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Sortir du nucléaire n°74



Été 2017

Fukushima

Entre errance, méfiance et angoisse : le parcours difficile des évacués de Fukushima (1ère partie)

Article paru dans la revue Sortir du nucléaire n°74 - Été 2017

 Fukushima


Dans Franckushima, ouvrage graphique paru en mars 2016, sur plus de 100 pages, Géraud Bournet a largement traité de la "non-évacuation" des populations, de ceux qui sont restés dans la zone interdite, de l’arnaque de la décontamination et du retour en zones contaminées ; Kurumi Sugita, anthropologue retraitée du CNRS, fait ici le point au printemps 2017.



Combien d’évacués ?

Selon la préfecture de Fukushima [1], le pic d’évacuation a été relevé au mois de juin 2012, avec 164262 personnes, dont 62 084 personnes déplacées en dehors de la préfecture. Au mois de mars 2017, ce chiffre est tombé à 77 283 personnes, et les évacués en dehors de la préfecture sont un peu plus de 38 000 personnes.

Dans quelles zones ?

Au préalable, rappelons que les vents dominants et les écoulements d’eau ont poussé l’essentiel de la radioactivité vers l’océan. Sur terre, le reste, soit 20 %, s’est déposé en taches de léopard, mais plus marqué sur une bande d’une cinquantaine de kilomètres environ sur 15 km au nord-ouest de la centrale.

Le nombre de personnes évacuées a atteint son maximum en juin 2012 : 164 262 personnes. Au 31 mars 2017, moins de 10 % des populations sont retournées chez elles.
© Géraud Bournet

Avant la catastrophe, le plan d’évacuation au Japon ne concernait que les résidents dans un rayon de 10 km autour d’une centrale. À la suite du 11 mars, ce zonage concentrique fut élargi progressivement depuis 2 km de rayon le 1er jour jusqu’à 20 km, avec ordre de confinement dans les zones entre 20 km et 30 km. Au mois d’avril 2011, le seuil de 20 mSv/an (soit 20 fois supérieur au seuil accepté internationalement pour la santé publique selon la CIPR [2]) fut introduit afin de s’adapter à la situation plus réelle de la contamination. À partir de juin 2011, des zones critiques situées dans les communes de Date, de Minamisoma, et de Kawauchi ont été ajoutées comme lieux particuliers d’évacuation recommandée.

Le zonage a été réorganisé en avril 2012 comme suit :

  • Zone 3 où le retour est difficile : débit de dose supérieur à 50 mSv/an
  • Zone 2 de restriction de résidence : débit de dose compris entre 20 et 50 mSv/an
  • Zone 1 de préparation de levée de l’ordre d’évacuation : débit de dose inférieur à 20 mSv/an

Depuis, les ordres d’évacuation ont été levés progressivement jusqu’au printemps 2017, pour arriver à la situation actuelle (voir carte page 17 [3]).

Souvent la définition du zonage a été discutée à huis clos sans réelle consultation des habitants concernés, de même que la levée de l’ordre d’évacuation. Dans le cas des lieux particuliers d’évacuation recommandée, cela a été négocié au porte-à-porte. Les relations de solidarité entre les habitants ont de ce fait été détruites, car le zonage est directement lié à la compensation attribuée.

En dehors des zones d’évacuation obligatoire, la grande majorité des populations est restée sur place faute de moyens. Afin de bien saisir l’état des sinistrés de l’accident nucléaire, il faut se pencher sur les différentes "catégories" de population évacuée suivant le zonage et la destination (dans la préfecture de Fukushima ou en dehors) : "évacués forcés", "auto-évacués", "résidents-population restée sur place", "évacués retournés sur leur lieu d’origine". Ces catégories sont mouvantes ; les sinistrés peuvent changer de catégorie dans leur parcours de vie et leur itinéraire n’est jamais simple. Beaucoup d’entre eux se sont déplacés plusieurs fois, et l’avenir reste opaque. Nous parlons souvent des sinistrés de la préfecture de Fukushima, mais les territoires contaminés s’étendent au-delà. Les personnes ayant fuit ces territoires sont classées parmi les auto-évacués. Leur nombre est flou, car souvent ils ne se déclarent pas comme évacués, et ne bénéficient ni de l’aide ni de la reconnaissance sociale. Ce sont les évacués les moins visibles.

Les familles évacuées sont composées pour la plupart de la mère et des jeunes enfants, le père demeurant sur le lieu d’origine afin de continuer à y travailler et subvenir aux besoins de la famille. La compression actuelle du marché de l’emploi ne facilite pas le projet de déplacement.

