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Sortir du nucléaire n°75



Automne 2017

Nucléaire militaire

Le traité d’interdiction des armes nucléaires. Et après ?

Article paru dans la revue Sortir du nucléaire n°75 - Automne 2017

 Nucléaire militaire


Le 7 juillet 2017, à New York, 122 pays ont approuvé un traité d’interdiction des armes nucléaires que tous les États membres de l’ONU sont invités à signer et ratifier à partir du 20 septembre 2017. Il entrera en vigueur 3 mois après la 50e adhésion d’un État au traité. [Texte du traité certifié conforme (dans les six langues officielles) : https://treaties.un.org/doc/Treaties/2017/07/20170707%2003-42%20PM/Ch_XXVI_9.pdf] La plupart des Français l’ignorent, mais c’est un événement d’une grande importance.



La fin d’une exception

11 septembre 2001 : Les bombes américaines n’ont rien empêché...
© Michael Foran

Après Hiroshima et Nagasaki, la course aux armes nucléaires engendrée par la guerre froide, qui mit à plusieurs reprises l’humanité au bord de la guerre nucléaire, atteignit au milieu des années 1980 le pic insensé de 70 000 armes (la plupart américaines et russes). En décembre 1987, le traité de Washington cosigné par Reagan et Gorbatchev amorça leur décrue en éliminant d’Europe les Forces Nucléaires Intermédiaires (dont SS20 et Pershing). Mais les quelque 15 000 bombes atomiques subsistant de nos jours pourraient encore anéantir 5 à 10 fois les 7 milliards d’humains.

À elle seule, la France, avec ses 300 bombes représentant 1,5 % de la puissance globale, pourrait faire un milliard de morts (c’est ce que nos stratèges appellent notre "capacité de stricte suffisance").

Aujourd’hui, nombre de responsables politiques et militaires de tous les pays s’accordent à penser que le seul moyen d’éviter à coup sûr de nouveaux massacres atomiques serait d’éliminer jusqu’à la dernière toutes ces armes dites "de destruction massive", qui sont en fait des armes de crime contre l’humanité et pourraient en entraîner la disparition.

M. Gorbatchev et R. Reagan signent le traité de Washington le 8 décembre 1987
© Librairie de la Fondation Ronald Reagan

L’ONU avait prévu de les éliminer dès sa première résolution [1] et les a maintes fois dénoncées. Ainsi, "tout État qui emploie des armes nucléaires et thermonucléaires doit être considéré comme violant la Charte des Nations Unies, agissant au mépris des lois de l’Humanité et commettant un crime contre l’Humanité et la civilisation." [2] Mais elles ne firent jamais l’objet d’une interdiction explicite ni d’un traité d’élimination, alors que les autres armes frappant sans distinction et par nature civils et militaires ont toutes été interdites : les armes biologiques en 1972, les chimiques en 1993, les mines antipersonnel en 1997, les bombes à sous-munitions en 2008. Pourquoi cette exception ? Avant tout à cause du TNP.

La double nature du TNP

Le Traité sur la Non-Prolifération des armes nucléaires (TNP), conçu et signé en 1968 par les États-Unis, la Russie et le Royaume-Uni pour fermer les portes du "club nucléaire", entra en vigueur en 1970. À quatre exceptions près, tous les États de l’ONU en sont membres actuellement. Contre l’assurance de pouvoir développer les usages dits "pacifiques" de l’énergie nucléaire (art. 4) et de recevoir une aide technologique, les États sans armes nucléaires qui l’ont signé s’engageaient à ne pas s’en procurer tandis que ceux qui en avaient s’engageaient à négocier leur élimination "dans un délai rapproché" (art. 6). Les premiers tinrent leur promesse – sauf la Corée du Nord, qui profita du TNP pour produire du plutonium, s’en servir pour fabriquer clandestinement des armes, et se retirer du traité en 2002. Les seconds ne tinrent jamais la leur. De "comités préparatoires" en "conférences d’examen" quinquennales, les États nucléaires (et leurs alliés ou protégés) faisaient patienter les autres en promettant une élimination "step by step", "étape par étape", par une "approche progressive".

Le TNP, cette prétendue "pierre angulaire du régime de désarmement nucléaire", n’a donc jamais servi à désarmer. Il a fonctionné au contraire pendant des décennies comme un instrument permettant aux États nucléaires qui l’ont signé (USA, URSS et Royaume-Uni en 1968, France et Chine en 1992) de conserver leurs armes, ce à quoi ils ont réussi, et de préserver leur monopole sur ces armes en empêchant leur prolifération, ce à quoi ils ont en partie échoué, puisque quatre États ont rejoint le club des nations nucléaires, trois en s’abstenant de signer le TNP (Israël, Inde et Pakistan), un en l’utilisant pour s’armer (la RPDC, République Populaire Démocratique de Corée).

