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Sortir du nucléaire n°77



Printemps 2018

Nucléaire militaire

Essais nucléaires : les atteintes aux enfants

Article paru dans la revue Sortir du nucléaire n°77 - Printemps 2018



193 tirs nucléaires, atmosphériques et souterrains, ont été réalisés par la France entre 1966 et 1996 en Polynésie. Christian Sueur, pédopsychiatre, a conduit une vaste étude sur les effets à long terme des ces essais nucléaires sur les populations locales, et plus particulièrement sur les enfants. Il nous fait part de ses observations et conclusions.



Entre 2012 et 2017, vous avez créé et dirigé le service de pédopsychiatrie au sein du Centre hospitalier de la Polynésie française. Qu’est-ce qui vous a conduit à entreprendre cette recherche sur les conséquences génétiques des essais nucléaires ?

Christian Sueur : Dès mon arrivée en Polynésie, en 2007, j’ai été confronté cliniquement à plusieurs enfants (entre 4 et 10 ans), qui m’étaient adressés par les pédiatres et les écoles, pour des troubles envahissants du développement (troubles du spectre autistique et/ou retard mental), associés à des anomalies génétiques, établies soit au vu de la coexistence d’anomalies du développement morphologique, ou bien du fait de la révélation d’anomalies des analyses génétiques sanguines réalisées dans le service (micro-délétions rares, translocations chromosomiques...). L’anamnèse de ces cas cliniques mettait également en évidence l’existence de fréquentes anomalies génétiques ou de pathologies cancéreuses chez les parents ou dans la fratrie, et le fait qu’un ou plusieurs des grands-parents biologiques avaient travaillé au Centre des essais du Pacifique, à l’époque des essais nucléaires atmosphériques (1966-1974).

Certains des enfants polynésiens reçus en consultation présentaient des troubles similaires aux “enfants de Tchernobyl“ des orphelinats caucasiens de l’ex-Union Soviétique.
© LP-Suliane-Favennec

La confrontation différentielle entre cette “clinique polynésienne particulière“ et mes expériences précédentes en pédopsychiatrie constitue le point de départ de mon interrogation ; cette interrogation, à l’origine très “théorique“, étiologique, sur le faible “échantillon“ constitué par mes petits patients de l’Hôpital de jour, s’est approfondie, lorsque certains des enfants que j’étais amené à voir en consultation pour des troubles envahissants du développement dans les îles et atolls des cinq archipels de Polynésie française où nous avons travaillé, à partir de la création du service de pédopsychiatrie de secteur au CHPF, “ressemblaient“ à certains enfants croisés dans des orphelinats caucasiens de l’ex-Union soviétique, lors de missions humanitaires à la fin des années 1990, que l’on m’avait présentés comme des “enfants de Tchernobyl“.

C’est donc l’accumulation de cas cliniques présentant ces trois critères : trouble envahissant du développement et/ou retard mental ; anomalies génétiques authentifiées par des tests génétiques et/ ou par des anomalies morphologiques ; grand(s)-parent(s) ayant travaillé au CEP, ou racontant des témoignages sanitaires inquiétants subis lors des retombées des essais nucléaires atmosphériques durant leur jeunesse, principalement dans le sud de l’archipel des Tuamotu.

Mahine, 15 ans, souffre d’un trouble envahissant du comportement, avec notamment un retard mental sévère.
© LP-Suliane-Favennec

La confrontation entre la fréquence de ces situations dans notre activité clinique quotidienne, qui dépassaient largement les “séries épidémiologiques“ ordinaires (fréquence des maladies génétiques, et particulièrement, présence sur des groupes humains de quelques centaines de personnes, de plusieurs micro-délétions ordinairement présentes à une fréquence de un cas pour plusieurs dizaines ou centaines de milliers d’habitants), nous a donc incités à rechercher dans la littérature scienti que, médicale et radiobiologique, des études présentant des situations similaires, mises en rapports avec des “faits nucléaires“ (accidents nucléaires industriels, retombées liées à l’utilisation d’armes nucléaires (Hiroshima et Nagasaki, mais aussi sur des théâtres de guerres récentes avec la dissémination de l’utilisation de projectiles à “uranium appauvri“), pollutions industrielles et minières, effets indésirables de certaines radiothérapies...

Quelles sont les principales conclusions de votre recherche ?