Les compensations et les aides [4]

  • Compensation dite pour "dommages psychologiques" Les "évacués forcés" des zones 1, 2, 3 d’évacuation obligatoire reçoivent¥100,000/mois/personne (environ 800 €). Au fur et à mesure de la levée de l’ordre d’évacuation, cette compensation s’arrête. Elle va se poursuivre jusqu’à fin mars 2018 maximum.
DR
  • Compensation forfaitaire Les populations de 23 communes [5] situées en dehors des zones d’évacuation, qui sont soit parties soit restées sur place, ont reçu ¥80 000 forfaitaires par personne (environ 650€). Ce forfait pour les femmes enceintes et les enfants de moins de 18 ans a été de ¥400 000 (environ 3200 €) par personne. Au total, environ 1,5 millions de personnes (3/4 de la population de la préfecture de Fukushima) ont bénéficié d’une telle compensation forfaitaire.
  • Les aides au logement Les évacués forcés sont hébergés dans des logements "temporaires" mis à disposition à titre gracieux. S’ils trouvent par eux-mêmes un logement public ou privé, le loyer est pris en charge par l’État via la préfecture de Fukushima. Les auto-évacués ont eux aussi bénéficié de logements jusqu’à fin mars 2017. Certaines communes d’accueil poursuivent l’aide au logement, mais pas toutes. Sans cette aide, beaucoup d’auto-évacués se trouvent en difficulté et envisagent de retourner dans leur territoire d’origine, malgré le risque sanitaire.

La situation actuelle vis-à-vis de la politique du retour

Au 31 mars 2017, moins de 10% des populations sont retournées chez elles [6]. Il s’agit surtout des personnes âgées, les jeunes préférant majoritairement ne pas rentrer. La peur de la radio-contamination ainsi que l’insuffisance de l’infrastructure pour la vie quotidienne freinent le retour [7].

Le nombre d’évacués continue statistiquement de diminuer. Toutefois, ce nombre est biaisé car il dépend de la définition de la catégorie de l’"évacué". Il ne suffit donc pas d’observer le mouvement des chiffres statistiques ; il est important de regarder concrètement la vie de ces populations sinistrées dont le parcours a été violemment bouleversé.

© Kurumi Sugita

Kurumi Sugita

Anthropologue, retraitée du CNRS

Texte de Yoshihiro Ozawa, membre de l’équipe de témoignage des réfugiés de Namie (commune étendue, située entre 5 et 40 km de la centrale de Fukushima-Daiichi), lu à Lyon le 18 mars 2017 à la fin d’une manifestation de Stop-Bugey :

"Nous sommes de la commune de Namie dont la population entière a été évacuée il y a 6 ans, suite à l’accident nucléaire de Fukushima Daiichi.

Ce 31 mars 2017, l’ordre d’évacuation sera levé à Namie, sauf pour une partie qui restera classée comme "zone où le retour est difficile". C’est la volonté forte du gouvernement central qui a entraîné cette décision. (...) C’est en larmes que le maire a déclaré la levée de l’ordre d’évacuation.

Cette déclaration aurait dû être accompagnée de joie et non pas de larmes, puisque cela devrait signifier que nous pouvions finalement rentrer chez nous. Il semble que si le maire a pleuré, c’est qu’on l’a obligé à prendre cette décision.

Face au désastre nucléaire, rien n’est clair pour nous.

Certains disent que la nourriture de la région de Fukushima est dangereuse. Certains disent que non, elle est sans risque.

Les uns disent que les cancers de la thyroïde sont dus à l’accident. D’autres disent qu’il n’y a pas de lien de causalité.

Tantôt on nous dit qu’il n’y a plus d’émission de radioactivité depuis la centrale nucléaire endommagée, tantôt, si !

Il n’y a plus personne en qui nous pouvons avoir confiance.

Immédiatement après l’accident, les médias ont fuit Fukushima, puis ils ont émis les actualités à partir de Tokyo en disant qu’il n’y avait rien à craindre à Fukushima. Le seuil internationalement accepté de radioactivité pour la santé publique est 1 mSv/an. Pourtant, le seuil a été augmenté jusqu’à 20mSv pour la population de Fukushima sans justification. Le gouvernement nous dit de retourner à Namie puisque maintenant c’est sans risque sanitaire, la radioactivité étant descendue au-dessous de 20 mSv/an.

(...) Nous allons continuer à errer éternellement entre la méfiance et l’angoisse.

Une vie de réfugié à perpétuité, voilà ce que signifie l’évacuation suite à l’accident nucléaire."


