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Sortir du nucléaire n°85



printemps 2020

Quand le nucléaire pousse à l’exil…

Article paru dans la revue Sortir du nucléaire n°85 - printemps 2020



Nadezdha Kutepova est réfugiée en France depuis 2016 pour son combat contre l’industrie nucléaire russe.

Nadezdha Kutepova avec Virginie Demilier, de la Cie Artara, dans le cadre de la promotion de la pièce de théâtre “La mémoire des arbres“ de Fabrice Murgia. (crédit : Fabrice Murgia)


Bonjour Nadezdha. Pouvez-vous revenir en quelques mots sur l’origine de votre engagement contre le nucléaire ?

Je suis née et j’ai grandi à Oziorsk car mes ancêtres travaillaient pour l’usine nucléaire de Mayak. Certains sont décédés de maladies graves liées à leur activité. En 1999, je me suis engagée pour la défense des victimes qui vivent ou vivaient à Oziorsk et dans ses alentours.

Qu’avez vous découvert en faisant vos recherches ?

En 1990, en Russie, tout ce qui concerne les pollutions nucléaires a été rendu public. Parallèlement, il y a eu une loi pour la défense sociale des victimes de l’accident de 1957 [1]. Très vite, j’ai remarqué que des catégories de personnes ne pourraient pas être dédommagées. Le cas de ceux dont les mères étaient enceintes en 1957 est emblématique. Nés sains, à l’âge de 40 ans, ils ont développé des maladies graves qui ont été officiellement reconnues comme dues à l’influence des radiations sur leurs mères. Dans la loi, il n’était pas prévu de les indemniser. Nous avons été jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme qui a rejetée notre demande en 2012. Nous avions évoqué de nombreux articles de la Convention européenne des droits de l’homme : le droit à la vie (art. 2), l’interdiction de traitement inhumain et dégradant (art. 3), le déni de justice (art. 6) et le droit au respect de la vie privée (art. 8) car les personnes ont été durablement affectées par ces pollutions. Dans la jurisprudence, la plupart des victimes ne sont jamais reconnues. C’est un déni de justice. Le droit nucléaire est un droit dérogatoire. On fait des exceptions, on permet à l’État ou aux usines de diminuer l’indemnisation parce qu’aucun État n’est capable de payer les sommes qu’ils devraient selon les Conventions en vigueur [2]. C’est scandaleux.

Pourquoi avez-vous fui ?

Nous avons créé l’association Planète d’espoir en 2000 et pendant 15 ans nous avons défendu les victimes de l’usine de Mayak devant les tribunaux. Notre activité allait à l’encontre de l’État et nous vivions dans une ville fermée [3] sous très forte surveillance du FSB [4]. En 2004, la recherche que nous voulions faire sur la mentalité des personnes vivant dans les villes fermées a été interdite. En 2009, l’État nous a accusé d’utiliser l’argent que nous percevions pour notre propre profit. Pendant toute la durée du procès j’étais suivie, ils sont venus jusqu’à la maternité. C’était terrible. Le tribunal de commerce a finalement reconnu que nous n’étions pas coupables. En 2015, notre ONG a été reconnue comme un agent étranger. Nous avons eu un financement de l’étranger et nous avions une activité politique, cela leur a suffit. Mais c’est surtout parce qu’un des cas que nous avons défendu a connu beaucoup de bruit médiatique. Ils ont compris que nous étions influents.

Dans un jugement nous avons été qualifiés de menace pour la sécurité de l’État et les médias russes m’ont accusée d’espionnage industriel. Je risquais la prison.

J’ai pris cette menace très au sérieux, j’ai contacté la FIDH et je suis arrivée en France en juillet 2015. J’étais déprimée. J’avais quitté des personnes que j’avais promis de défendre. J’avais tout et j’avais plus rien d’un coup… J’ai obtenu le statut de réfugié auprès de l’OFPRA [5] en 6 mois. En septembre 2016, j’ai commencé à apprendre le français à l’Université de la Sorbonne. En 2018, j’ai été acceptée à l’école de droit de la Sorbonne et depuis décembre 2019, je suis diplômée en droit français et européen. C’était très difficile de me mettre au français, au français juridique. Mais cela m’a rendue ce sentiment de gérer ma vie…

Quelles sont aujourd’hui les perspectives ? Comment vous envisagez-vous la poursuite de votre combat contre le nucléaire ?

J’ai encore de nombreux contacts avec les personnes que j’accompagnais. Mais pour le moment je prends une pause… cela m’a beaucoup fatiguée. Je voudrais continuer de défendre des victimes du nucléaire.

