LEPR est présenté en France comme le produit phare de notre savoir-faire industriel national. Il serait au cur de la stratégie industrielle dEDF pour le 21ème siècle. Il aurait des perspectives majeures à lexportation Qu’en est-il réellement ?
Puisque la seule justification restante après 2 ans de débats sur le sujet est une politique industrielle et que lon en appelle au patriotisme nucléaire, il apparaît nécessaire de regarder de près de quel marché on nous parle et de clarifier ce qui relève des espérances de lindustrie et du lobby nucléaire français ou dune prospective plus sérieuse.
Les projections de lindustrie ont toujours par le passé surestimé à la fois les besoins électriques et le marché pour les réacteurs nucléaires. Rappelons-nous que dans les années 70, on prévoyait 100 réacteurs en France et 20 surgénérateurs type Superphénix en lan 2000
Les exportations de réacteurs nucléaires ont par ailleurs été historiquement très faibles puisque les pays préfèrent de loin développer une compétence nationale que de sous-traiter cette industrie sensible à des entreprises étrangères. Framatome a exporté moins de 10 réacteurs dans la période de développement de lindustrie nucléaire alors quelle en construisait six fois plus en France.
En dehors de toute stratégie industrielle, lexportation du nucléaire nest de toute façon pas une bonne idée. La France est la championne des transferts de technologies nucléaires vers des pays qui ont fourni ou fournissent encore des motifs dinquiétude en matière de prolifération des armements nucléaires. Les entreprises nucléaires françaises ont été les vecteurs de ces transferts notamment vers lAfrique du Sud, Israël, lIrak, le Pakistan ou encore lIran. Aujourdhui la France développe une coopération avec lInde, non signataire du TNP, ou encore avec la Libye tout juste sortie de la liste des pays terroristes.
En Finlande ?
Le cinquième réacteur finlandais commandé par lélectricien TVO est pour linstant la seule commande réelle et le seul chantier dEPR en cours. Mais même lexportation dun EPR vers la Finlande na probablement été rendue possible que grâce au soutien de la Coface qui a permis à Areva de le vendre à prix cassé et fixe (1). De fait, les dépassements budgétaires plus que probables seront à la charge dAreva et pas de TVO. Le soutien de la Coface, et donc le subventionnement potentiel par les contribuables français, est vraisemblablement un élément bien plus crucial pour lexportabilité que la construction dun démonstrateur par EDF puisque le seul contrat réel à lexportation a été obtenu avant.
Nous savions depuis le début que les pièces principales seraient fabriquées au Japon du fait de lincapacité des usines françaises. Aujourdhui, nous avons par ailleurs confirmation que le chantier a déjà accumulé près d1 an de retard (officiellement 9 mois) en seulement 18 mois de chantier. Et deux sérieuses difficultés pourraient encore le retarder :
- Qualité de la dalle :
Avec plusieurs mois de retard, lautorité de sûreté finlandaise (STUK) a été informée que le béton utilisé pour bâtir le socle du réacteur de TVO ne satisfaisait pas aux exigences de qualité en terme de porosité. Cet élément pourrait entraîner une fragilité de la dalle principale et poser des problèmes de vieillissement prématuré ou en cas daccident. Une investigation a été lancée par STUK mais, à ce jour, les éléments fournis par TVO et Framatome ne permettent toujours pas à STUK, ni au cabinet dexperts indépendants, Large & Associates missionné par Greenpeace Internatio-nal, dévaluer la situation et ses implications.
- Qualité de la cuve :
La cuve fabriquée au Japon par Mitsubishi Heavy Industries (MHI) na pas passé le contrôle qualité en raison de soudures défectueuses. Il est difficile aujourdhui de savoir ce que cela peut engendrer.
Questions posées :
- Quel sera le coût final pour Areva et éventuellement la Coface si les difficultés continuent de saccumuler ?
- Qui sait fabriquer une cuve dEPR aujourdhui ?
Aux Etats-Unis ?
