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Sortir du nucléaire n°68



Février 2016

Catastrophe nucléaire : la poésie pour dire "l’après"

Article paru dans la revue Sortir du nucléaire n°68 - Février 2016

 Fukushima


L’art permet souvent de donner accès à des niveaux de réalité qui restent autrement inaccessibles. Deux recueils de poèmes parus en 2014 et 2015 livrent des textes ciselés, parfois de vrais joyaux, que nous avons souhaité vous faire partager.



Armelle Leclercq, "Les Équinoxiales"

Éd. Le corridor bleu, 2014, 110 p., 12 €, à commander en librairie.

Poétesse de talent, déjà autrice de trois recueils édités, Armelle Leclercq nous offre avec ces Équinoxiales d’une centaine de pages aérées, où l’on sent presqu’au sens littéral la respiration des textes, "une célébration du paysage japonais, tant rural qu’urbain, avec une attention particulière aux petites choses". Cette célébration au fil de très beaux poèmes qui font l’essentiel du recueil, est brutalement inter- rompue par Fukushima, dont Armelle Leclercq rend compte avec une grande finesse au travers de 37 poèmes et haïkus.

Xavier Rabilloud

Indispensable

Il faut vous protéger de la pluie

Et ne pas trimballer de terre sous vos semelles,

Vous méfier de l’air ambiant qui colporte autant de poussières dont on ne sait d’où elles viennent.

Se protéger des averses ?

C’est qu’ici, à certaines périodes, elles sont battantes qui rebondissent des journées entières sur l’asphalte jusqu’aux genoux,

Eau du ciel qui se glisse on ne sait comment et malgré le large parapluie en plastique qu’utilisent les cyclistes voyant à travers car il est transparent,

Cette pluie, elle s’écoule inéluctable sur le manche du pépin

Jusqu’aux doigts.

Se déchausser là, à l’entrée de l’appart’ ?

Mais la terre s’accumule déjà poussières compactes sur les balcons : ne faut-il plus aller sur les balcons ?

Et rentre par l’ouverture ventilée des cuisines : faut-il boucher les ouvertures ? Se méfier de l’eau, de la terre, de l’air...

Auriez-vous donc oublié le feu ?

Circulez

Personne ne fraude.

Les aliments sont dûment étiquetés avec leur provenance.

L’agriculteur du Nord qui, soudain, a perdu son revenu ne songe pas une seconde à vendre son riz, il préfère se laisser mourir d’indigence.

La chaîne de supermarchés ne libère dans tout le territoire aucun stock de viande qui viendrait des mauvais lieux.

Les commerçants et maraîchers sont tous hyper probes et personne n’imagine subvertir juste un petit mot après “préfecture de” sur les étiquettes.

Le gouvernement contrôle en amont chaque gramme de nourriture proposée à la vente grâce aux millions de machines dont il dispose déjà.

Il n’y a pas un micron de risque, Il n’y a peut-être même jamais eu d’explosion. Sur sa présentation le communiquant de Tepco a le trou du réacteur soigneusement nettoyé aux pixels.

Paranoïa

Le parc tokyoïte ses becquerels ont doublé,

Est-ce dangereux ?

Tous l’ignorent.

Des gens disent que c’est moins de toute façon que la radioactivité naturelle ailleurs.

Des spécialistes prétendent qu’à des doses infimes

C’est pas grave,

D’autres affirment que les petites doses continues sont les plus dangereuses.

Se regarde d’un autre œil soudain l’humus innocemment issu des arbres.

La poussière sous la balançoire où, à tout coup, les gamins se précipiteront aux beaux jours prend un autre sens.

Près de la rivière Zenpukuji, le vent qui soulève la terre sur l’avion-toboggan (aire de jeu) devient l’ennemi comme s’il faisait se crasher toute imagination d’aéroplane.

Revient en mémoire il y a plusieurs mois cette scène qui chez tout un chacun ne frappait alors que la candeur, le bambin de 2 ans entreprenant d’un côté à l’autre du bac à sable malmené par l’orage cette tâche à ses yeux essentielle : déménager les feuilles.