Actuellement je suis assistante de dramaturgie pour le spectacle de théâtre La mémoire des arbres produit par le Théâtre National de Belgique sur la situation de la région autour de Mayak. Il y a déjà eu 14 représentations avec à chaque fois plus de 300 personnes dans la salle. Cela me donne le sentiment d’agir. Je voudrais aller plus loin car je vois tous les manquements au niveau international à propos de Mayak. Il y a la situation réelle sur le terrain et il y a la situation telle qu’elle est présentée par l’usine au niveau international. L’usine a été certifiée par l’AFNOR en vertu des normes écologiques ISO 14001 signifiant que ça va bien. Mais tout continue à se dégrader. L’usine a entrepris de poser des blocs de béton sur le lac Karatchay qui contient la radioactivité de douze Tchernobyl. Il est donc devenu souterrain mais sur le papier le lac a disparu.

La population autour de Mayak semble vivre dans un cocon, elle jouit de privilèges et ne semble pas vouloir aller à l’encontre du système nucléaire… Tout à fait. Bien qu’à plus de 2 000 kilomètres de Moscou la population des villes fermées vit comme là-bas. Il y a un sentiment de supériorité parce qu’ils sont responsables du bouclier nucléaire et que leur niveau de salaire est important. Mais il y a aussi des problèmes. La population de Mayak, c’est 80 000 personnes et dont 3 000 sont suivis par un seul oncologue. On ne peut pas accepter cela. Aujourd’hui, mes amis, mes camardes de classe me traitent comme un traître parce que j’ai mis en évidence des choses qu’ils ne veulent pas entendre ou savoir. Au début, j’avais beaucoup de mal avec cela mais j’ai fini par comprendre qu’ils étaient en fait eux aussi des victimes, des victimes de la propagande. Alors, c’est mon devoir de les aider.

Où en sont vos enfants en France ?

J’ai un sentiment très profond pour la France. Mes enfants ont été bien accueillis, bien installés avec beaucoup de bienveillance. Ils ont même l’accent parisien. Ils ont été élevés avec le système français, ils réagissent aux inégalités et à la liberté d’expression quand on leur parle du système russe et ça c’est vraiment bien.


Notes

[1Accident de Maiak de 1957 : l’explosion d’un conteneur de déchets radioactifs. 23 villages évacués, des milliers de « liquidateurs » réquisitionnés.

[2Conv. de Paris sur la responsabilité civile dans le domaine de l’énergie nucléaire, la Conv. de Bruxelles sur la responsabilité des exploitants de navires nucléaires et la Conv. de Vienne sur la responsabilité civile en cas d’accident nucléaire

[3Une ville fermée comporte des restrictions d’accès, de déplacement et de résidence.

[4Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie, services secrets russes.

[5Office français de protection des réfugiés et apatrides

Bonjour Nadezdha. Pouvez-vous revenir en quelques mots sur l’origine de votre engagement contre le nucléaire ?

Je suis née et j’ai grandi à Oziorsk car mes ancêtres travaillaient pour l’usine nucléaire de Mayak. Certains sont décédés de maladies graves liées à leur activité. En 1999, je me suis engagée pour la défense des victimes qui vivent ou vivaient à Oziorsk et dans ses alentours.

Qu’avez vous découvert en faisant vos recherches ?

En 1990, en Russie, tout ce qui concerne les pollutions nucléaires a été rendu public. Parallèlement, il y a eu une loi pour la défense sociale des victimes de l’accident de 1957 [1]. Très vite, j’ai remarqué que des catégories de personnes ne pourraient pas être dédommagées. Le cas de ceux dont les mères étaient enceintes en 1957 est emblématique. Nés sains, à l’âge de 40 ans, ils ont développé des maladies graves qui ont été officiellement reconnues comme dues à l’influence des radiations sur leurs mères. Dans la loi, il n’était pas prévu de les indemniser. Nous avons été jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme qui a rejetée notre demande en 2012. Nous avions évoqué de nombreux articles de la Convention européenne des droits de l’homme : le droit à la vie (art. 2), l’interdiction de traitement inhumain et dégradant (art. 3), le déni de justice (art. 6) et le droit au respect de la vie privée (art. 8) car les personnes ont été durablement affectées par ces pollutions. Dans la jurisprudence, la plupart des victimes ne sont jamais reconnues. C’est un déni de justice. Le droit nucléaire est un droit dérogatoire. On fait des exceptions, on permet à l’État ou aux usines de diminuer l’indemnisation parce qu’aucun État n’est capable de payer les sommes qu’ils devraient selon les Conventions en vigueur [2]. C’est scandaleux.

