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Sortir du nucléaire n°52



Hiver 2012

Lobby nucléaire

Le divorce Proglio-Lauvergeon ou la fin de la famille nucléaire à la française

Article paru dans la revue Sortir du nucléaire n°52 - Hiver 2012

 Lobby nucléaire


Dans ce qui aurait pu être un supplément au Prince de Machiavel, le journaliste enquêteur Pierre Péan met en scène sous une lumière crue les coups bas et feutrés portés par Henri Proglio et sa clique contre Anne Lauvergeon, qui présideront à sa chute le 16 juin 2011.



La pièce est complexe et pleine d’enchevêtrements, les personnages torturés par l’ambition et parfois tortionnaires, la morale et la prudence abolies, l’argent, bien sûr, un moyen et une fin, la mesure de toute chose. Rejouer en deux pages la guerre sans merci - racontée en trente par Pierre Péan dans La République des mallettes1 - que se sont livrés les patrons d’EDF et Areva, est une performance scénique dont vous ne pouviez être privés !

L’affaire commence le 30 juin 2009. La recapitalisation du groupe Areva, réclamée de longue date par Anne Lauvergeon et destinée à financer son développement, est décidée par l’Élysée qui sélectionne une troïka d’investisseurs : un industriel japonais et deux fonds souverains, l’un koweitien, l’autre qatari. Cette manœuvre financière est prétexte à un audit de la filière nucléaire tout entière, confié à l’automne à François Roussely. Celui-ci, ancien PDG d’EDF, est l’homme qui a nommé Henri Proglio à la tête du Conseil Stratégique de l’électricien français peu avant d’en être débarqué ; poste d’où, en cette fin d’année 2009, le ci-devant PDG de Véolia brûle de s’emparer à son tour des rênes de l’électricien français. Coïncidence remarquable, François Roussely est aussi l’homme qui, dans ses nouvelles fonctions de vice-président Europe du Crédit Suisse, conseille le fond d’investissement qatari, client et actionnaire principal de la banque genevoise, et participant pressenti à ladite recapitalisation. Roussely donc, ancien PDG d’EDF, ami de Proglio qui convoite de lui succéder, et conseiller financier d’un des futurs investisseurs, est chargé de dresser l’état des lieux du nucléaire en France.

Reprenez votre souffle, le fil d’Ariane est passablement emberlificoté, et ça n’est que la première pelote. En novembre 2009, l’annonce par EDF de la hausse du prix de l’électricité au seuil de l’hiver est le prétexte retenu pour évincer de la direction du groupe son PDG d’alors, Pierre Gadoneix, et offrir son fauteuil à Henri Proglio. Cette manœuvre bénéficie du soutien de Jean-Louis Borloo, ministre de l’Environnement et de l’Énergie, dont Proglio a obligeamment parachuté la fille dans la filiale hong-kongaise de Véolia.

Pour Pierre Péan, cette nomination n’est pas seulement le succès d’un homme mais aussi celui d’une faction ; une faction dont il décrit largement, au fil des 400 pages de son livre, les reptations au cœur de l’appareil d’État ; une faction qui n’a de cesse de se hisser aux sommets pour capter à la source des grands contrats industriels (armement, énergie, eau) les rétro-commissions, onde sonnante et trébuchante qui abonde leur fortune et leur pouvoir, parfois les caisses du Parti. S’agrègent ainsi autour de Proglio des personnages tels que François Roussely mais aussi Yazid Sabeg, homme d’affaires, improbable commissaire à l’Intégration et la Diversité en son temps, Claude Guéant, homme-lige de Nicolas Sarkozy, ou encore Alexandre Djouhri, nouveau converti au sarkozysme, ancien intermédiaire des chiraquiens à l’époque où son ennemi juré, Ziad Takkiedine, portait les couleurs du clan Balladur.

Fin 2009, cet attelage politico-affairiste s’est mis en tête de restructurer l’industrie nucléaire française autour d’EDF et faire ainsi main-basse sur un marché export de plusieurs dizaines de milliards d’euros et un filon de rétro-commissions non moins coquet. Un dessein qui suppose le démembrement d’Areva, dont la cession au Qatar des activités minières est convenue, et l’abandon de l’EPR, jugé mal exportable, au profit de réacteurs de deuxième génération low-cost.

