapport d’audit dont nous réclamions la transmission, témoignant d’un malaise palpable... “La détermi- nation des éléments dont la communication risque de porter atteinte au secret en matière commerciale ou industrielle [...] est un exercice délicat à mener. Pour cette raison, l’ASN a interrogé AREVA et Lloyd’s Register Apave [le cabinet d’audit choisi] sur les éléments couverts par ce secret contenus dans le rapport d’audit. Les informations identifiées comme telles par AREVA ont été occultées dans la pièce jointe au présent courrier”. Le rapport figure en pièce jointe... mais, la quasi-totalité de son contenu a été caviardée ! Mis à part la présentation de la méthodologie et quelques points très généraux, presque toutes les pages sont noires.

L’ASN indique cependant son intention de saisir la Commission d’Accès aux Documents Administratifs (CADA) afin d’obtenir des précisions sur les éléments qu’elle peut légalement communiquer. Le 22 septembre, nous suivons cet exemple et effectuons à notre tour une saisine de la CADA en commun avec Greenpeace France, qui a été étudiée le 6 octobre. À l’heure où nous bouclons cette revue, l’avis de la CADA n’est pas encore connu.

Épisode 5 : Un scandale tentaculaire

Le 14 septembre, suite à nos demandes, l’ASN nous transmet un nouveau courrier contenant en annexe une liste d’irrégularités, réacteur par réacteur. Le 22 septembre, simultanément à notre saisine de la CADA, nous le publions sur notre site.

Or le lendemain, l’ASN rend publique à son tour une liste encore plus détaillée, recensant 87 pièces potentiellement défectueuses. Pour une fois, le gendarme du nucléaire, qui d’ordinaire manie l’euphémisme, ne mâche pas ses mots : “En tout état de cause, indépendamment de leurs conséquences réelles sur la sûreté, ces irrégularités mettent en lumière des pratiques inacceptables”. Et d’indiquer que “les revues engagées par Areva NP doivent donc se poursuivre et sont susceptibles de mettre en évidence de nouvelles irrégularités”.

En effet, comme le révèle un document dévoilé lors d’une séance du Haut Comité à la Transparence et à l’Information sur la Sûreté Nucléaire, Areva a étendu son audit aux usines de Chalon-Saint Marcel (qui fabrique notamment des composants lourds pour l’EPR) et Jeumont. Dans cette dernière, où sont fabriquées d’autres composants de réacteur (pompes), des défauts génériques ont également été découverts.

Le 28 septembre, l’expert nucléaire britannique John Large rebondit à son tour sur le scandale, publiant un rapport à charge2 qui épingle 34 réacteurs concernés par les anomalies de fabrication de l’usine du Creusot. Selon lui, les réacteurs concernés devraient être arrêtés à titre préventif. 44% de la capacité de production électrique française serait compromise par ces défauts de fabrication.

À la mi-octobre, alors que l’ASN poursuit ses investigations, une douzaine de réacteurs sont à l’arrêt dans le cadre des contrôles découlant du scandale du Creusot. Certains pourraient connaître le même sort que Fessenheim. Ceci confirmerait la mise en garde répétée depuis des années par le gendarme du nucléaire : la découverte d’un défaut générique grave qui toucherait une dizaine de réacteurs et obligerait à leur mise à l’arrêt brutale, est plausible. EDF, qui refuse de planifier la sortie du nucléaire, devra peut-être se résoudre à la subir.

Charlotte Mijeon/Laura Hameaux

Episode 1 : Suspicions sur la cuve de l’EPR

Tout commence le 7 avril 2015, lorsque l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) évoque publiquement des défauts sur le couvercle et le fond de cuve du réacteur EPR en construction à Flamanville. Ces pièces présentent une concentration beaucoup trop élevée en carbone, ce qui les rend plus vulnérables à la rupture. Or la cuve fait partie des composants dont la rupture est censée être exclue, aucune parade n’existant dans un tel cas pour éviter l’accident.

La cuve de l’EPR de Flamanville présente de nombreuses anomalies au niveau du couvercle et du socle.

Pour le chantier de l’EPR, c’est peut-être le coup de frein fatal : il est en effet impossible de réparer la cuve et son retrait pose des problèmes techniques considérables. L’ASN engage dans tous les cas des investigations approfondies. À l’été 2015, elle demande également la mise en place d’un audit à l’usine Areva du Creusot, où a été fabriquée la cuve.

Soupçonnant que cette cuve ne soit pas le seul équipement défectueux sorti de cette usine, nous adressons en avril 2016 une demande à l’ASN pour connaître le périmètre de cet audit et les autres pièces qui pourraient éventuellement être concernées par des malfaçons similaires.

Épisode 2 : Coup de projecteur sur une affaire de falsification à grande échelle

Nos soupçons s’avèrent fondés. Le 3 mai 2016, l’affaire éclate dans Les Echos : l’usine Areva du Creusot a couvert pendant des décennies la falsification de centaines de dossiers de fabrication concernant des pièces destinées aux réacteurs. Dès que les résultats obtenus lors de divers tests de résistance (chimique, mécanique, thermique...) s’approchaient trop de la limite autorisée, les chiffres auraient été arrondis et les procès-verbaux des dossiers de fabrications modifiés. Selon Les Echos, ces pratiques, qui auraient débuté en 1965, n’auraient pris fin qu’entre 2010 et 2012. 400 pièces seraient concernées, dont une cinquantaine sur des réacteurs en fonctionnement.