Falsification

Au pied du compteur municipal,

Quasi candide ce nettoyage :

Un mètre cube (terre) déblayé en catimini.

Rasant l’horizon des azalées

Le reportage explique comment l’on décontaminait d’abord à l’eau pulsée les toits

Avant de se rendre compte que c’est plus efficace en gros avec un torchon,

Et puis que faire en plus de la flaque résiduelle ?

Impressionnants camions-pompes pour l’apporter dans ces cuves & idem pour terre et branchages retirés des jardins.

S’ensuit, Charybde en Scylla de la poisse, l’affaire du stockage : Quelle municipalité voudrait être tirée à la courte paille ?

Après avoir contemplé en détail le patio bien entretenu et qu’il devra foutre par terre,

"Les azalées qui ont toujours été ici" dit la grand-mère,

Les vieux cèdres protégeant les maisons des bourrasques et qu’il faudra néanmoins abattre Avec ce dilemme jusqu’alors inconnu : choisir entre les arbres et les enfants, entre les enfants et les arbres,

Quand le décontaminateur se tourne vers la vaste forêt sur la montagne au loin

 Elle couvre 70 % de cette préfecture -

L’on voit incrédules ses yeux se perdre, monts et vaux, dans un océan de labeur.


"Trente haïjins contre le nucléaire"

Éd. Pippa, 2015, 96 p., 15 €, à commander en librairie. Cette anthologie bilingue rassemble 120 haïkus franco-japonais par trente auteurs (haijins). Elle a été impulsée et coordonnée par Seegan (Laurent) Mabesoone, un Français vivant au Japon – dont le témoignage vidéo de la vie post- Fukushima mis en ligne en juin 2011 a été vu plus de 33 000 fois sur YouTube.


"Décontamination" —

En fait, déplacement de boues...

L’été est si court !

Mitsuru Ikeda


Petit coucou du Japon !

Sur la carte, un territoire

Cerné de rouge.

Ken’ichi Kaneko


Le premier avril aussi

Entendre ceci :

"Fukushima Is under control."

Tami Kobayashi


Nationale 6 réouverte !

Pourtant, pas même les criquets

N’y sont retournés.

Maki Nakano


Des rires et des cris

Tout l’été dans la maison

Et si la centrale...

Christine Ourliac


Les enfants s’habituent

À porter des masques en papier

Les oiseaux, eux, commencent à migrer...

Kayo Takahashi


Des radiations

Il ignorait ce que cachait ce mot —

Cancer des os.

Jean Antonini


Nettoyage de printemps —

Quarante secondes sur le toit

Deux pelletées par homme.

Iocasta Huppen


Dans mille ans

Des sarcophages

Sans pharaons.

Monique Junchat


Pays des sakuras.

Les centrales nucléaires comme d’immenses

Mines antipersonnel.

Tohran Nagase

Armelle Leclercq, "Les Équinoxiales"

Éd. Le corridor bleu, 2014, 110 p., 12 €, à commander en librairie.

Poétesse de talent, déjà autrice de trois recueils édités, Armelle Leclercq nous offre avec ces Équinoxiales d’une centaine de pages aérées, où l’on sent presqu’au sens littéral la respiration des textes, "une célébration du paysage japonais, tant rural qu’urbain, avec une attention particulière aux petites choses". Cette célébration au fil de très beaux poèmes qui font l’essentiel du recueil, est brutalement inter- rompue par Fukushima, dont Armelle Leclercq rend compte avec une grande finesse au travers de 37 poèmes et haïkus.

Xavier Rabilloud

Indispensable

Il faut vous protéger de la pluie

Et ne pas trimballer de terre sous vos semelles,

Vous méfier de l’air ambiant qui colporte autant de poussières dont on ne sait d’où elles viennent.

Se protéger des averses ?

