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Sortir du nucléaire n°64



Février 2015

Analyse

Des dinosaures dans un champ de fleurs

Article paru dans la revue Sortir du nucléaire n°64 - Février 2015

 Nucléaire et économie  État de l’industrie nucléaire


"La France devra s’adapter à la nouvelle donne énergétique et effectuer les transformations qui s’imposent. Ce nouveau monde de l’énergie sera comparable à Internet. Le résultat ne sera pas le produit d’un petit nombre d’ordinateurs géants, mais de millions d’ordinateurs privés connectés entre eux pour constituer un réseau. C’est exactement à cela que ressemblera l’avenir du secteur énergétique. Si le gouvernement français et le secteur de l’énergie ne comprennent pas cela, ils continueront à proposer des dinosaures dans un environnement énergétique devenu semblable à une prairie en fleurs. Et les dinosaures n’ont pas vraiment leur place dans un champ de fleurs." [1]



Ainsi s’exprimait en 2013 Mycle Schneider, co-auteur du "Rapport 2014 sur l’état de l’industrie nucléaire dans le monde" (WNISR 2014, malheureusement uniquement disponible en anglais) [2]. On comprendra sans peine que ce chercheur développe une critique radicale du nucléaire. Pourtant le WNISR, qui en est cette année à sa neuvième édition depuis 1992, n’a rien d’un brûlot antinucléaire. Tatsujiro Suzuki, ancien vice-président de la Commission japonaise de l’énergie atomique (JAEC) qui a accepté de rédiger la préface du rapport, salue la qualité de cette "source d’information fiable, objective et digne de confiance".

Le nucléaire entre stagnation et déclin

Il y avait, au 1er juillet 2014, 388 réacteurs nucléaires en activité dans le monde, auxquels s’ajoutent 43 réacteurs en "arrêt longue durée", c’est-à-dire qui n’ont eu aucune production dans les 18 mois qui ont précédé le bouclage du rapport. Il s’agit principalement de réacteurs japonais arrêtés à la suite de l’accident de Fukushima qui n’ont pour le moment pas obtenu l’autorisation de reprendre leur fonctionnement à la suite de différentes études de sûreté.

La production d’électricité nucléaire a stagné en 2013 au niveau mondial et sa part dans le bilan électrique a continué de se réduire (10,8 % contre 10,9% en 2012 et 17,6% à son plus haut niveau en 1996). Le chiffre est encore plus saisissant si l’on parle en termes d’énergie primaire : l’énergie nucléaire n’aura représenté que 4,4% de la production mondiale d’énergie primaire commerciale.

Le nucléaire reste le choix de quelques pays qui, malgré leur puissance, sont loin de représenter une majorité de la population mondiale. En 2013, les cinq grands pays nucléaires (États-Unis, France, Russie, Corée du Sud et Chine) ont produit à eux seuls 68% de l’électricité nucléaire dans le monde et deux tiers des chantiers de centrales sont situés dans trois pays seulement : Chine, Inde et Russie.

Dans ce climat nucléaire morose, 14 pays ont néanmoins des réacteurs en chantier (dix nouveaux, dont quatre aux États-Unis) ce qui traduit un certain redressement de l’industrie. Mais aucun réacteur de 3e génération (type EPR) n’est encore entré en service et les retards se multiplient dans pratiquement tous les pays.

En corollaire de cette stagnation du nombre de réacteurs, l’âge moyen des installations continue d’augmenter. Plus de 170 réacteurs (44%) ont dépassé l’échéance des 30 ans et 39 ont passé le cap des 40 ans. Compte tenu de la pyramide des âges des réacteurs dans le monde, le nombre de ces derniers devrait stagner dans les années qui viennent, sauf si des prolongations de la durée de vie au-delà des 40 ans se généralisent. Un tel scénario reste toutefois peu probable au vu de l’impact de l’accident de Fukushima sur les différents programmes nationaux.

La fin du mythe du nucléaire bon marché

Si le constat de la stagnation et du déclin de l’industrie nucléaire se confirme d’année en année, il reste souvent difficile d’analyser les facteurs qui contribuent à cette dynamique. Si la catastrophe de Fukushima a clairement pesé sur les programmes électronucléaires dans le monde entier, elle n’a fait que renforcer l’effet des facteurs économiques.