L’échec de la vente par la France de quatre EPR aux Émirats Arabes Unis, le 25 décembre, est le point de déclenchement d’une offensive contre Anne Lauvergeon, tenue responsable du fiasco. L’agence de communication EuroRSCG, qui conseille à la fois EDF et la commission d’audit sur le nucléaire présidée par Roussely, lance une campagne de presse contre Atomic Anne, tandis que Yazid Sabeg se charge de promouvoir la diversité et l’égalité des chances en écrivant à Nicolas Sarkozy tout le mal qu’il pense du modèle intégré d’Areva et tout le bien qu’il pense de sa propre candidature à la tête du groupe nucléaire. Le nom du commissaire, inscrit sur la liste des nominations en Conseil des ministres, est finalement retiré à la dernière minute par François Fillon, partisan de Lauvergeon et hostile à l’ingérence du Qatar, auquel Sabeg est également très lié.

Le coup de force est sans succès mais le cartel n’en démord pas. Au début de l’été 2010, François Roussely rend son rapport d’audit sur la filière nucléaire, immédiatement tamponné confidentiel-défense. Pierre Péan attribue cette prompte classification aux thèses plutôt embarrassantes exposées dans le document : la commission Roussely pourfend notamment les nouvelles exigences de sécurité de l’ASN, jugées excessives et handicapantes, ainsi que la sophistication de l’EPR, bien trop sûr et cher. Selon elle, le nucléaire de troisième génération est une impasse commerciale, il convient de construire des centrales plus basiques et rentables, capables de concurrencer les installations chinoises. Une synthèse du rapport est publiée par le gouvernement au cours de l’été qui, sans ouvertement remettre en cause le modèle intégré du nucléaire français, recommande la capitalisation séparée des activités minières d’Areva ; celles-ci devraient être regroupées au sein d’une filiale dont Areva et ses clients (EDF notamment) seraient propriétaires. La participation d’EDF à la recapitalisation d’Areva, toujours inaboutie, est également envisagée.

Alors que l’étau financier se resserre, les assauts commerciaux du patron d’EDF contre Areva se précisent : les ministères bruissent d’une rumeur selon laquelle EDF aurait signé des accords secrets avec l’électricien chinois CGNPC, ouvrant une partie du marché de la maintenance des réacteurs français aux entreprises chinoises, et prévoyant le lancement d’un réacteur franco-chinois de seconde génération, dérivé du CPR1000 produit par la Chine sous licence d’Areva.

La nomination de Jean-Dominique Comolli, proche de Nicolas Sarkozy et Claude Guéant, à la tête de l’Agence de Participations de l’État2, à la fin de l’été 2010, referme la nasse. Celui-ci taille en pièces le bilan de la patronne d’Areva à la tête du groupe, fermant la porte à l’hypothèse de sa reconduction. La catastrophe de Fukushima, le 11 mars dernier, brise l’élan des partisans du nucléaire low-cost et redonne du baume au cœur aux apôtres de l’EPR, brandi comme le parangon de la sûreté "made in France". Le tsunami japonais est, pour Anne Lauvergeon, une vaguelette sur laquelle elle parvient à surfer quelques semaines, entretenant le suspense sur son avenir : l’EPR est son projet et on ne saurait changer de capitaine durant la tempête. Las, elle doit prendre la porte et céder sa place à Luc Oursel. L’arrivée de cet ancien collaborateur de François Roussely provoque la démission de six membres de la direction d’Areva mais, enfin, le loup a fait sauter le verrou de la bergerie.

Ici le rideau retombe. On ne peut plus que deviner les ombres chinoises des protagonistes qui s’agitent silencieusement derrière la pourpre, s’arrachant des mains ou se jetant à la figure les pièces du meccano nucléaire. Parfois un écho ténu parvient aux oreilles du public, telle cette vocalise anonyme d’un cadre d’EDF, dans le journal économique La Tribune, qui explique que l’électricien français ne veut plus, n’a jamais voulu, de l’EPR …

NF

Notes :

1 : Pierre Péan, "Au cœur du réacteur", in La République des mallettes. Enquête sur la principauté française de non-droit, Fayard, Paris, 2011.

