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L’Europe et le nucléaire ?

Le nucléaire cherche à se faire une place dans la finance verte européenne

Article publié le 27 janvier 2020



La Commission Européenne est actuellement en train d’élaborer une réglementation pour définir ce que serait une finance « verte », mieux flécher les investissements et – dans l’idéal… - éviter le greenwashing.

En perte de vitesse et en manque de légitimité, l’industrie nucléaire cherche à se faire une place dans ce processus. Aux côtés de plusieurs pays d’Europe Centrale, la France, grande promotrice de l’atome, a joué des pieds et des mains pour que cette technologie soit considérée comme verte. Si pour l’instant le nucléaire n’obtient pas la reconnaissance qu’elle souhaitait, le feuilleton n’est pas terminé…



Depuis mai 2018, l’Union Européenne travaille à une « taxonomie » (classification) permettant de définir quels investissements peuvent être considérés comme « verts » ou comme « bruns » (= polluants), ou se ranger dans des catégories intermédiaires.

Afin d’entrer dans la liste des investissements « verts », une activité économique doit remplir « au moins un » des six objectifs environnementaux prédéfinis : l’atténuation du changement climatique, l’adaptation au changement climatique, l’utilisation durable et la protection des ressources hydrologiques et marines, la transition vers une économie circulaire, y compris la prévention des déchets et recyclage, la prévention et contrôle de la pollution, la protection et restauration de la biodiversité et des écosystèmes. Par ailleurs, toute technologie en est automatiquement rayée si elle nuit gravement à l’un des objectifs.

Première pression dans le Conseil des ministres de l’Union européenne

La France a été moteur dans ce processus : pour le meilleur, avec l’ambition d’une taxonomie ambitieuse sur les aspects climatiques… et pour le pire, avec la promotion du nucléaire.

En octobre 2019, dans un discours dans le cadre des négociations sur le climat, Bruno Le Maire se déclare favorable à ce que les investissements « verts » incluent le nucléaire. Et de renchérir : « Les scientifiques disent qu’on ne peut pas atteindre nos objectifs sans le nucléaire. Être contre le nucléaire, c’est de l’idéologie ».

Ce faisant, il reprend une rhétorique bien connue, faisant du nucléaire le passage obligé pour la réduction des émissions. Pourtant, le GIEC lui-même mentionne des scénarios permettant de rester sous 1,5°C de réchauffement tout en voyant la disparition du nucléaire. Par ailleurs, le GIEC fait également état des différentes nuisances liées au recours au nucléaire : pollution des mines d’uranium, risque d’accident, production de déchets [1]... Enfin, les analyses les plus récentes montrent bien que la construction de nouveaux réacteurs est une option hors délai et bien trop chère pour répondre à l’urgence climatique. Mais cela, le gouvernement français ne veut pas l’entendre.

Si la position pronucléaire de la France est connue depuis longtemps, la déclaration de Bruno Le Maire tranche avec la tradition européenne. Jusqu’ici, le nucléaire étant considéré comme un sujet très clivant, les gouvernements s’abstenaient d’en faire la promotion ouvertement. Avec une telle position, la France ne fait pas seulement la promotion d’une technologie dangereuse et polluante ; elle provoque également un clivage qui bloque l’avancée des discussions de manière générale, encourageant chaque pays à proposer à son tour la labellisation comme « vertes » de technologies qui ne le sont pas.

Par ailleurs, la France n’est pas la seule à pousser pour l’inclusion du nucléaire dans la finance verte : la Pologne et la République Tchèque y sont également favorables, tout comme un certain nombre d’autres États Membres d’Europe centrale. L’Autriche, l’Allemagne, l’Italie et le Luxembourg s’y opposent, mais sans parvenir à un rapport de force suffisant.

Fin octobre 2019, suite à une réunion du Conseil des ministres de l’Union européenne, les critères de classification des secteurs éligibles aux futurs investissements verts ouvrent donc la porte au nucléaire.

Le Parlement Européen reprend la main…

Heureusement, tout ne se joue pas au niveau des ministres des Etats-membres. Le Parlement a aussi son mot à dire. Négocié par Bas Eickhout, représentant du groupe Verts/ALE, le texte sur la taxonomie laisse peu de place aux ambitions de greenwashing des nucléaristes. Il comporte notamment la mention de « principe d’innocuité » : une activité ne pourra être considérée comme « purement verte » que si elle répond à certains critères bien précis, notamment en termes de production de déchets susceptibles de causer un risque à moyen terme. De facto, il sera quasiment impossible pour le nucléaire de recevoir un label « vert ».

Cependant, d’autres catégories sont plus floues : sans être considérée comme « verte », une technologie pourra être rangée dans les activités « transitoires » ou « habilitantes »…

Nouveau coup de force de la France

Un compromis final doit alors être trouvé entre le Conseil et le Parlement européen, mais les nucléaristes sont mécontents de la situation.