Framatome investit massivement pour développer sa présence aux Etats-Unis. 200 personnes travaillent à la certification de lEPR et Areva indiquait même le 8 mars dernier, lors de la présentation du rapport annuel 2005, que les investissements pour la promotion de lEPR tiraient ses résultats annuels vers le bas
Areva voit dans les Etats-Unis un marché prometteur mais dans la réalité :
- Les autorités américaines ne pensent pas que de nouveaux réacteurs puissent être construits avant 2025 (2).
- LEPR ny est quau stade préliminaire au processus de licence qui ne débutera pas avant fin 2007. Obtenir une licence a demandé plus de 4 ans pour lAP 1000 de Westinghouse, principal concurrent de lEPR dans les réacteurs dits de génération III.
- General Electric, concurrent américain dAreva, est déterminé à bloquer toute avancée aux Etats-Unis tant que le marché français restera fermé aux concurrents (3).
Par ailleurs, pour envisager de finaliser la procédure, Areva doit dabord trouver un client potentiel, doù son acharnement à séduire les électriciens américains. Le recrutement de Spencer Abraham, ancien Secrétaire dEtat à lénergie, suffira-t-il ?
En Chine ?
Areva et EDF ont pour habitude de présenter la Chine comme un potentiel Eldorado nucléaire. On nous explique à lenvie que les réacteurs sy construiront par dizaines Il était déjà pour le moins peu sérieux de penser que les pièces des réacteurs chinois seraient longtemps fabriquées en Bourgogne Mais il paraît de plus en plus clair que, même si Areva remportait le marché initial de 4 réacteurs, ce serait probablement le dernier car cela se ferait au prix dun transfert de technologie.
Il est évident que le marché chinois ne sera que transitoire jusquà la mise en place dune filière industrielle nationale complète. Il est aussi clair que la Chine veut des réacteurs à prix cassé et un transfert de technologie complet. Westinghouse est prêt à ça (et la déjà fait avec Framatome dans les années 70) et a obtenu un soutien massif de lagence américaine de crédit à lexportation, US Exim Bank.
En Grande-Bretagne ?
Le débat sur la relance du nucléaire sest ré-ouvert en ce début dannée sous limpulsion de Tony Blair vivement encouragé par certains industriels, en particulier EDF Energy. Contrairement à ce que lon a pu vivre en France, il sagit dun débat très argumenté, avec de réelles divergences au sein des décideurs. Une Energy Review est en cours et les résultats sont attendus à la fin de lété.
EDF serait bien entendu ravi de construire des EPR outre-Manche mais :
- La Commission nationale du Développement Durable a rendu le 6 mars un avis défavorable à loption nucléaire. Avis basé sur un ensemble de rapports traitant des différents aspects, de léconomie au terrorisme (4).
- 40 experts du climat et de lénergie ont signé une lettre ouverte à Tony Blair défavorable à la relance dun programme nucléaire (5).
- Le Environmental audit Committee du Parlement a lui aussi rendu un avis défavorable suite à une série dauditions (6).
Tous considèrent après examen approfondi que le nucléaire nest pas une solution pertinente aux problèmes énergétiques, quil sagisse de sécurité dapprovisionnement ou de lutte contre les changements climatiques.
A noter aussi, la prise de position du Ministre de la Santé et des affaires sociales de Jersey, qui appelle à manifester contre lEPR de Flamanville en précisant que le nucléaire nest pas une solution mais une partie du problème énergétique (7).
Et en France ?
Le maintien des compétences de lindustrie française, et les marchés à lexportation sont en fait les principaux arguments avancés par les promoteurs de lEPR. EDF de son côté parle aussi essentiellement de stratégie industrielle. Les arguments énergétiques ont vite été écartés.
Pour appréhender au plus juste ces enjeux, il convient de distinguer les intérêts entre acteurs de la filière nucléaire française, notamment ceux dEDF, ceux dAreva, et ceux de notre pays. Ils ne sont pas toujours convergents.
Le maintien des compétences ?