2 : Organisme administratif qui gère les participations de l’État dans des sociétés privatisées telles que France Telecom, Thales, Air France ou Areva.

La pièce est complexe et pleine d’enchevêtrements, les personnages torturés par l’ambition et parfois tortionnaires, la morale et la prudence abolies, l’argent, bien sûr, un moyen et une fin, la mesure de toute chose. Rejouer en deux pages la guerre sans merci - racontée en trente par Pierre Péan dans La République des mallettes1 - que se sont livrés les patrons d’EDF et Areva, est une performance scénique dont vous ne pouviez être privés !

L’affaire commence le 30 juin 2009. La recapitalisation du groupe Areva, réclamée de longue date par Anne Lauvergeon et destinée à financer son développement, est décidée par l’Élysée qui sélectionne une troïka d’investisseurs : un industriel japonais et deux fonds souverains, l’un koweitien, l’autre qatari. Cette manœuvre financière est prétexte à un audit de la filière nucléaire tout entière, confié à l’automne à François Roussely. Celui-ci, ancien PDG d’EDF, est l’homme qui a nommé Henri Proglio à la tête du Conseil Stratégique de l’électricien français peu avant d’en être débarqué ; poste d’où, en cette fin d’année 2009, le ci-devant PDG de Véolia brûle de s’emparer à son tour des rênes de l’électricien français. Coïncidence remarquable, François Roussely est aussi l’homme qui, dans ses nouvelles fonctions de vice-président Europe du Crédit Suisse, conseille le fond d’investissement qatari, client et actionnaire principal de la banque genevoise, et participant pressenti à ladite recapitalisation. Roussely donc, ancien PDG d’EDF, ami de Proglio qui convoite de lui succéder, et conseiller financier d’un des futurs investisseurs, est chargé de dresser l’état des lieux du nucléaire en France.

Reprenez votre souffle, le fil d’Ariane est passablement emberlificoté, et ça n’est que la première pelote. En novembre 2009, l’annonce par EDF de la hausse du prix de l’électricité au seuil de l’hiver est le prétexte retenu pour évincer de la direction du groupe son PDG d’alors, Pierre Gadoneix, et offrir son fauteuil à Henri Proglio. Cette manœuvre bénéficie du soutien de Jean-Louis Borloo, ministre de l’Environnement et de l’Énergie, dont Proglio a obligeamment parachuté la fille dans la filiale hong-kongaise de Véolia.

Pour Pierre Péan, cette nomination n’est pas seulement le succès d’un homme mais aussi celui d’une faction ; une faction dont il décrit largement, au fil des 400 pages de son livre, les reptations au cœur de l’appareil d’État ; une faction qui n’a de cesse de se hisser aux sommets pour capter à la source des grands contrats industriels (armement, énergie, eau) les rétro-commissions, onde sonnante et trébuchante qui abonde leur fortune et leur pouvoir, parfois les caisses du Parti. S’agrègent ainsi autour de Proglio des personnages tels que François Roussely mais aussi Yazid Sabeg, homme d’affaires, improbable commissaire à l’Intégration et la Diversité en son temps, Claude Guéant, homme-lige de Nicolas Sarkozy, ou encore Alexandre Djouhri, nouveau converti au sarkozysme, ancien intermédiaire des chiraquiens à l’époque où son ennemi juré, Ziad Takkiedine, portait les couleurs du clan Balladur.

Fin 2009, cet attelage politico-affairiste s’est mis en tête de restructurer l’industrie nucléaire française autour d’EDF et faire ainsi main-basse sur un marché export de plusieurs dizaines de milliards d’euros et un filon de rétro-commissions non moins coquet. Un dessein qui suppose le démembrement d’Areva, dont la cession au Qatar des activités minières est convenue, et l’abandon de l’EPR, jugé mal exportable, au profit de réacteurs de deuxième génération low-cost.