“Je peux vous affirmer que les tests sont bons, ce sont les dossiers qui ont été mal rédigés”, s’empresse alors de déclarer Ségolène Royal. Il est pourtant hautement irresponsable de balayer d’un revers de main un problème d’une telle gravité. En effet, cette affaire fait voler en éclat le mythe sur lequel repose le contrôle de la sûreté nucléaire en France, où l’on postule que l’industriel est honnête et qu’il déclarera de lui-même ses éventuelles erreurs ! Plutôt que de voler au secours des industriels, Mme Royal aurait dû remettre en question le soutien du gouvernement au projet d’EDF de prolonger la durée de fonctionnement de ses centrales vieillis- santes. Avant que ce scandale n’éclate, l’ASN avait déjà mis en garde EDF au sujet de la vulnérabilité de certains équipements, dont les cuves de réacteurs : ni remplaçables ni réparables, elles pourraient ne pas supporter une utilisation sur une plus longue période. Au vu de ces nouvelles anomalies, on peut redouter que leur fragilité – et celle de nombreuses autres pièces - ne s’avère encore plus importante que prévu.

Épisode 3 : Le scandale éclabousse Fessenheim

Le 16 juin, l’ASN publie la liste des réacteurs concernés par 80 de ces pièces potentiellement défectueuses et dévoile que des investigations sont en cours concernant un générateur de vapeur installé sur le réacteur n°2 de la centrale de Fessenheim, déjà à l’arrêt depuis début juin. Les irrégularités constatées sont si importantes que le gendarme du nucléaire décide le 18 juin de suspendre le certificat d’épreuve de ce générateur de vapeur. Concrètement, cela signifie que le réacteur n°2 restera arrêté jusqu’à nouvel ordre. Malgré les déclarations rassurantes d’EDF, qui communique déjà sur une date de redémarrage, cet arrêt pourrait bien s’avérer définitif. Les partisans de la non-fermeture de cette vieille centrale en seront pour leur compte !

D’importantes défaillances ont été détectées sur un générateur de vapeur installé sur le réacteur n°2 de la centrale de Fessenheim.

Le 14 octobre, de concert avec Greenpeace et les associations alsaciennes, nous déposons une plainte commune contre Areva, EDF et X pour usage de faux, pour dénoncer l’installation à Fessenheim d’une pièce au dossier de fabrication falsifié.

Épisode 4 : Quand Areva caviarde des rapports d’audit

Entre-temps, l’ASN avait apporté quelques réponses à nos questions. À la mi-juin, nous avions reçu un nouveau courrier de sa part au sujet du rapport d’audit dont nous réclamions la transmission, témoignant d’un malaise palpable... “La détermi- nation des éléments dont la communication risque de porter atteinte au secret en matière commerciale ou industrielle [...] est un exercice délicat à mener. Pour cette raison, l’ASN a interrogé AREVA et Lloyd’s Register Apave [le cabinet d’audit choisi] sur les éléments couverts par ce secret contenus dans le rapport d’audit. Les informations identifiées comme telles par AREVA ont été occultées dans la pièce jointe au présent courrier”. Le rapport figure en pièce jointe... mais, la quasi-totalité de son contenu a été caviardée ! Mis à part la présentation de la méthodologie et quelques points très généraux, presque toutes les pages sont noires.

L’ASN indique cependant son intention de saisir la Commission d’Accès aux Documents Administratifs (CADA) afin d’obtenir des précisions sur les éléments qu’elle peut légalement communiquer. Le 22 septembre, nous suivons cet exemple et effectuons à notre tour une saisine de la CADA en commun avec Greenpeace France, qui a été étudiée le 6 octobre. À l’heure où nous bouclons cette revue, l’avis de la CADA n’est pas encore connu.

Épisode 5 : Un scandale tentaculaire

Le 14 septembre, suite à nos demandes, l’ASN nous transmet un nouveau courrier contenant en annexe une liste d’irrégularités, réacteur par réacteur. Le 22 septembre, simultanément à notre saisine de la CADA, nous le publions sur notre site.

Or le lendemain, l’ASN rend publique à son tour une liste encore plus détaillée, recensant 87 pièces potentiellement défectueuses. Pour une fois, le gendarme du nucléaire, qui d’ordinaire manie l’euphémisme, ne mâche pas ses mots : “En tout état de cause, indépendamment de leurs conséquences réelles sur la sûreté, ces irrégularités mettent en lumière des pratiques inacceptables”. Et d’indiquer que “les revues engagées par Areva NP doivent donc se poursuivre et sont susceptibles de mettre en évidence de nouvelles irrégularités”.

En effet, comme le révèle un document dévoilé lors d’une séance du Haut Comité à la Transparence et à l’Information sur la Sûreté Nucléaire, Areva a étendu son audit aux usines de Chalon-Saint Marcel (qui fabrique notamment des composants lourds pour l’EPR) et Jeumont. Dans cette dernière, où sont fabriquées d’autres composants de réacteur (pompes), des défauts génériques ont également été découverts.

Le 28 septembre, l’expert nucléaire britannique John Large rebondit à son tour sur le scandale, publiant un rapport à charge2 qui épingle 34 réacteurs concernés par les anomalies de fabrication de l’usine du Creusot. Selon lui, les réacteurs concernés devraient être arrêtés à titre préventif. 44% de la capacité de production électrique française serait compromise par ces défauts de fabrication.

À la mi-octobre, alors que l’ASN poursuit ses investigations, une douzaine de réacteurs sont à l’arrêt dans le cadre des contrôles découlant du scandale du Creusot. Certains pourraient connaître le même sort que Fessenheim. Ceci confirmerait la mise en garde répétée depuis des années par le gendarme du nucléaire : la découverte d’un défaut générique grave qui toucherait une dizaine de réacteurs et obligerait à leur mise à l’arrêt brutale, est plausible. EDF, qui refuse de planifier la sortie du nucléaire, devra peut-être se résoudre à la subir.

Charlotte Mijeon/Laura Hameaux



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