Jusque vers 2006, les carnets de commande de l’industrie nucléaire sont restés relativement vides et les partisans de la "renaissance nucléaire" avançaient des prix très bas, en s’appuyant sur les bénéfices supposés de la nouvelle génération de réacteurs. On parlait à ce moment-là d’investissements de l’ordre de 1000 $ par kW installé. Mais la donne a rapidement été profondément bouleversée. Les prix de l’EPR à Olkiluoto et Flamanville notamment se sont envolés et le récent contrat accordé à EDF par le gouvernement britannique pour la construction de la centrale de Hinkley Point C se situe à des niveaux considérablement plus élevés, de l’ordre de 8000 $ par kW.

L’inflation est très loin d’expliquer cette énorme hausse (800 % !), d’autant plus que les retombées de l’accident de Fukushima au niveau de la conception de la sûreté sont loin d’avoir été pleinement intégrées. Devant la hausse spectaculaire des coûts des nouveaux réacteurs, la prolongation de la durée de vie des centrales existantes devient donc un enjeu stratégique pour l’industrie nucléaire.

Deux pays sont particulièrement actifs sur ce dossier, la France et les États-Unis, mais avec des philosophies très différentes. Si, en France, l’autorité de sûreté s’appuie sur les bilans décennaux pour autoriser la poursuite de l’exploitation, aux États-Unis, les exploitants ont pu demander largement à l’avance des prolongations d’autorisation allant jusqu’à 60 ans. L’autorité de sûreté américaine (NRC) a annoncé qu’elle traiterait en 2017-18 les demandes visant à une prolongation d’activité jusqu’à 80 ans…

Ces autorisations réglementaires ne préjugent pourtant pas des moyens financiers nécessaires pour la poursuite de l’exploitation des centrales (investissements pour la mise à niveau de la sûreté et hausse des coûts d’exploitation). L’exemple de la France est particulièrement éclairant sur ce point. En 2012, la Cour des Comptes a estimé à 55 milliards d’euros les investissements nécessaires à la mise à niveau de la sûreté, mais le chiffre sera probablement revu à la hausse, un document interne d’EDF ayant montré un chiffrage à 100 milliards, et l’analyse indépendante menée par le cabinet WISE détaillant une hypothèse médiane à 250 milliards...

Un marché mondialisé sous tension

La crise traversée par Areva ou la spectaculaire restructuration de la société allemande E.ON ont récemment illustré les déboires de l’industrie nucléaire de plus en plus mal aimée des marchés financiers. Le WNISR 2014 propose une vision synthétique des grandes manœuvres d’exportation tentées par les fabricants.

Le marché des exportations nucléaires est aux mains d’un petit nombre de pays et d’entreprises : la France avec Areva et EDF, le Japon avec Hitachi-GE, Toshiba-Westinghouse et Mitsubishi, la Corée avec Kepco, la Russie avec Rosatom et la Chine.

Les exportations françaises sont centrées sur l’EPR, qui a subi des revers sérieux à Olkiluoto et Flamanville et connaît des retards même en Chine. Un modèle à eau pressurisée plus petit, l’ATMEA, est développé avec Mitsubishi et a été proposé pour la Jordanie, la Hongrie, l’Argentine et la Turquie (pour le site de Sinop) mais aucun de ces projets ne devrait se concrétiser rapidement, à supposer qu’ils se concrétisent jamais !

Le déploiement de l’industrie japonaise à l’exportation est assez récent. Ses deux modèles de 3e génération, l’AP1000 et l’ABWR, lui donnent une bonne place sur le marché. Ses ambitions ont toutefois bien sûr été remises en cause par l’accident de Fukushima.

Le Coréen Kepco a remporté une victoire importante avec un marché de quatre réacteurs APR1400 pour le site de Barakah aux Émirats arabes unis. Le prix proposé par Kepco (que l’industrie française avait été incapable de concurrencer) apparaît de plus en plus difficile à tenir au vu de l’évolution des prix partout dans le monde. La position de Kepco a par ailleurs été affaiblie par un grave scandale de contrefaçon massive de documents de contrôle qualité relatifs à des équipements de sûreté, qui a éclaté en 2012 et a été sanctionné par des peines de prison ferme.

Depuis quelques années Rosatom ne se contente plus de faire des offres dans des pays relevant de sa zone d’influence traditionnelle. Au-delà de ses ventes à la Chine, à l’Inde ou à la Hongrie, l’entreprise russe est partie à la conquête de la Finlande, du Bangladesh, de l’Iran, de la Turquie ou du Vietnam. Il n’est cependant pas sûr que l’industrie russe ait la capacité de mener tous ces chantiers de front.