Alors qu’un sommet européen doit avoir lieu le 11 décembre sur la question de la neutralité carbone, en lien avec les discussions de la COP25, la France effectue un push sur les discussions, exigeant de remettre le nucléaire à l’ordre du jour. Elle choisit de soutenir les positions très pronucléaires de pays très nucléaristes comme la République Tchèque, la Hongrie et la Pologne. On peut souligner que la France, qui se présente volontiers comme la « bonne élève » de l’Europe sur les questions climatiques, n’a pas hésité à s’allier avec des pays qui comptent parmi les pires pollueurs de l’UE (notamment la Pologne, dont les émissions continuent d’augmenter, et qui soutient aussi bien le charbon que l’atome !). Et ce n’est d’ailleurs pas la première fois que cela arrive [2] … Il s’en faut de peu que ce jeu malsain ne fasse capoter un accord européen sur la neutralité carbone.

Résultat de ce coup de force : la déclaration publiée à la fin de ce Conseil européen [3] donne une orientation qui légitime le recours au nucléaire.

« Le Conseil européen reconnaît le besoin d’assurer la sécurité énergétique et de respecter le droit des États-Membres à décider de leur mix énergétique et à choisir les technologies les plus appropriées. Certains États-Membres ont indiqué que le nucléaire faisait partie de leur mix énergétique ».

La bataille continue

Le 16 décembre, un compromis est trouvé entre le Conseil et le Parlement Européen. Le principe d’innocuité est reformulé d’une manière un peu édulcorée, mais qui constitue en théorie toujours un obstacle à la labellisation comme « verts » des investissements dans le nucléaire.

À ce stade, le nucléaire n’est cependant formellement exclu ou inclus dans aucune catégorie. La balle est maintenant dans le camp de la Commission Européenne. Assistée par un groupe d’expert, celle-ci aura pour mission, d’ici à fin 2020, de définir plus précisément les contours des différentes catégories (activités « vertes », « transitoires » ou « habilitantes »). Dans quelle mesure la déclaration du Conseil européen légitimant le recours au nucléaire ne risque-t-elle pas de donner une orientation à ses travaux ? Difficile de le dire pour l’instant. On peut en tout cas craindre un lobbying assez actif des partisans du nucléaire. Ceux-ci pourraient bien recycler l’expression fétiche qu’utilisaient les conservateurs allemands avant la décision de sortie du nucléaire en 2011, visant à présenter le nucléaire comme une « technologie de transition »…

Une bonne nouvelle par ailleurs : le nucléaire exclu du Fonds pour une transition juste

Dans le cadre du « Green Deal européen » censé rendre l’Europe neutre en carbone d’ici 2050, un « Fonds pour une transition juste » doit être mis en place, afin d’aider les pays à adapter leur économie. Le 14 janvier 2020, Elisa Ferreira, la commissaire en charge de la cohésion et des réformes, a annoncé que le nucléaire en serait exclu. En attendant le résultat des travaux de la Commission Européenne sur la taxonomie, on peut toujours s’en réjouir.


Notes

[2En septembre 2018, le Réseau Action Climat avait dévoilé une note montrant que la France, qui montrait que la France et la Pologne entendaient s’allier pour maintenir les soutiens financiers aux centrales à charbon et nucléaire en Europe !

Depuis mai 2018, l’Union Européenne travaille à une « taxonomie » (classification) permettant de définir quels investissements peuvent être considérés comme « verts » ou comme « bruns » (= polluants), ou se ranger dans des catégories intermédiaires.

Afin d’entrer dans la liste des investissements « verts », une activité économique doit remplir « au moins un » des six objectifs environnementaux prédéfinis : l’atténuation du changement climatique, l’adaptation au changement climatique, l’utilisation durable et la protection des ressources hydrologiques et marines, la transition vers une économie circulaire, y compris la prévention des déchets et recyclage, la prévention et contrôle de la pollution, la protection et restauration de la biodiversité et des écosystèmes. Par ailleurs, toute technologie en est automatiquement rayée si elle nuit gravement à l’un des objectifs.

Première pression dans le Conseil des ministres de l’Union européenne

La France a été moteur dans ce processus : pour le meilleur, avec l’ambition d’une taxonomie ambitieuse sur les aspects climatiques… et pour le pire, avec la promotion du nucléaire.

En octobre 2019, dans un discours dans le cadre des négociations sur le climat, Bruno Le Maire se déclare favorable à ce que les investissements « verts » incluent le nucléaire. Et de renchérir : « Les scientifiques disent qu’on ne peut pas atteindre nos objectifs sans le nucléaire. Être contre le nucléaire, c’est de l’idéologie ».

Ce faisant, il reprend une rhétorique bien connue, faisant du nucléaire le passage obligé pour la réduction des émissions. Pourtant, le GIEC lui-même mentionne des scénarios permettant de rester sous 1,5°C de réchauffement tout en voyant la disparition du nucléaire. Par ailleurs, le GIEC fait également état des différentes nuisances liées au recours au nucléaire : pollution des mines d’uranium, risque d’accident, production de déchets [1]... Enfin, les analyses les plus récentes montrent bien que la construction de nouveaux réacteurs est une option hors délai et bien trop chère pour répondre à l’urgence climatique. Mais cela, le gouvernement français ne veut pas l’entendre.