On peut donc se réjouir grandement de voir les armes nucléaires enfin interdites. Ce devrait être un grand pas vers la seule chose qui compte vraiment : leur élimination. Mais est-ce le cas ? Rien de moins sûr, hélas. Pour plusieurs raisons dont la plus évidente est qu’aucun des neuf États dotés d’armes nucléaires, pourtant concernés au premier chef, n’a pris part à la négociation du traité qui s’est tenue cette année à New York, au terme d’un processus vieux de 10 ans. Et aucun, à ce jour, n’a l’intention d’y adhérer, malgré la pression convergente d’une foule d’États non-nucléaires et d’ONG.

Un processus long et difficile

En 2007, un projet de convention d’élimination des armes nucléaires initié par le réseau d’ONG "Abolition 2000" et présenté par le Costa Rica était adopté par l’AG de l’ONU. Mais ce projet conçu par des États sans armes nucléaires concernait les États qui en étaient pourvus, lesquels n’avaient nulle envie de l’appliquer. La même année, une Campagne Internationale pour Abolir les Armes Nucléaires (ICAN) fut lancée par des médecins australiens, bientôt rejoints par de nombreuses ONG du monde entier. Encouragée par le discours d’Obama à Prague qui, le 5 avril 2009, appelait de ses vœux "un monde sans armes nucléaires", cette campagne mettant l’accent sur leur caractère criminel et catastrophique aboutit en 2013 et 2014 à la tenue, en Norvège, au Mexique et en Autriche, de trois conférences intergouvernementales, ouvertes aux ONG, sur "l’impact humanitaire des armes nucléaires" (c’est-à-dire leurs effets inhumains).

Groupe de travail de l’ONU à Genève : le vote historique du 19 août 2016
© JMM-ACDN

La troisième conférence réunit à Vienne, en décembre 2014, 158 pays - dont les États-Unis et la Grande-Bretagne, au grand dam de la France qui mit tout en œuvre par la suite pour les faire changer d’avis. À l’issue de la conférence, le gouvernement autrichien prit l’engagement solennel de poursuivre avec tous les acteurs concernés "ses efforts pour stigmatiser, interdire et éliminer les armes nucléaires à la lumière de leurs conséquences inacceptables pour l’humanité et des risques qui leur sont associés". En mai 2015, quand, à New York, la 9e Conférence d’examen du TNP échoua à produire une déclaration commune, "l’engagement de l’Autriche" devint "l’engagement humanitaire", reçut le soutien de nombreux États non-nucléaires, et entraîna la décision, par l’AG 2015, de créer un "groupe de travail à composition non limitée pour faire progresser le désarmement nucléaire". Ce groupe se réunit trois fois à Genève en 2016 et adopta le 19 août, par un vote mémorable, une recommandation invitant l’ONU à convoquer en 2017 une conférence pour négocier un "instrument juridiquement contraignant visant à interdire les armes nucléaires en vue de leur élimination complète". L’AG de l’ONU prit cette décision le 23 décembre 2016 et la conférence se tint en deux sessions, du 27 au 31 mars et du 15 juin au 7 juillet 2017. Le traité d’interdiction en est le résultat. Mais il ne s’impose qu’aux États qui l’auront signé.

On peut, certes, penser que la stigmatisation des armes nucléaires entraînera celle des États qui en possèdent, faisant peser sur eux une pression morale et politique qui les acculera à y renoncer. C’est être bien optimiste. Si ceux d’entre eux ayant signé le TNP ont pu bafouer pendant des décennies l’obligation qui leur était faite de les éliminer, comment se croiraient-ils tenus d’appliquer un autre traité qu’ils ne signeront pas ? D’autant que certaines de ses dispositions sont loin de les y inciter – mais ceci doit faire l’objet d’un autre article.

New York, 15 juin-7 juillet 2017 : Deuxième session de négociation du traité d’interdiction. À l’écran, Elayne Whyte-Gomez, ambassadrice du Costa Rica, présidente de la Conférence.
© Kyodo

Un avenir incertain, une France bloquée et bloquante

Boycott français
© JMM/ACDN

La France a pris quant à elle une part très active au boycott des négociations. Elle a incité les États qu’elle influence à ne pas y participer. Le 27 mars 2017, alors que s’ouvrait à l’ONU la première session de la Conférence, elle tenait avec les États-Unis et le Royaume-Uni une conférence de presse pour justifier leur refus de négocier. Le 7 juillet, à l’instant même où le traité était voté, ils le dénonçaient dans un communiqué commun affirmant leur intention de ne jamais y adhérer. Depuis, le nouveau président de la République a multiplié les signes de refus de tout changement [3]. Il va donc falloir trouver la voie pour l’y contraindre.