L’industrie nucléaire chinoise est portée par ses nombreux chantiers nationaux et la rapidité de son essor est difficile à prévoir. Elle a dû néanmoins faire appel à des fabricants étrangers et elle ne dispose pas encore vraiment de modèles de nouvelle génération de conception nationale lui permettant de s’imposer sur les marchés à l’exportation.

Le nucléaire sous le choc des renouvelables

Le choix nucléaire est souvent présenté par ses partisans comme un "non choix", une voie inéluctable, compte tenu, selon eux, des faibles capacités et du prix exorbitant des énergies renouvelables. Mais, depuis quelques années, cette vision est de plus en plus éloignée de la réalité.

Si les investissements dans les énergies renouvelables dans le monde ont marqué le pas l’année dernière (214 milliards de dollars au lieu de 300 en 2011), la courbe de production poursuit son ascension, en particulier grâce à la baisse des coûts par unité installée. Sur la période 2000-2013, le taux de croissance a été de 25 % pour l’éolien et de 43 % pour le photovoltaïque (PV). Pendant la même période, l’Union européenne a installé 105 GW d’éolien et 80 GW de PV, tandis que la capacité nucléaire baissait de 13 GW.

En 2013, l’Espagne est devenue le premier pays dans lequel l’énergie éolienne est maintenant la première source d’énergie pour la production électrique (21 % du total) en dépassant notamment l’énergie nucléaire. L’équilibre des énergies est particulièrement bouleversé en Allemagne, qui a confirmé en 2011 sa décision de sortir rapidement du nucléaire. Entre 2010 et 2013, la production combinée de PV et d’éolien est passée de 49 à 83 TWh et le total des renouvelables a atteint 152 TWh, largement plus que le nucléaire.

Cette évolution spectaculaire touche toutes les parties du monde. La Chine, qui compte de nombreux chantiers nucléaires, est aussi le premier pays du monde pour sa capacité en énergie éolienne et le second pour le solaire photovoltaïque. Dans l’Iowa et le Dakota du Sud, l’éolien a dépassé le cap des 25% de la production.

La part des renouvelables a atteint des niveaux inédits dans de nombreux pays. En 2013, quatre pays européens ont couvert environ la moitié de leurs besoins électriques avec les renouvelables : Espagne 45%, Écosse 46%, Danemark 47% et Portugal 58%. De tels pourcentages étaient inenvisageables il y a encore une décennie. Citant un expert du Rocky Moutain Institute, les auteurs du rapport comparent ce fonctionnement du réseau électrique à un orchestre symphonique : il n’y a aucun instrument qui joue tout le temps mais avec un bon chef d’orchestre la musique reste belle !

Payer pour produire

Cette énorme progression de l’éolien et du solaire, notamment en Europe, transforme les systèmes électriques et leur économie. La notion même de production en base est progressivement remise en cause et la production nucléaire s’en retrouve déstabilisée.

Le WNISR 2014 consacre une dizaine de pages à cette complexe évolution des marchés, souvent inconnue du grand public. Dans beaucoup de pays, les renouvelables ont un accès prioritaire au réseau, du fait de la réglementation, mais aussi des coûts de fonctionnement très faibles des renouvelables.

Les centrales nucléaires ne peuvent que difficilement s’adapter à la variabilité de la production des renouvelables, malgré l’utilisation du suivi de charge (fonctionnement à puissance réduite). L’exploitant nucléaire préfère quelquefois ne pas interrompre le fonctionnement de la centrale même lorsque le prix du kWh est faible voire négatif : dans ce cas il paye pour produire, ce qui réduit sensiblement la rentabilité de l’investissement.

Cette rapide évolution a eu des effets paradoxaux, notamment en Allemagne. Après l’annonce de la fermeture de huit centrales nucléaires en mars 2011, certains experts avaient prédit une hausse des prix et une dangereuse dépendance aux importations. C’est l’inverse qui s’est produit et le prix du kWh en base a connu une baisse de 40 % entre 2011 et le premier trimestre 2014.