Notre recherche, qui n’a pas pu se développer au-delà de la compilation de cas, nous amène à nous interroger sur un lien putatif entre :

  • les données scientifiques objectives (bien que toujours controversées), issues de la radiobiologie récente, concernant d’une part les effets cumulés sur l’organisme des faibles doses de radioactivité, et d’autre part, la réalité objective du risque de transmission épigénétique de l’instabilité génétique sur plusieurs générations, à partir de l’irradiation des cellules germinales des “vétérans du nucléaire“, à l’origine de la transmission d’anomalies génétiques plus ou moins “parlantes“, à leur descendance,
  • et l’évidence clinique que nous avons mise en avant, à savoir le lien “spécifique“ loco-régional qui apparaît, entre la réalité écotoxicologique liée à la radioactivité consécutive aux essais nucléaires du CEP, et l’apparition de pathologies génétiques radio transmissibles, sur le territoire polynésien, soumis pendant une trentaine d’années à une intense pollution radioactive, sur l’ensemble de ces îles et atolls, de 1966 à 1974.

En effet, la Polynésie a subi durant les 30 années du CEP une libération de radionucléides équivalente à plus d’un millier de fois les explosions d’Hiroshima et Nagasaki, et les pathologies génétiques du développement infantile (de même que certains cancers) y sont manifestement plus fréquentes qu’ailleurs sur le territoire national.

DR

Quelles actions peuvent être entreprises aujourd’hui ?

Malheureusement, notre projet de recherche, qui comportait un axe de recherche épidémiologique et un axe de recherche en génétique moléculaire, et qui aurait pu être à même de mettre en évidence de façon incontestable, d’une part l’augmentation de la fréquence de ces pathologies, et d’autre part la découverte d’une éventuelle “signature“ biologique de la réalité d’une “instabilité génétique“ dans la descendance des “vétérans du nucléaire“ (comme certains travaux internationaux commencent à le montrer [1]), a été interrompu au moment même de son démarrage, dans le triste contexte consécutif au décès de Bruno Barrillot, ancien directeur de l’Observatoire des armements, délégué au suivi des conséquences des essais nucléaires de Polynésie et pilote de ce projet. Son décès a été “mis à profit“ par le Service de santé des armées avec la complicité (“inconsciente“ ?) des autorités polynésiennes, pour procéder au déclenchement d’une campagne de contre-information locale, et de dénigrement de notre travail de recherche. Comme si la propagande sur ce mensonge d’État sur les “essais propres“ était encore de mise en 2017 ! Aujourd’hui, il semble que l’Obsiven [2] soit à même de reprendre “l’esprit“ de ce projet, s’il trouve les financements, et les autorisations politiques nécessaires à la concrétisation de cette recherche.

Propos recueillis par Patrice Bouveret


Notes

[1Cf. en particulier les deux colloques sur radioactivité et santé organisés ces dernières années par l’ONG IndependentWho.

[2Observatoire des dispositifs de reconnaissance et d’indemnisation des victimes des essais nucléaires. Cf. https://www.obsiven.org/

Entre 2012 et 2017, vous avez créé et dirigé le service de pédopsychiatrie au sein du Centre hospitalier de la Polynésie française. Qu’est-ce qui vous a conduit à entreprendre cette recherche sur les conséquences génétiques des essais nucléaires ?

Christian Sueur : Dès mon arrivée en Polynésie, en 2007, j’ai été confronté cliniquement à plusieurs enfants (entre 4 et 10 ans), qui m’étaient adressés par les pédiatres et les écoles, pour des troubles envahissants du développement (troubles du spectre autistique et/ou retard mental), associés à des anomalies génétiques, établies soit au vu de la coexistence d’anomalies du développement morphologique, ou bien du fait de la révélation d’anomalies des analyses génétiques sanguines réalisées dans le service (micro-délétions rares, translocations chromosomiques...). L’anamnèse de ces cas cliniques mettait également en évidence l’existence de fréquentes anomalies génétiques ou de pathologies cancéreuses chez les parents ou dans la fratrie, et le fait qu’un ou plusieurs des grands-parents biologiques avaient travaillé au Centre des essais du Pacifique, à l’époque des essais nucléaires atmosphériques (1966-1974).

Certains des enfants polynésiens reçus en consultation présentaient des troubles similaires aux “enfants de Tchernobyl“ des orphelinats caucasiens de l’ex-Union Soviétique.
© LP-Suliane-Favennec

La confrontation différentielle entre cette “clinique polynésienne particulière“ et mes expériences précédentes en pédopsychiatrie constitue le point de départ de mon interrogation ; cette interrogation, à l’origine très “théorique“, étiologique, sur le faible “échantillon“ constitué par mes petits patients de l’Hôpital de jour, s’est approfondie, lorsque certains des enfants que j’étais amené à voir en consultation pour des troubles envahissants du développement dans les îles et atolls des cinq archipels de Polynésie française où nous avons travaillé, à partir de la création du service de pédopsychiatrie de secteur au CHPF, “ressemblaient“ à certains enfants croisés dans des orphelinats caucasiens de l’ex-Union soviétique, lors de missions humanitaires à la fin des années 1990, que l’on m’avait présentés comme des “enfants de Tchernobyl“.