Jean-Marie Matagne

contact@acdn.net


Notes

[1Résolution du 24 janvier 1946 (A/RES/1)

[2Résolution 1653 XVI du 24 novembre 1961

La fin d’une exception

11 septembre 2001 : Les bombes américaines n’ont rien empêché...
© Michael Foran

Après Hiroshima et Nagasaki, la course aux armes nucléaires engendrée par la guerre froide, qui mit à plusieurs reprises l’humanité au bord de la guerre nucléaire, atteignit au milieu des années 1980 le pic insensé de 70 000 armes (la plupart américaines et russes). En décembre 1987, le traité de Washington cosigné par Reagan et Gorbatchev amorça leur décrue en éliminant d’Europe les Forces Nucléaires Intermédiaires (dont SS20 et Pershing). Mais les quelque 15 000 bombes atomiques subsistant de nos jours pourraient encore anéantir 5 à 10 fois les 7 milliards d’humains.

À elle seule, la France, avec ses 300 bombes représentant 1,5 % de la puissance globale, pourrait faire un milliard de morts (c’est ce que nos stratèges appellent notre "capacité de stricte suffisance").

Aujourd’hui, nombre de responsables politiques et militaires de tous les pays s’accordent à penser que le seul moyen d’éviter à coup sûr de nouveaux massacres atomiques serait d’éliminer jusqu’à la dernière toutes ces armes dites "de destruction massive", qui sont en fait des armes de crime contre l’humanité et pourraient en entraîner la disparition.

M. Gorbatchev et R. Reagan signent le traité de Washington le 8 décembre 1987
© Librairie de la Fondation Ronald Reagan

L’ONU avait prévu de les éliminer dès sa première résolution [1] et les a maintes fois dénoncées. Ainsi, "tout État qui emploie des armes nucléaires et thermonucléaires doit être considéré comme violant la Charte des Nations Unies, agissant au mépris des lois de l’Humanité et commettant un crime contre l’Humanité et la civilisation." [2] Mais elles ne firent jamais l’objet d’une interdiction explicite ni d’un traité d’élimination, alors que les autres armes frappant sans distinction et par nature civils et militaires ont toutes été interdites : les armes biologiques en 1972, les chimiques en 1993, les mines antipersonnel en 1997, les bombes à sous-munitions en 2008. Pourquoi cette exception ? Avant tout à cause du TNP.

La double nature du TNP

Le Traité sur la Non-Prolifération des armes nucléaires (TNP), conçu et signé en 1968 par les États-Unis, la Russie et le Royaume-Uni pour fermer les portes du "club nucléaire", entra en vigueur en 1970. À quatre exceptions près, tous les États de l’ONU en sont membres actuellement. Contre l’assurance de pouvoir développer les usages dits "pacifiques" de l’énergie nucléaire (art. 4) et de recevoir une aide technologique, les États sans armes nucléaires qui l’ont signé s’engageaient à ne pas s’en procurer tandis que ceux qui en avaient s’engageaient à négocier leur élimination "dans un délai rapproché" (art. 6). Les premiers tinrent leur promesse – sauf la Corée du Nord, qui profita du TNP pour produire du plutonium, s’en servir pour fabriquer clandestinement des armes, et se retirer du traité en 2002. Les seconds ne tinrent jamais la leur. De "comités préparatoires" en "conférences d’examen" quinquennales, les États nucléaires (et leurs alliés ou protégés) faisaient patienter les autres en promettant une élimination "step by step", "étape par étape", par une "approche progressive".

Le TNP, cette prétendue "pierre angulaire du régime de désarmement nucléaire", n’a donc jamais servi à désarmer. Il a fonctionné au contraire pendant des décennies comme un instrument permettant aux États nucléaires qui l’ont signé (USA, URSS et Royaume-Uni en 1968, France et Chine en 1992) de conserver leurs armes, ce à quoi ils ont réussi, et de préserver leur monopole sur ces armes en empêchant leur prolifération, ce à quoi ils ont en partie échoué, puisque quatre États ont rejoint le club des nations nucléaires, trois en s’abstenant de signer le TNP (Israël, Inde et Pakistan), un en l’utilisant pour s’armer (la RPDC, République Populaire Démocratique de Corée).

