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La phrase qui tue le nucléaire

Kenzaburō Ōe (Prix Nobel de littérature)

Article publié le 24 janvier 2016



Après Fukushima, une réflexion morale s’impose : on ne peut juger l’énergie nucléaire simplement en termes de productivité.


Sommes-nous un peuple aussi facile à berner ?

Le Monde des Livres, 16 mars 2012

Alors que de grandes voix du Japon se sont tues, le Prix Nobel de littérature 1994 reste l’une des rares figures à rappeler sans faillir les valeurs humanistes dont se réclamait le pays au lendemain de la défaite de 1945, au premier rang desquelles le pacifisme. Kenzaburō Ōe fait désormais de l’éthique la dimension primordiale de toutes les questions contemporaines, à commencer par l’usage de l’énergie nucléaire. Le désastre de Fukushima sera au centre du roman auquel il travaille actuellement, tout en animant un mouvement, "Au revoir au nucléaire". Dans cet entretien au Monde, né de deux rencontres, complétées de messages par fax calligraphiés à la main, raturés et pleins de rajouts, il exprime une double inquiétude : celle que ressent son pays après le 11 mars 2011 et celle d’un écrivain au soir de sa vie qui continue à mener le combat pour une "morale de l’essentiel".

Dans la revue littéraire "Gunzo", vous publiez en feuilleton, depuis janvier, un roman dont le titre en anglais est "In Late Style" ("Dans un style tardif"), inspiré par la catastrophe du 11 mars. Quel a été votre cheminement ?

Le critique américain Edward Said (1935-2003) m’a beaucoup appris. On Late Style. Music and Literature Against the Grain (Pantheon, 2006) fut l’ultime enseignement qu’il m’a donné. Il évoque l’inquiétude que ressentent les artistes au soir de leur vie. A sa mort, j’avais commencé un roman en suivant la voie qu’il a tracée. Puis j’ai découvert, avec l’accident à la centrale de Fukushima, que c’était mon pays qui sombrait dans la catastrophe, et j’ai décidé de reprendre ce roman en cours d’écriture en plaçant le narrateur au milieu des ruines du désastre du 11 mars. Mon cheminement intérieur coïncide avec la catastrophe que vit le Japon et j’essaie d’exprimer ce que ressent un simple citoyen. C’est ma propre vie qui transparaît dans ce roman.

Le bombardement d’Hiroshima et de Nagasaki fut le point de départ d’une prise de conscience politique. La catastrophe de Fukushima pèsera-t-elle autant dans votre vie ?

Un jour, un journaliste d’Hiroshima m’a demandé : "Est-ce que le monde se souvient de la misère humaine à Hiroshima à la suite du bombardement ?" Cette question est restée gravée dans ma mémoire. Après l’accident à Fukushima, la première image qui m’est venue à l’esprit fut celle de ces dizaines de milliers de morts des bombardements atomiques, et des survivants qui endurèrent des souffrances incommensurables. Les occupants américains examinaient les victimes, mais ne les soignaient pas : ils voulaient juste connaître la puissance destructrice de l’arme nucléaire. Nous n’avons connu les effets d’une exposition aux radiations que par la suite, grâce aux examens menés par des organismes privés, qui ont révélé l’apparition de cancers chez les irradiés, et leur caractère parfois héréditaire. Après l’accident de Fukushima, les médecins traitant des irradiés d’Hiroshima furent les premiers à mettre en garde contre les risques encourus par les habitants des régions contaminées. Pour des années, le Japon sera confronté aux suites de Fukushima. Jusqu’à présent, l’abolition de l’arme nucléaire a été ma préoccupation majeure. Désormais, l’arrêt des centrales est la priorité de mon activité citoyenne comme de mon travail littéraire.

La nature a eu sa part de responsabilité dans cette catastrophe, mais la plus grande revient à l’imprévoyance humaine. Pensez-vous que les Japonais prendront conscience des errements d’une croissance qui asservit la démocratie à la loi du profit ?

Cette catastrophe met en lumière la fragilité de la démocratie japonaise. Serons-nous capables de réagir ou bien resterons-nous silencieux ? On saura dans dix ans si le Japon mérite encore l’appellation de nation démocratique. Je m’aperçois que jamais je n’avais ressenti aussi profondément le manque de maturité de la démocratie japonaise. Car cette crise ne se réduit pas au désastre de Fukushima. Le plus désespérant pour moi est la "conspiration du silence" des compagnies d’électricité, des administrations, du gouvernement et des médias pour cacher les dangers. Depuis mars 2011 ont été dévoilés tant de mensonges - et il y en a probablement d’autres... La révélation de cette complicité des élites pour dissimuler la vérité me bouleverse. Sommes-nous un peuple aussi facile à berner ?