Pourquoi avez-vous fui ?

Nous avons créé l’association Planète d’espoir en 2000 et pendant 15 ans nous avons défendu les victimes de l’usine de Mayak devant les tribunaux. Notre activité allait à l’encontre de l’État et nous vivions dans une ville fermée [3] sous très forte surveillance du FSB [4]. En 2004, la recherche que nous voulions faire sur la mentalité des personnes vivant dans les villes fermées a été interdite. En 2009, l’État nous a accusé d’utiliser l’argent que nous percevions pour notre propre profit. Pendant toute la durée du procès j’étais suivie, ils sont venus jusqu’à la maternité. C’était terrible. Le tribunal de commerce a finalement reconnu que nous n’étions pas coupables. En 2015, notre ONG a été reconnue comme un agent étranger. Nous avons eu un financement de l’étranger et nous avions une activité politique, cela leur a suffit. Mais c’est surtout parce qu’un des cas que nous avons défendu a connu beaucoup de bruit médiatique. Ils ont compris que nous étions influents.

Dans un jugement nous avons été qualifiés de menace pour la sécurité de l’État et les médias russes m’ont accusée d’espionnage industriel. Je risquais la prison.

J’ai pris cette menace très au sérieux, j’ai contacté la FIDH et je suis arrivée en France en juillet 2015. J’étais déprimée. J’avais quitté des personnes que j’avais promis de défendre. J’avais tout et j’avais plus rien d’un coup… J’ai obtenu le statut de réfugié auprès de l’OFPRA [5] en 6 mois. En septembre 2016, j’ai commencé à apprendre le français à l’Université de la Sorbonne. En 2018, j’ai été acceptée à l’école de droit de la Sorbonne et depuis décembre 2019, je suis diplômée en droit français et européen. C’était très difficile de me mettre au français, au français juridique. Mais cela m’a rendue ce sentiment de gérer ma vie…

Quelles sont aujourd’hui les perspectives ? Comment vous envisagez-vous la poursuite de votre combat contre le nucléaire ?

J’ai encore de nombreux contacts avec les personnes que j’accompagnais. Mais pour le moment je prends une pause… cela m’a beaucoup fatiguée. Je voudrais continuer de défendre des victimes du nucléaire.

Actuellement je suis assistante de dramaturgie pour le spectacle de théâtre La mémoire des arbres produit par le Théâtre National de Belgique sur la situation de la région autour de Mayak. Il y a déjà eu 14 représentations avec à chaque fois plus de 300 personnes dans la salle. Cela me donne le sentiment d’agir. Je voudrais aller plus loin car je vois tous les manquements au niveau international à propos de Mayak. Il y a la situation réelle sur le terrain et il y a la situation telle qu’elle est présentée par l’usine au niveau international. L’usine a été certifiée par l’AFNOR en vertu des normes écologiques ISO 14001 signifiant que ça va bien. Mais tout continue à se dégrader. L’usine a entrepris de poser des blocs de béton sur le lac Karatchay qui contient la radioactivité de douze Tchernobyl. Il est donc devenu souterrain mais sur le papier le lac a disparu.

La population autour de Mayak semble vivre dans un cocon, elle jouit de privilèges et ne semble pas vouloir aller à l’encontre du système nucléaire… Tout à fait. Bien qu’à plus de 2 000 kilomètres de Moscou la population des villes fermées vit comme là-bas. Il y a un sentiment de supériorité parce qu’ils sont responsables du bouclier nucléaire et que leur niveau de salaire est important. Mais il y a aussi des problèmes. La population de Mayak, c’est 80 000 personnes et dont 3 000 sont suivis par un seul oncologue. On ne peut pas accepter cela. Aujourd’hui, mes amis, mes camardes de classe me traitent comme un traître parce que j’ai mis en évidence des choses qu’ils ne veulent pas entendre ou savoir. Au début, j’avais beaucoup de mal avec cela mais j’ai fini par comprendre qu’ils étaient en fait eux aussi des victimes, des victimes de la propagande. Alors, c’est mon devoir de les aider.

Où en sont vos enfants en France ?

J’ai un sentiment très profond pour la France. Mes enfants ont été bien accueillis, bien installés avec beaucoup de bienveillance. Ils ont même l’accent parisien. Ils ont été élevés avec le système français, ils réagissent aux inégalités et à la liberté d’expression quand on leur parle du système russe et ça c’est vraiment bien.



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