La lecture du WNISR 2014 impose une vision claire de l’industrie nucléaire : nul doute qu’elle appartient au passé. Et pourtant la Grande-Bretagne continue de faire le pari de l’électronucléaire et de nombreux pays continuent de rêver de ce futur antérieur. Les pesanteurs économiques ne se traduisent pas mécaniquement par des décisions politiques d’abandon du nucléaire. Il reste à répéter et marteler toutes ces vérités pour faire vivre un autre avenir énergétique.

Jean-Luc Thierry


Notes

[1www.arte.tv/fr/nucleaire-les- dinosaures-n-ont-pas-leur-place-dans-un-champ-de-fleurs/ 7633092,CmC=7633414.htm

Ainsi s’exprimait en 2013 Mycle Schneider, co-auteur du "Rapport 2014 sur l’état de l’industrie nucléaire dans le monde" (WNISR 2014, malheureusement uniquement disponible en anglais) [1]. On comprendra sans peine que ce chercheur développe une critique radicale du nucléaire. Pourtant le WNISR, qui en est cette année à sa neuvième édition depuis 1992, n’a rien d’un brûlot antinucléaire. Tatsujiro Suzuki, ancien vice-président de la Commission japonaise de l’énergie atomique (JAEC) qui a accepté de rédiger la préface du rapport, salue la qualité de cette "source d’information fiable, objective et digne de confiance".

Le nucléaire entre stagnation et déclin

Il y avait, au 1er juillet 2014, 388 réacteurs nucléaires en activité dans le monde, auxquels s’ajoutent 43 réacteurs en "arrêt longue durée", c’est-à-dire qui n’ont eu aucune production dans les 18 mois qui ont précédé le bouclage du rapport. Il s’agit principalement de réacteurs japonais arrêtés à la suite de l’accident de Fukushima qui n’ont pour le moment pas obtenu l’autorisation de reprendre leur fonctionnement à la suite de différentes études de sûreté.

La production d’électricité nucléaire a stagné en 2013 au niveau mondial et sa part dans le bilan électrique a continué de se réduire (10,8 % contre 10,9% en 2012 et 17,6% à son plus haut niveau en 1996). Le chiffre est encore plus saisissant si l’on parle en termes d’énergie primaire : l’énergie nucléaire n’aura représenté que 4,4% de la production mondiale d’énergie primaire commerciale.

Le nucléaire reste le choix de quelques pays qui, malgré leur puissance, sont loin de représenter une majorité de la population mondiale. En 2013, les cinq grands pays nucléaires (États-Unis, France, Russie, Corée du Sud et Chine) ont produit à eux seuls 68% de l’électricité nucléaire dans le monde et deux tiers des chantiers de centrales sont situés dans trois pays seulement : Chine, Inde et Russie.

Dans ce climat nucléaire morose, 14 pays ont néanmoins des réacteurs en chantier (dix nouveaux, dont quatre aux États-Unis) ce qui traduit un certain redressement de l’industrie. Mais aucun réacteur de 3e génération (type EPR) n’est encore entré en service et les retards se multiplient dans pratiquement tous les pays.

En corollaire de cette stagnation du nombre de réacteurs, l’âge moyen des installations continue d’augmenter. Plus de 170 réacteurs (44%) ont dépassé l’échéance des 30 ans et 39 ont passé le cap des 40 ans. Compte tenu de la pyramide des âges des réacteurs dans le monde, le nombre de ces derniers devrait stagner dans les années qui viennent, sauf si des prolongations de la durée de vie au-delà des 40 ans se généralisent. Un tel scénario reste toutefois peu probable au vu de l’impact de l’accident de Fukushima sur les différents programmes nationaux.

La fin du mythe du nucléaire bon marché

Si le constat de la stagnation et du déclin de l’industrie nucléaire se confirme d’année en année, il reste souvent difficile d’analyser les facteurs qui contribuent à cette dynamique. Si la catastrophe de Fukushima a clairement pesé sur les programmes électronucléaires dans le monde entier, elle n’a fait que renforcer l’effet des facteurs économiques.

Jusque vers 2006, les carnets de commande de l’industrie nucléaire sont restés relativement vides et les partisans de la "renaissance nucléaire" avançaient des prix très bas, en s’appuyant sur les bénéfices supposés de la nouvelle génération de réacteurs. On parlait à ce moment-là d’investissements de l’ordre de 1000 $ par kW installé. Mais la donne a rapidement été profondément bouleversée. Les prix de l’EPR à Olkiluoto et Flamanville notamment se sont envolés et le récent contrat accordé à EDF par le gouvernement britannique pour la construction de la centrale de Hinkley Point C se situe à des niveaux considérablement plus élevés, de l’ordre de 8000 $ par kW.