Comment les Japonais, premier peuple "atomisé" du monde, ont-ils été aussi aisément convaincus de la sûreté de l’énergie nucléaire ?

Lors des bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki, j’avais 10 ans et j’ai éprouvé un sentiment de soulagement : la guerre était finie et je pourrais aller à l’école. Puis, en grandissant, j’ai pris conscience qu’en dépit de la Constitution, qui stipulait le renoncement à la guerre, le Japon offrait l’île d’Okinawa aux Etats-Unis pour entreposer leurs armes nucléaires et qu’il s’engageait sur la voie de l’utilisation pacifique de l’énergie atomique. J’ai écrit alors Notes de Hiroshima (Gallimard) et Notes d’Okinawa (non traduit) pour dénoncer ces dérives. L’autre pilier de la Constitution de 1947, la démocratie, a clairement "déraillé" avec la catastrophe de Fukushima. J’espère un sursaut de la société civile pour exiger le développement des énergies renouvelables et la prise en compte des alertes des sismologues.

Après Fukushima, une réflexion morale s’impose : on ne peut juger l’énergie nucléaire simplement en termes de productivité. Les victimes des bombardements atomiques ont été les premières à souligner la dimension éthique de ces bombardements et à appeler à ne pas faire subir à d’autres les mêmes souffrances. Les dirigeants politiques ont ignorés leur appel. La "trahison" commença avec la loi de 1956 sur l’utilisation de l’énergie nucléaire à des fins pacifiques. Nous en avons recueilli les fruits à Fukushima.

Quel est le rôle de la littérature dans ce cheminement vers un peu d’humanité ?

Une phrase de Milan Kundera m’accompagne dans l’écriture d’in Late Style : "En commençant par lui-même, chaque romancier devrait éliminer tout ce qui est secondaire, prôner pour lui et pour/es autres la morale de l’essentiel." Mon rôle, en tant que romancier japonais, est de me battre pour éliminer les centrales nucléaires. Tout mon travail prendra sens le jour où la société civile japonaise aura réussi à achever son "grand oeuvre" (en français) : faire triompher, pour la première fois peut-être, la volonté populaire. Je crée avec à l’esprit un sens de double catastrophe latente : celle que vit le Japon aujourd’hui et celle que connaît tout écrivain au soir de sa vie.

Notes de Hiroshima (Hiroshima noto), de Kenzaburō Ōe vient de paraître en poche (traduit du japonais par Dominique Palme, Folio, 272 p., 6,50 €).

Philippe Pons (propos recueillis au Japon)

Sommes-nous un peuple aussi facile à berner ?

Le Monde des Livres, 16 mars 2012

Alors que de grandes voix du Japon se sont tues, le Prix Nobel de littérature 1994 reste l’une des rares figures à rappeler sans faillir les valeurs humanistes dont se réclamait le pays au lendemain de la défaite de 1945, au premier rang desquelles le pacifisme. Kenzaburō Ōe fait désormais de l’éthique la dimension primordiale de toutes les questions contemporaines, à commencer par l’usage de l’énergie nucléaire. Le désastre de Fukushima sera au centre du roman auquel il travaille actuellement, tout en animant un mouvement, "Au revoir au nucléaire". Dans cet entretien au Monde, né de deux rencontres, complétées de messages par fax calligraphiés à la main, raturés et pleins de rajouts, il exprime une double inquiétude : celle que ressent son pays après le 11 mars 2011 et celle d’un écrivain au soir de sa vie qui continue à mener le combat pour une "morale de l’essentiel".

Dans la revue littéraire "Gunzo", vous publiez en feuilleton, depuis janvier, un roman dont le titre en anglais est "In Late Style" ("Dans un style tardif"), inspiré par la catastrophe du 11 mars. Quel a été votre cheminement ?

Le critique américain Edward Said (1935-2003) m’a beaucoup appris. On Late Style. Music and Literature Against the Grain (Pantheon, 2006) fut l’ultime enseignement qu’il m’a donné. Il évoque l’inquiétude que ressentent les artistes au soir de leur vie. A sa mort, j’avais commencé un roman en suivant la voie qu’il a tracée. Puis j’ai découvert, avec l’accident à la centrale de Fukushima, que c’était mon pays qui sombrait dans la catastrophe, et j’ai décidé de reprendre ce roman en cours d’écriture en plaçant le narrateur au milieu des ruines du désastre du 11 mars. Mon cheminement intérieur coïncide avec la catastrophe que vit le Japon et j’essaie d’exprimer ce que ressent un simple citoyen. C’est ma propre vie qui transparaît dans ce roman.

Le bombardement d’Hiroshima et de Nagasaki fut le point de départ d’une prise de conscience politique. La catastrophe de Fukushima pèsera-t-elle autant dans votre vie ?