Si la position pronucléaire de la France est connue depuis longtemps, la déclaration de Bruno Le Maire tranche avec la tradition européenne. Jusqu’ici, le nucléaire étant considéré comme un sujet très clivant, les gouvernements s’abstenaient d’en faire la promotion ouvertement. Avec une telle position, la France ne fait pas seulement la promotion d’une technologie dangereuse et polluante ; elle provoque également un clivage qui bloque l’avancée des discussions de manière générale, encourageant chaque pays à proposer à son tour la labellisation comme « vertes » de technologies qui ne le sont pas.

Par ailleurs, la France n’est pas la seule à pousser pour l’inclusion du nucléaire dans la finance verte : la Pologne et la République Tchèque y sont également favorables, tout comme un certain nombre d’autres États Membres d’Europe centrale. L’Autriche, l’Allemagne, l’Italie et le Luxembourg s’y opposent, mais sans parvenir à un rapport de force suffisant.

Fin octobre 2019, suite à une réunion du Conseil des ministres de l’Union européenne, les critères de classification des secteurs éligibles aux futurs investissements verts ouvrent donc la porte au nucléaire.

Le Parlement Européen reprend la main…

Heureusement, tout ne se joue pas au niveau des ministres des Etats-membres. Le Parlement a aussi son mot à dire. Négocié par Bas Eickhout, représentant du groupe Verts/ALE, le texte sur la taxonomie laisse peu de place aux ambitions de greenwashing des nucléaristes. Il comporte notamment la mention de « principe d’innocuité » : une activité ne pourra être considérée comme « purement verte » que si elle répond à certains critères bien précis, notamment en termes de production de déchets susceptibles de causer un risque à moyen terme. De facto, il sera quasiment impossible pour le nucléaire de recevoir un label « vert ».

Cependant, d’autres catégories sont plus floues : sans être considérée comme « verte », une technologie pourra être rangée dans les activités « transitoires » ou « habilitantes »…

Nouveau coup de force de la France

Un compromis final doit alors être trouvé entre le Conseil et le Parlement européen, mais les nucléaristes sont mécontents de la situation.

Alors qu’un sommet européen doit avoir lieu le 11 décembre sur la question de la neutralité carbone, en lien avec les discussions de la COP25, la France effectue un push sur les discussions, exigeant de remettre le nucléaire à l’ordre du jour. Elle choisit de soutenir les positions très pronucléaires de pays très nucléaristes comme la République Tchèque, la Hongrie et la Pologne. On peut souligner que la France, qui se présente volontiers comme la « bonne élève » de l’Europe sur les questions climatiques, n’a pas hésité à s’allier avec des pays qui comptent parmi les pires pollueurs de l’UE (notamment la Pologne, dont les émissions continuent d’augmenter, et qui soutient aussi bien le charbon que l’atome !). Et ce n’est d’ailleurs pas la première fois que cela arrive [2] … Il s’en faut de peu que ce jeu malsain ne fasse capoter un accord européen sur la neutralité carbone.

Résultat de ce coup de force : la déclaration publiée à la fin de ce Conseil européen [3] donne une orientation qui légitime le recours au nucléaire.

« Le Conseil européen reconnaît le besoin d’assurer la sécurité énergétique et de respecter le droit des États-Membres à décider de leur mix énergétique et à choisir les technologies les plus appropriées. Certains États-Membres ont indiqué que le nucléaire faisait partie de leur mix énergétique ».

La bataille continue

Le 16 décembre, un compromis est trouvé entre le Conseil et le Parlement Européen. Le principe d’innocuité est reformulé d’une manière un peu édulcorée, mais qui constitue en théorie toujours un obstacle à la labellisation comme « verts » des investissements dans le nucléaire.

À ce stade, le nucléaire n’est cependant formellement exclu ou inclus dans aucune catégorie. La balle est maintenant dans le camp de la Commission Européenne. Assistée par un groupe d’expert, celle-ci aura pour mission, d’ici à fin 2020, de définir plus précisément les contours des différentes catégories (activités « vertes », « transitoires » ou « habilitantes »). Dans quelle mesure la déclaration du Conseil européen légitimant le recours au nucléaire ne risque-t-elle pas de donner une orientation à ses travaux ? Difficile de le dire pour l’instant. On peut en tout cas craindre un lobbying assez actif des partisans du nucléaire. Ceux-ci pourraient bien recycler l’expression fétiche qu’utilisaient les conservateurs allemands avant la décision de sortie du nucléaire en 2011, visant à présenter le nucléaire comme une « technologie de transition »…

Une bonne nouvelle par ailleurs : le nucléaire exclu du Fonds pour une transition juste

Dans le cadre du « Green Deal européen » censé rendre l’Europe neutre en carbone d’ici 2050, un « Fonds pour une transition juste » doit être mis en place, afin d’aider les pays à adapter leur économie. Le 14 janvier 2020, Elisa Ferreira, la commissaire en charge de la cohésion et des réformes, a annoncé que le nucléaire en serait exclu. En attendant le résultat des travaux de la Commission Européenne sur la taxonomie, on peut toujours s’en réjouir.



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