L’inflation est très loin d’expliquer cette énorme hausse (800 % !), d’autant plus que les retombées de l’accident de Fukushima au niveau de la conception de la sûreté sont loin d’avoir été pleinement intégrées. Devant la hausse spectaculaire des coûts des nouveaux réacteurs, la prolongation de la durée de vie des centrales existantes devient donc un enjeu stratégique pour l’industrie nucléaire.

Deux pays sont particulièrement actifs sur ce dossier, la France et les États-Unis, mais avec des philosophies très différentes. Si, en France, l’autorité de sûreté s’appuie sur les bilans décennaux pour autoriser la poursuite de l’exploitation, aux États-Unis, les exploitants ont pu demander largement à l’avance des prolongations d’autorisation allant jusqu’à 60 ans. L’autorité de sûreté américaine (NRC) a annoncé qu’elle traiterait en 2017-18 les demandes visant à une prolongation d’activité jusqu’à 80 ans…

Ces autorisations réglementaires ne préjugent pourtant pas des moyens financiers nécessaires pour la poursuite de l’exploitation des centrales (investissements pour la mise à niveau de la sûreté et hausse des coûts d’exploitation). L’exemple de la France est particulièrement éclairant sur ce point. En 2012, la Cour des Comptes a estimé à 55 milliards d’euros les investissements nécessaires à la mise à niveau de la sûreté, mais le chiffre sera probablement revu à la hausse, un document interne d’EDF ayant montré un chiffrage à 100 milliards, et l’analyse indépendante menée par le cabinet WISE détaillant une hypothèse médiane à 250 milliards...

Un marché mondialisé sous tension

La crise traversée par Areva ou la spectaculaire restructuration de la société allemande E.ON ont récemment illustré les déboires de l’industrie nucléaire de plus en plus mal aimée des marchés financiers. Le WNISR 2014 propose une vision synthétique des grandes manœuvres d’exportation tentées par les fabricants.

Le marché des exportations nucléaires est aux mains d’un petit nombre de pays et d’entreprises : la France avec Areva et EDF, le Japon avec Hitachi-GE, Toshiba-Westinghouse et Mitsubishi, la Corée avec Kepco, la Russie avec Rosatom et la Chine.

Les exportations françaises sont centrées sur l’EPR, qui a subi des revers sérieux à Olkiluoto et Flamanville et connaît des retards même en Chine. Un modèle à eau pressurisée plus petit, l’ATMEA, est développé avec Mitsubishi et a été proposé pour la Jordanie, la Hongrie, l’Argentine et la Turquie (pour le site de Sinop) mais aucun de ces projets ne devrait se concrétiser rapidement, à supposer qu’ils se concrétisent jamais !

Le déploiement de l’industrie japonaise à l’exportation est assez récent. Ses deux modèles de 3e génération, l’AP1000 et l’ABWR, lui donnent une bonne place sur le marché. Ses ambitions ont toutefois bien sûr été remises en cause par l’accident de Fukushima.

Le Coréen Kepco a remporté une victoire importante avec un marché de quatre réacteurs APR1400 pour le site de Barakah aux Émirats arabes unis. Le prix proposé par Kepco (que l’industrie française avait été incapable de concurrencer) apparaît de plus en plus difficile à tenir au vu de l’évolution des prix partout dans le monde. La position de Kepco a par ailleurs été affaiblie par un grave scandale de contrefaçon massive de documents de contrôle qualité relatifs à des équipements de sûreté, qui a éclaté en 2012 et a été sanctionné par des peines de prison ferme.

Depuis quelques années Rosatom ne se contente plus de faire des offres dans des pays relevant de sa zone d’influence traditionnelle. Au-delà de ses ventes à la Chine, à l’Inde ou à la Hongrie, l’entreprise russe est partie à la conquête de la Finlande, du Bangladesh, de l’Iran, de la Turquie ou du Vietnam. Il n’est cependant pas sûr que l’industrie russe ait la capacité de mener tous ces chantiers de front.