C’est donc l’accumulation de cas cliniques présentant ces trois critères : trouble envahissant du développement et/ou retard mental ; anomalies génétiques authentifiées par des tests génétiques et/ ou par des anomalies morphologiques ; grand(s)-parent(s) ayant travaillé au CEP, ou racontant des témoignages sanitaires inquiétants subis lors des retombées des essais nucléaires atmosphériques durant leur jeunesse, principalement dans le sud de l’archipel des Tuamotu.

Mahine, 15 ans, souffre d’un trouble envahissant du comportement, avec notamment un retard mental sévère.
© LP-Suliane-Favennec

La confrontation entre la fréquence de ces situations dans notre activité clinique quotidienne, qui dépassaient largement les “séries épidémiologiques“ ordinaires (fréquence des maladies génétiques, et particulièrement, présence sur des groupes humains de quelques centaines de personnes, de plusieurs micro-délétions ordinairement présentes à une fréquence de un cas pour plusieurs dizaines ou centaines de milliers d’habitants), nous a donc incités à rechercher dans la littérature scienti que, médicale et radiobiologique, des études présentant des situations similaires, mises en rapports avec des “faits nucléaires“ (accidents nucléaires industriels, retombées liées à l’utilisation d’armes nucléaires (Hiroshima et Nagasaki, mais aussi sur des théâtres de guerres récentes avec la dissémination de l’utilisation de projectiles à “uranium appauvri“), pollutions industrielles et minières, effets indésirables de certaines radiothérapies...

Quelles sont les principales conclusions de votre recherche ?

Notre recherche, qui n’a pas pu se développer au-delà de la compilation de cas, nous amène à nous interroger sur un lien putatif entre :

  • les données scientifiques objectives (bien que toujours controversées), issues de la radiobiologie récente, concernant d’une part les effets cumulés sur l’organisme des faibles doses de radioactivité, et d’autre part, la réalité objective du risque de transmission épigénétique de l’instabilité génétique sur plusieurs générations, à partir de l’irradiation des cellules germinales des “vétérans du nucléaire“, à l’origine de la transmission d’anomalies génétiques plus ou moins “parlantes“, à leur descendance,
  • et l’évidence clinique que nous avons mise en avant, à savoir le lien “spécifique“ loco-régional qui apparaît, entre la réalité écotoxicologique liée à la radioactivité consécutive aux essais nucléaires du CEP, et l’apparition de pathologies génétiques radio transmissibles, sur le territoire polynésien, soumis pendant une trentaine d’années à une intense pollution radioactive, sur l’ensemble de ces îles et atolls, de 1966 à 1974.

En effet, la Polynésie a subi durant les 30 années du CEP une libération de radionucléides équivalente à plus d’un millier de fois les explosions d’Hiroshima et Nagasaki, et les pathologies génétiques du développement infantile (de même que certains cancers) y sont manifestement plus fréquentes qu’ailleurs sur le territoire national.

DR

Quelles actions peuvent être entreprises aujourd’hui ?

Malheureusement, notre projet de recherche, qui comportait un axe de recherche épidémiologique et un axe de recherche en génétique moléculaire, et qui aurait pu être à même de mettre en évidence de façon incontestable, d’une part l’augmentation de la fréquence de ces pathologies, et d’autre part la découverte d’une éventuelle “signature“ biologique de la réalité d’une “instabilité génétique“ dans la descendance des “vétérans du nucléaire“ (comme certains travaux internationaux commencent à le montrer [1]), a été interrompu au moment même de son démarrage, dans le triste contexte consécutif au décès de Bruno Barrillot, ancien directeur de l’Observatoire des armements, délégué au suivi des conséquences des essais nucléaires de Polynésie et pilote de ce projet. Son décès a été “mis à profit“ par le Service de santé des armées avec la complicité (“inconsciente“ ?) des autorités polynésiennes, pour procéder au déclenchement d’une campagne de contre-information locale, et de dénigrement de notre travail de recherche. Comme si la propagande sur ce mensonge d’État sur les “essais propres“ était encore de mise en 2017 ! Aujourd’hui, il semble que l’Obsiven [2] soit à même de reprendre “l’esprit“ de ce projet, s’il trouve les financements, et les autorisations politiques nécessaires à la concrétisation de cette recherche.

Propos recueillis par Patrice Bouveret



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