On peut donc se réjouir grandement de voir les armes nucléaires enfin interdites. Ce devrait être un grand pas vers la seule chose qui compte vraiment : leur élimination. Mais est-ce le cas ? Rien de moins sûr, hélas. Pour plusieurs raisons dont la plus évidente est qu’aucun des neuf États dotés d’armes nucléaires, pourtant concernés au premier chef, n’a pris part à la négociation du traité qui s’est tenue cette année à New York, au terme d’un processus vieux de 10 ans. Et aucun, à ce jour, n’a l’intention d’y adhérer, malgré la pression convergente d’une foule d’États non-nucléaires et d’ONG.

Un processus long et difficile

En 2007, un projet de convention d’élimination des armes nucléaires initié par le réseau d’ONG "Abolition 2000" et présenté par le Costa Rica était adopté par l’AG de l’ONU. Mais ce projet conçu par des États sans armes nucléaires concernait les États qui en étaient pourvus, lesquels n’avaient nulle envie de l’appliquer. La même année, une Campagne Internationale pour Abolir les Armes Nucléaires (ICAN) fut lancée par des médecins australiens, bientôt rejoints par de nombreuses ONG du monde entier. Encouragée par le discours d’Obama à Prague qui, le 5 avril 2009, appelait de ses vœux "un monde sans armes nucléaires", cette campagne mettant l’accent sur leur caractère criminel et catastrophique aboutit en 2013 et 2014 à la tenue, en Norvège, au Mexique et en Autriche, de trois conférences intergouvernementales, ouvertes aux ONG, sur "l’impact humanitaire des armes nucléaires" (c’est-à-dire leurs effets inhumains).

Groupe de travail de l’ONU à Genève : le vote historique du 19 août 2016
© JMM-ACDN

La troisième conférence réunit à Vienne, en décembre 2014, 158 pays - dont les États-Unis et la Grande-Bretagne, au grand dam de la France qui mit tout en œuvre par la suite pour les faire changer d’avis. À l’issue de la conférence, le gouvernement autrichien prit l’engagement solennel de poursuivre avec tous les acteurs concernés "ses efforts pour stigmatiser, interdire et éliminer les armes nucléaires à la lumière de leurs conséquences inacceptables pour l’humanité et des risques qui leur sont associés". En mai 2015, quand, à New York, la 9e Conférence d’examen du TNP échoua à produire une déclaration commune, "l’engagement de l’Autriche" devint "l’engagement humanitaire", reçut le soutien de nombreux États non-nucléaires, et entraîna la décision, par l’AG 2015, de créer un "groupe de travail à composition non limitée pour faire progresser le désarmement nucléaire". Ce groupe se réunit trois fois à Genève en 2016 et adopta le 19 août, par un vote mémorable, une recommandation invitant l’ONU à convoquer en 2017 une conférence pour négocier un "instrument juridiquement contraignant visant à interdire les armes nucléaires en vue de leur élimination complète". L’AG de l’ONU prit cette décision le 23 décembre 2016 et la conférence se tint en deux sessions, du 27 au 31 mars et du 15 juin au 7 juillet 2017. Le traité d’interdiction en est le résultat. Mais il ne s’impose qu’aux États qui l’auront signé.

On peut, certes, penser que la stigmatisation des armes nucléaires entraînera celle des États qui en possèdent, faisant peser sur eux une pression morale et politique qui les acculera à y renoncer. C’est être bien optimiste. Si ceux d’entre eux ayant signé le TNP ont pu bafouer pendant des décennies l’obligation qui leur était faite de les éliminer, comment se croiraient-ils tenus d’appliquer un autre traité qu’ils ne signeront pas ? D’autant que certaines de ses dispositions sont loin de les y inciter – mais ceci doit faire l’objet d’un autre article.

New York, 15 juin-7 juillet 2017 : Deuxième session de négociation du traité d’interdiction. À l’écran, Elayne Whyte-Gomez, ambassadrice du Costa Rica, présidente de la Conférence.
© Kyodo

Un avenir incertain, une France bloquée et bloquante

Boycott français
© JMM/ACDN

La France a pris quant à elle une part très active au boycott des négociations. Elle a incité les États qu’elle influence à ne pas y participer. Le 27 mars 2017, alors que s’ouvrait à l’ONU la première session de la Conférence, elle tenait avec les États-Unis et le Royaume-Uni une conférence de presse pour justifier leur refus de négocier. Le 7 juillet, à l’instant même où le traité était voté, ils le dénonçaient dans un communiqué commun affirmant leur intention de ne jamais y adhérer. Depuis, le nouveau président de la République a multiplié les signes de refus de tout changement [3]. Il va donc falloir trouver la voie pour l’y contraindre.

Jean-Marie Matagne

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