Notes

[1Il faut considérer les chiffres publiés comme indicatifs, surtout en ce qui concerne les auto-évacués.

[2Commission Internationale de la Protection Radiologique

[3Carte du printemps 2017, réalisée par Kurumi Sugita

[4Nous ne parlerons pas des compensations liées aux activités professionnelles ou propriétés immobilières, mais uniquement de celles liées aux personnes.

[5Y compris les villes de Fukushima, de Koriyama, d’Iwaki, de Date et de Soma.

[6Selon le Mainichi Shimbun du 31 mars 2017

[7Selon Jiji.com du 7 mars 2017

Combien d’évacués ?

Selon la préfecture de Fukushima [1], le pic d’évacuation a été relevé au mois de juin 2012, avec 164262 personnes, dont 62 084 personnes déplacées en dehors de la préfecture. Au mois de mars 2017, ce chiffre est tombé à 77 283 personnes, et les évacués en dehors de la préfecture sont un peu plus de 38 000 personnes.

Dans quelles zones ?

Au préalable, rappelons que les vents dominants et les écoulements d’eau ont poussé l’essentiel de la radioactivité vers l’océan. Sur terre, le reste, soit 20 %, s’est déposé en taches de léopard, mais plus marqué sur une bande d’une cinquantaine de kilomètres environ sur 15 km au nord-ouest de la centrale.

Le nombre de personnes évacuées a atteint son maximum en juin 2012 : 164 262 personnes. Au 31 mars 2017, moins de 10 % des populations sont retournées chez elles.
© Géraud Bournet

Avant la catastrophe, le plan d’évacuation au Japon ne concernait que les résidents dans un rayon de 10 km autour d’une centrale. À la suite du 11 mars, ce zonage concentrique fut élargi progressivement depuis 2 km de rayon le 1er jour jusqu’à 20 km, avec ordre de confinement dans les zones entre 20 km et 30 km. Au mois d’avril 2011, le seuil de 20 mSv/an (soit 20 fois supérieur au seuil accepté internationalement pour la santé publique selon la CIPR [2]) fut introduit afin de s’adapter à la situation plus réelle de la contamination. À partir de juin 2011, des zones critiques situées dans les communes de Date, de Minamisoma, et de Kawauchi ont été ajoutées comme lieux particuliers d’évacuation recommandée.

Le zonage a été réorganisé en avril 2012 comme suit :

  • Zone 3 où le retour est difficile : débit de dose supérieur à 50 mSv/an
  • Zone 2 de restriction de résidence : débit de dose compris entre 20 et 50 mSv/an
  • Zone 1 de préparation de levée de l’ordre d’évacuation : débit de dose inférieur à 20 mSv/an

Depuis, les ordres d’évacuation ont été levés progressivement jusqu’au printemps 2017, pour arriver à la situation actuelle (voir carte page 17 [3]).

Souvent la définition du zonage a été discutée à huis clos sans réelle consultation des habitants concernés, de même que la levée de l’ordre d’évacuation. Dans le cas des lieux particuliers d’évacuation recommandée, cela a été négocié au porte-à-porte. Les relations de solidarité entre les habitants ont de ce fait été détruites, car le zonage est directement lié à la compensation attribuée.

En dehors des zones d’évacuation obligatoire, la grande majorité des populations est restée sur place faute de moyens. Afin de bien saisir l’état des sinistrés de l’accident nucléaire, il faut se pencher sur les différentes "catégories" de population évacuée suivant le zonage et la destination (dans la préfecture de Fukushima ou en dehors) : "évacués forcés", "auto-évacués", "résidents-population restée sur place", "évacués retournés sur leur lieu d’origine". Ces catégories sont mouvantes ; les sinistrés peuvent changer de catégorie dans leur parcours de vie et leur itinéraire n’est jamais simple. Beaucoup d’entre eux se sont déplacés plusieurs fois, et l’avenir reste opaque. Nous parlons souvent des sinistrés de la préfecture de Fukushima, mais les territoires contaminés s’étendent au-delà. Les personnes ayant fuit ces territoires sont classées parmi les auto-évacués. Leur nombre est flou, car souvent ils ne se déclarent pas comme évacués, et ne bénéficient ni de l’aide ni de la reconnaissance sociale. Ce sont les évacués les moins visibles.

Les familles évacuées sont composées pour la plupart de la mère et des jeunes enfants, le père demeurant sur le lieu d’origine afin de continuer à y travailler et subvenir aux besoins de la famille. La compression actuelle du marché de l’emploi ne facilite pas le projet de déplacement.