L’industrie nucléaire chinoise est portée par ses nombreux chantiers nationaux et la rapidité de son essor est difficile à prévoir. Elle a dû néanmoins faire appel à des fabricants étrangers et elle ne dispose pas encore vraiment de modèles de nouvelle génération de conception nationale lui permettant de s’imposer sur les marchés à l’exportation.

Le nucléaire sous le choc des renouvelables

Le choix nucléaire est souvent présenté par ses partisans comme un "non choix", une voie inéluctable, compte tenu, selon eux, des faibles capacités et du prix exorbitant des énergies renouvelables. Mais, depuis quelques années, cette vision est de plus en plus éloignée de la réalité.

Si les investissements dans les énergies renouvelables dans le monde ont marqué le pas l’année dernière (214 milliards de dollars au lieu de 300 en 2011), la courbe de production poursuit son ascension, en particulier grâce à la baisse des coûts par unité installée. Sur la période 2000-2013, le taux de croissance a été de 25 % pour l’éolien et de 43 % pour le photovoltaïque (PV). Pendant la même période, l’Union européenne a installé 105 GW d’éolien et 80 GW de PV, tandis que la capacité nucléaire baissait de 13 GW.

En 2013, l’Espagne est devenue le premier pays dans lequel l’énergie éolienne est maintenant la première source d’énergie pour la production électrique (21 % du total) en dépassant notamment l’énergie nucléaire. L’équilibre des énergies est particulièrement bouleversé en Allemagne, qui a confirmé en 2011 sa décision de sortir rapidement du nucléaire. Entre 2010 et 2013, la production combinée de PV et d’éolien est passée de 49 à 83 TWh et le total des renouvelables a atteint 152 TWh, largement plus que le nucléaire.

Cette évolution spectaculaire touche toutes les parties du monde. La Chine, qui compte de nombreux chantiers nucléaires, est aussi le premier pays du monde pour sa capacité en énergie éolienne et le second pour le solaire photovoltaïque. Dans l’Iowa et le Dakota du Sud, l’éolien a dépassé le cap des 25% de la production.

La part des renouvelables a atteint des niveaux inédits dans de nombreux pays. En 2013, quatre pays européens ont couvert environ la moitié de leurs besoins électriques avec les renouvelables : Espagne 45%, Écosse 46%, Danemark 47% et Portugal 58%. De tels pourcentages étaient inenvisageables il y a encore une décennie. Citant un expert du Rocky Moutain Institute, les auteurs du rapport comparent ce fonctionnement du réseau électrique à un orchestre symphonique : il n’y a aucun instrument qui joue tout le temps mais avec un bon chef d’orchestre la musique reste belle !

Payer pour produire

Cette énorme progression de l’éolien et du solaire, notamment en Europe, transforme les systèmes électriques et leur économie. La notion même de production en base est progressivement remise en cause et la production nucléaire s’en retrouve déstabilisée.

Le WNISR 2014 consacre une dizaine de pages à cette complexe évolution des marchés, souvent inconnue du grand public. Dans beaucoup de pays, les renouvelables ont un accès prioritaire au réseau, du fait de la réglementation, mais aussi des coûts de fonctionnement très faibles des renouvelables.

Les centrales nucléaires ne peuvent que difficilement s’adapter à la variabilité de la production des renouvelables, malgré l’utilisation du suivi de charge (fonctionnement à puissance réduite). L’exploitant nucléaire préfère quelquefois ne pas interrompre le fonctionnement de la centrale même lorsque le prix du kWh est faible voire négatif : dans ce cas il paye pour produire, ce qui réduit sensiblement la rentabilité de l’investissement.

Cette rapide évolution a eu des effets paradoxaux, notamment en Allemagne. Après l’annonce de la fermeture de huit centrales nucléaires en mars 2011, certains experts avaient prédit une hausse des prix et une dangereuse dépendance aux importations. C’est l’inverse qui s’est produit et le prix du kWh en base a connu une baisse de 40 % entre 2011 et le premier trimestre 2014.

La lecture du WNISR 2014 impose une vision claire de l’industrie nucléaire : nul doute qu’elle appartient au passé. Et pourtant la Grande-Bretagne continue de faire le pari de l’électronucléaire et de nombreux pays continuent de rêver de ce futur antérieur. Les pesanteurs économiques ne se traduisent pas mécaniquement par des décisions politiques d’abandon du nucléaire. Il reste à répéter et marteler toutes ces vérités pour faire vivre un autre avenir énergétique.

Jean-Luc Thierry



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