Le groupe Areva :
Les compétences en gestion des matières radioactives ne sont pas du tout mises en danger par labsence de construction dun ou même plusieurs réacteurs en France. Les perspectives dactivité sont même colossales dans la gestion de lhéritage nucléaire : traitement des déchets et démantèlement des réacteurs existants.
Les usines et salariés du groupe Framatome ne sont pas en manque dactivité du fait de leur compétence reconnue en matière de maintenance des réacteurs existants. Framatome et ses fournisseurs bourguignons sont effectivement en difficulté du fait entre autres - de la faiblesse du marché et de la relative obsolescence de leurs équipements. La lecture du rapport du Conseil Economique et Social de la région Bourgogne de janvier 2005 (8) donne le sentiment quil ne sagit pas de maintenir des compétences mais bien dinvestir pour en développer. Personne ne sait encore aujourdhui en France fabriquer la cuve de lEPR et même la seule usine dans le monde équipée rencontre des difficultés. La création dun pôle de compétitivité et les subventions afférentes ne sauraient suffire à maintenir une activité industrielle sans marché visible à moyen terme.
Nous ne sommes pas ici face à une politique industrielle prudente mais à un pari.
En fait, il serait plus juste de parler de maintien des compétences des quelques centaines dingénieurs-concepteurs chargés de la mise au point de lEPR, dont la plupart sont probablement déjà en train de plancher sur la génération suivante, ou de valorisation de leur travail passé. Cela vaut-il vraiment la peine de sengager dans ce projet industriel ?
EDF :
EDF explique que lEPR de Flamanville est en fait un investissement correspondant à sa stratégie industrielle : maintenir son savoir faire darchitecte-constructeur en vue du potentiel renouvellement de son parc.
Cette posture pose bien entendu plusieurs questions.
1.Quel intérêt ?
Rien dans les arguments dEDF ne permet de réellement comprendre lintérêt pour un électricien à ambition mondiale de maintenir un savoir-faire complet darchitecte-constructeur sur un modèle particulier de réacteur nucléaire. Ne serait-il pas plus pertinent de mettre les fournisseurs en concurrence et dobtenir des contrats en or du type de celui de TVO ? Coût fixe, risques supportés par Areva, etc.
Les ingénieurs et chercheurs quEDF embauche aujourdhui pourraient mettre leurs talents au service du développement de compétences autres que nucléaires dont EDF aura de toute façon besoin à lavenir, énergies renouvelables, services énergétiques, MDE, stockage, transport, etc.
Le développement à létranger est quant à lui essentiellement basé sur des achats délectriciens locaux et pas sur la vente de réacteurs ou de services darchitecte concepteur. Les quelques contrats dingénierie et partenariats obtenus par EDF en Chine ressemblent plus à du transfert de technologie et du positionnement stratégique dentrée sur le marché.
Et si EDF ambitionne de se positionner sur un tel marché, pourquoi Areva partagerait le faible gâteau au lieu de proposer des centrales clés en main ?
2. Quelle stratégie ?
EDF semble simaginer un futur nucléaire à létranger mais on peut douter que lélectricien français arrive à imposer ses vues nucléaires et lEPR en particulier dans ses principaux pays cibles en processus de sortie ou de débat très loin dêtre tranché (Allemagne, Italie et Royaume-Uni notamment). La demande aujourdhui porte plus sur les centrales au gaz ou les énergies renouvelables mais aussi sur les services énergétiques. Le temps où un électricien était un bâtisseur de centrale avec un marché de clients captifs et où les décisions se prenaient avec un Ministère est révolu. EDF ne semble pas lavoir complètement compris même si ses filiales étrangères savent se positionner mieux que la maison mère.
En France, rien ne permet aujourdhui daffirmer quà lhorizon 2025 le choix nucléaire sera maintenu, ni que lEPR sera le plus pertinent, ni dailleurs quEDF restera lélectricien dominant
Une politique industrielle pour la France ?