Les compensations et les aides [4]

  • Compensation dite pour "dommages psychologiques" Les "évacués forcés" des zones 1, 2, 3 d’évacuation obligatoire reçoivent¥100,000/mois/personne (environ 800 €). Au fur et à mesure de la levée de l’ordre d’évacuation, cette compensation s’arrête. Elle va se poursuivre jusqu’à fin mars 2018 maximum.
DR
  • Compensation forfaitaire Les populations de 23 communes [5] situées en dehors des zones d’évacuation, qui sont soit parties soit restées sur place, ont reçu ¥80 000 forfaitaires par personne (environ 650€). Ce forfait pour les femmes enceintes et les enfants de moins de 18 ans a été de ¥400 000 (environ 3200 €) par personne. Au total, environ 1,5 millions de personnes (3/4 de la population de la préfecture de Fukushima) ont bénéficié d’une telle compensation forfaitaire.
  • Les aides au logement Les évacués forcés sont hébergés dans des logements "temporaires" mis à disposition à titre gracieux. S’ils trouvent par eux-mêmes un logement public ou privé, le loyer est pris en charge par l’État via la préfecture de Fukushima. Les auto-évacués ont eux aussi bénéficié de logements jusqu’à fin mars 2017. Certaines communes d’accueil poursuivent l’aide au logement, mais pas toutes. Sans cette aide, beaucoup d’auto-évacués se trouvent en difficulté et envisagent de retourner dans leur territoire d’origine, malgré le risque sanitaire.

La situation actuelle vis-à-vis de la politique du retour

Au 31 mars 2017, moins de 10% des populations sont retournées chez elles [6]. Il s’agit surtout des personnes âgées, les jeunes préférant majoritairement ne pas rentrer. La peur de la radio-contamination ainsi que l’insuffisance de l’infrastructure pour la vie quotidienne freinent le retour [7].

Le nombre d’évacués continue statistiquement de diminuer. Toutefois, ce nombre est biaisé car il dépend de la définition de la catégorie de l’"évacué". Il ne suffit donc pas d’observer le mouvement des chiffres statistiques ; il est important de regarder concrètement la vie de ces populations sinistrées dont le parcours a été violemment bouleversé.

© Kurumi Sugita

Kurumi Sugita

Anthropologue, retraitée du CNRS

Texte de Yoshihiro Ozawa, membre de l’équipe de témoignage des réfugiés de Namie (commune étendue, située entre 5 et 40 km de la centrale de Fukushima-Daiichi), lu à Lyon le 18 mars 2017 à la fin d’une manifestation de Stop-Bugey :

"Nous sommes de la commune de Namie dont la population entière a été évacuée il y a 6 ans, suite à l’accident nucléaire de Fukushima Daiichi.

Ce 31 mars 2017, l’ordre d’évacuation sera levé à Namie, sauf pour une partie qui restera classée comme "zone où le retour est difficile". C’est la volonté forte du gouvernement central qui a entraîné cette décision. (...) C’est en larmes que le maire a déclaré la levée de l’ordre d’évacuation.

Cette déclaration aurait dû être accompagnée de joie et non pas de larmes, puisque cela devrait signifier que nous pouvions finalement rentrer chez nous. Il semble que si le maire a pleuré, c’est qu’on l’a obligé à prendre cette décision.

Face au désastre nucléaire, rien n’est clair pour nous.

Certains disent que la nourriture de la région de Fukushima est dangereuse. Certains disent que non, elle est sans risque.

Les uns disent que les cancers de la thyroïde sont dus à l’accident. D’autres disent qu’il n’y a pas de lien de causalité.

Tantôt on nous dit qu’il n’y a plus d’émission de radioactivité depuis la centrale nucléaire endommagée, tantôt, si !

Il n’y a plus personne en qui nous pouvons avoir confiance.

Immédiatement après l’accident, les médias ont fuit Fukushima, puis ils ont émis les actualités à partir de Tokyo en disant qu’il n’y avait rien à craindre à Fukushima. Le seuil internationalement accepté de radioactivité pour la santé publique est 1 mSv/an. Pourtant, le seuil a été augmenté jusqu’à 20mSv pour la population de Fukushima sans justification. Le gouvernement nous dit de retourner à Namie puisque maintenant c’est sans risque sanitaire, la radioactivité étant descendue au-dessous de 20 mSv/an.

(...) Nous allons continuer à errer éternellement entre la méfiance et l’angoisse.

Une vie de réfugié à perpétuité, voilà ce que signifie l’évacuation suite à l’accident nucléaire."



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