Un jour, un journaliste d’Hiroshima m’a demandé : "Est-ce que le monde se souvient de la misère humaine à Hiroshima à la suite du bombardement ?" Cette question est restée gravée dans ma mémoire. Après l’accident à Fukushima, la première image qui m’est venue à l’esprit fut celle de ces dizaines de milliers de morts des bombardements atomiques, et des survivants qui endurèrent des souffrances incommensurables. Les occupants américains examinaient les victimes, mais ne les soignaient pas : ils voulaient juste connaître la puissance destructrice de l’arme nucléaire. Nous n’avons connu les effets d’une exposition aux radiations que par la suite, grâce aux examens menés par des organismes privés, qui ont révélé l’apparition de cancers chez les irradiés, et leur caractère parfois héréditaire. Après l’accident de Fukushima, les médecins traitant des irradiés d’Hiroshima furent les premiers à mettre en garde contre les risques encourus par les habitants des régions contaminées. Pour des années, le Japon sera confronté aux suites de Fukushima. Jusqu’à présent, l’abolition de l’arme nucléaire a été ma préoccupation majeure. Désormais, l’arrêt des centrales est la priorité de mon activité citoyenne comme de mon travail littéraire.

La nature a eu sa part de responsabilité dans cette catastrophe, mais la plus grande revient à l’imprévoyance humaine. Pensez-vous que les Japonais prendront conscience des errements d’une croissance qui asservit la démocratie à la loi du profit ?

Cette catastrophe met en lumière la fragilité de la démocratie japonaise. Serons-nous capables de réagir ou bien resterons-nous silencieux ? On saura dans dix ans si le Japon mérite encore l’appellation de nation démocratique. Je m’aperçois que jamais je n’avais ressenti aussi profondément le manque de maturité de la démocratie japonaise. Car cette crise ne se réduit pas au désastre de Fukushima. Le plus désespérant pour moi est la "conspiration du silence" des compagnies d’électricité, des administrations, du gouvernement et des médias pour cacher les dangers. Depuis mars 2011 ont été dévoilés tant de mensonges - et il y en a probablement d’autres... La révélation de cette complicité des élites pour dissimuler la vérité me bouleverse. Sommes-nous un peuple aussi facile à berner ?

Comment les Japonais, premier peuple "atomisé" du monde, ont-ils été aussi aisément convaincus de la sûreté de l’énergie nucléaire ?

Lors des bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki, j’avais 10 ans et j’ai éprouvé un sentiment de soulagement : la guerre était finie et je pourrais aller à l’école. Puis, en grandissant, j’ai pris conscience qu’en dépit de la Constitution, qui stipulait le renoncement à la guerre, le Japon offrait l’île d’Okinawa aux Etats-Unis pour entreposer leurs armes nucléaires et qu’il s’engageait sur la voie de l’utilisation pacifique de l’énergie atomique. J’ai écrit alors Notes de Hiroshima (Gallimard) et Notes d’Okinawa (non traduit) pour dénoncer ces dérives. L’autre pilier de la Constitution de 1947, la démocratie, a clairement "déraillé" avec la catastrophe de Fukushima. J’espère un sursaut de la société civile pour exiger le développement des énergies renouvelables et la prise en compte des alertes des sismologues.

Après Fukushima, une réflexion morale s’impose : on ne peut juger l’énergie nucléaire simplement en termes de productivité. Les victimes des bombardements atomiques ont été les premières à souligner la dimension éthique de ces bombardements et à appeler à ne pas faire subir à d’autres les mêmes souffrances. Les dirigeants politiques ont ignorés leur appel. La "trahison" commença avec la loi de 1956 sur l’utilisation de l’énergie nucléaire à des fins pacifiques. Nous en avons recueilli les fruits à Fukushima.

Quel est le rôle de la littérature dans ce cheminement vers un peu d’humanité ?

Une phrase de Milan Kundera m’accompagne dans l’écriture d’in Late Style : "En commençant par lui-même, chaque romancier devrait éliminer tout ce qui est secondaire, prôner pour lui et pour/es autres la morale de l’essentiel." Mon rôle, en tant que romancier japonais, est de me battre pour éliminer les centrales nucléaires. Tout mon travail prendra sens le jour où la société civile japonaise aura réussi à achever son "grand oeuvre" (en français) : faire triompher, pour la première fois peut-être, la volonté populaire. Je crée avec à l’esprit un sens de double catastrophe latente : celle que vit le Japon aujourd’hui et celle que connaît tout écrivain au soir de sa vie.

Notes de Hiroshima (Hiroshima noto), de Kenzaburō Ōe vient de paraître en poche (traduit du japonais par Dominique Palme, Folio, 272 p., 6,50 €).

Philippe Pons (propos recueillis au Japon)



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