De la construction de lEPR dépendrait le rang industriel de la France. Mais en se cramponnant au marché déclinant et incertain du nucléaire mondial, la France passe surtout à côté dautres opportunités de développer des industries nationales à grand potentiel dexportation. Même en restant dans le champ de lélectricité, on notera que les marchés du solaire photovoltaïque et de léolien affichent des taux de croissance de plus de 30% depuis des années. Marchés florissants dont notre pays est quasi-absent.
Lobsession nucléaire est de plus un mauvais calcul en terme demploi. Quantitativement les énergies renouvelables et lefficacité énergétique sont plus créatrices demplois que le nucléaire, et qualitativement ces emplois sont beaucoup mieux répartis à léchelle locale. En quinze ans en Allemagne, le secteur des énergies renouvelables a par exemple créé 170 000 emplois (9), et 250 000 sont prévus dici 2010 (10). Selon le Syndicat des Energies Renouvelables, le simple respect par la France de son objectif de 21% délectricité renouvelable en 2010 pourrait créer 75000 emplois.
Le développement de lEPR est une politique industrielle discutable pour la France (dautres marchés sont beaucoup plus porteurs
) et pour EDF. Pour Areva, lEPR présente toutes les caractéristiques de léléphant blanc, ces objets industriels que lon sentête à développer quand personne nen veut. Si ce groupe veut continuer dans cette voie plutôt que de sadapter, que lon fasse un débat sur lavenir du groupe Areva est-il un enjeu nécessitant un effort national avec la prise en charge dun réacteur par EDF et les subventions à lexportation des contribuables ?, plutôt que sur lEPR.
Marché nucléaire réel
- Existant : 441 réacteurs
- En construction : 27 dont 20 avec date de mise en service prévue. 1 EPR pour Framatome
- En projet avec mise en service avant 2015 : 41 dont 1 à 5 pour Framatome
- Retirés du réseau entre 2005 et 2015 : 80 environ.
(Source : AIEA)
L’industrie nucléaire en France
Lensemble de lindustrie nucléaire emploie 120 000 personnes soit moins que le secteur des énergies renouvelables en Allema-gne. 25 000 pour les réacteurs EDF, 55 000 pour Areva, dont environ 7 000 salariés de Framatome en France. Lactivité réacteurs ne représentant elle même que 23% des emplois de Framatome.
En terme de chiffre daffaire, il est intéressant de noter que la branche réacteurs et services ne représente que 23% environ du chiffre daffaire dAreva, essentiellement sur la maintenance et les pièces de réacteurs existants pour un montant de 2 348 millions deuros en 2005.
(Source : www.framatome.com)
Quelques données comparatives
- Marché mondial de léolien : 12 milliards deuros en 2005
- Marché allemand des énergies renouvelables : 16 milliards deuros en 2005
- Investissements dans de nouvelles capacités de production : 8,7 milliards environ en 2005 pour la seule Allemagne.
(Sources : BMU, EWEA)
Hélène Gassin
Greenpeace France - www.greenpeace.org
1 Deux enquêtes de la Commission Européenne, lune suite à une plainte déposée par EREF, lautre par Greenpeace, sont en cours car ce soutien de la Coface pourrait constituer une aide dEtat illégale.
2 DOEs Energy Information Administration (EIA), 2005 Annual Energy Outlook, 11 février 2005
3 Nucleonics Week Volume 46 / Number 37 September 15, 2005
4 https://www.sd-commission.org.uk/pages/060306.html
9 BMU, 2006
10 Etude de lInstitut Allemand pour la recherche économique (DWI) citée dans le Rapport environnemental allemand 2002
5 Disponible sur www.sgr.org.uk
6 The Observer Sunday April 9, 2006
7 Déclaration disponible sur demande
8 Enjeux et perspectives pour les entreprises bourguignonnes dont les activités sont liées au nucléaire, Avis du CES de Bourgogne, 26 janvier 2005.
Tous les 3 mois, retrouvez 36 pages (en couleur) de brèves, interviews, articles, BD, alternatives concrètes, actions originales, luttes antinucléaires à l’étranger, décryptages, etc.