L’échec de la vente par la France de quatre EPR aux Émirats Arabes Unis, le 25 décembre, est le point de déclenchement d’une offensive contre Anne Lauvergeon, tenue responsable du fiasco. L’agence de communication EuroRSCG, qui conseille à la fois EDF et la commission d’audit sur le nucléaire présidée par Roussely, lance une campagne de presse contre Atomic Anne, tandis que Yazid Sabeg se charge de promouvoir la diversité et l’égalité des chances en écrivant à Nicolas Sarkozy tout le mal qu’il pense du modèle intégré d’Areva et tout le bien qu’il pense de sa propre candidature à la tête du groupe nucléaire. Le nom du commissaire, inscrit sur la liste des nominations en Conseil des ministres, est finalement retiré à la dernière minute par François Fillon, partisan de Lauvergeon et hostile à l’ingérence du Qatar, auquel Sabeg est également très lié.

Le coup de force est sans succès mais le cartel n’en démord pas. Au début de l’été 2010, François Roussely rend son rapport d’audit sur la filière nucléaire, immédiatement tamponné confidentiel-défense. Pierre Péan attribue cette prompte classification aux thèses plutôt embarrassantes exposées dans le document : la commission Roussely pourfend notamment les nouvelles exigences de sécurité de l’ASN, jugées excessives et handicapantes, ainsi que la sophistication de l’EPR, bien trop sûr et cher. Selon elle, le nucléaire de troisième génération est une impasse commerciale, il convient de construire des centrales plus basiques et rentables, capables de concurrencer les installations chinoises. Une synthèse du rapport est publiée par le gouvernement au cours de l’été qui, sans ouvertement remettre en cause le modèle intégré du nucléaire français, recommande la capitalisation séparée des activités minières d’Areva ; celles-ci devraient être regroupées au sein d’une filiale dont Areva et ses clients (EDF notamment) seraient propriétaires. La participation d’EDF à la recapitalisation d’Areva, toujours inaboutie, est également envisagée.

Alors que l’étau financier se resserre, les assauts commerciaux du patron d’EDF contre Areva se précisent : les ministères bruissent d’une rumeur selon laquelle EDF aurait signé des accords secrets avec l’électricien chinois CGNPC, ouvrant une partie du marché de la maintenance des réacteurs français aux entreprises chinoises, et prévoyant le lancement d’un réacteur franco-chinois de seconde génération, dérivé du CPR1000 produit par la Chine sous licence d’Areva.

La nomination de Jean-Dominique Comolli, proche de Nicolas Sarkozy et Claude Guéant, à la tête de l’Agence de Participations de l’État2, à la fin de l’été 2010, referme la nasse. Celui-ci taille en pièces le bilan de la patronne d’Areva à la tête du groupe, fermant la porte à l’hypothèse de sa reconduction. La catastrophe de Fukushima, le 11 mars dernier, brise l’élan des partisans du nucléaire low-cost et redonne du baume au cœur aux apôtres de l’EPR, brandi comme le parangon de la sûreté "made in France". Le tsunami japonais est, pour Anne Lauvergeon, une vaguelette sur laquelle elle parvient à surfer quelques semaines, entretenant le suspense sur son avenir : l’EPR est son projet et on ne saurait changer de capitaine durant la tempête. Las, elle doit prendre la porte et céder sa place à Luc Oursel. L’arrivée de cet ancien collaborateur de François Roussely provoque la démission de six membres de la direction d’Areva mais, enfin, le loup a fait sauter le verrou de la bergerie.

Ici le rideau retombe. On ne peut plus que deviner les ombres chinoises des protagonistes qui s’agitent silencieusement derrière la pourpre, s’arrachant des mains ou se jetant à la figure les pièces du meccano nucléaire. Parfois un écho ténu parvient aux oreilles du public, telle cette vocalise anonyme d’un cadre d’EDF, dans le journal économique La Tribune, qui explique que l’électricien français ne veut plus, n’a jamais voulu, de l’EPR …

NF

Notes :

1 : Pierre Péan, "Au cœur du réacteur", in La République des mallettes. Enquête sur la principauté française de non-droit, Fayard, Paris, 2011.

2 : Organisme administratif qui gère les participations de l’État dans des sociétés privatisées telles que France Telecom, Thales, Air France ou Areva.



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