C’est qu’ici, à certaines périodes, elles sont battantes qui rebondissent des journées entières sur l’asphalte jusqu’aux genoux,

Eau du ciel qui se glisse on ne sait comment et malgré le large parapluie en plastique qu’utilisent les cyclistes voyant à travers car il est transparent,

Cette pluie, elle s’écoule inéluctable sur le manche du pépin

Jusqu’aux doigts.

Se déchausser là, à l’entrée de l’appart’ ?

Mais la terre s’accumule déjà poussières compactes sur les balcons : ne faut-il plus aller sur les balcons ?

Et rentre par l’ouverture ventilée des cuisines : faut-il boucher les ouvertures ? Se méfier de l’eau, de la terre, de l’air...

Auriez-vous donc oublié le feu ?

Circulez

Personne ne fraude.

Les aliments sont dûment étiquetés avec leur provenance.

L’agriculteur du Nord qui, soudain, a perdu son revenu ne songe pas une seconde à vendre son riz, il préfère se laisser mourir d’indigence.

La chaîne de supermarchés ne libère dans tout le territoire aucun stock de viande qui viendrait des mauvais lieux.

Les commerçants et maraîchers sont tous hyper probes et personne n’imagine subvertir juste un petit mot après “préfecture de” sur les étiquettes.

Le gouvernement contrôle en amont chaque gramme de nourriture proposée à la vente grâce aux millions de machines dont il dispose déjà.

Il n’y a pas un micron de risque, Il n’y a peut-être même jamais eu d’explosion. Sur sa présentation le communiquant de Tepco a le trou du réacteur soigneusement nettoyé aux pixels.

Paranoïa

Le parc tokyoïte ses becquerels ont doublé,

Est-ce dangereux ?

Tous l’ignorent.

Des gens disent que c’est moins de toute façon que la radioactivité naturelle ailleurs.

Des spécialistes prétendent qu’à des doses infimes

C’est pas grave,

D’autres affirment que les petites doses continues sont les plus dangereuses.

Se regarde d’un autre œil soudain l’humus innocemment issu des arbres.

La poussière sous la balançoire où, à tout coup, les gamins se précipiteront aux beaux jours prend un autre sens.

Près de la rivière Zenpukuji, le vent qui soulève la terre sur l’avion-toboggan (aire de jeu) devient l’ennemi comme s’il faisait se crasher toute imagination d’aéroplane.

Revient en mémoire il y a plusieurs mois cette scène qui chez tout un chacun ne frappait alors que la candeur, le bambin de 2 ans entreprenant d’un côté à l’autre du bac à sable malmené par l’orage cette tâche à ses yeux essentielle : déménager les feuilles.

Falsification

Au pied du compteur municipal,

Quasi candide ce nettoyage :

Un mètre cube (terre) déblayé en catimini.

Rasant l’horizon des azalées

Le reportage explique comment l’on décontaminait d’abord à l’eau pulsée les toits

Avant de se rendre compte que c’est plus efficace en gros avec un torchon,

Et puis que faire en plus de la flaque résiduelle ?

Impressionnants camions-pompes pour l’apporter dans ces cuves & idem pour terre et branchages retirés des jardins.

S’ensuit, Charybde en Scylla de la poisse, l’affaire du stockage : Quelle municipalité voudrait être tirée à la courte paille ?

Après avoir contemplé en détail le patio bien entretenu et qu’il devra foutre par terre,

"Les azalées qui ont toujours été ici" dit la grand-mère,

Les vieux cèdres protégeant les maisons des bourrasques et qu’il faudra néanmoins abattre Avec ce dilemme jusqu’alors inconnu : choisir entre les arbres et les enfants, entre les enfants et les arbres,

Quand le décontaminateur se tourne vers la vaste forêt sur la montagne au loin

 Elle couvre 70 % de cette préfecture -

L’on voit incrédules ses yeux se perdre, monts et vaux, dans un océan de labeur.


"Trente haïjins contre le nucléaire"

Éd. Pippa, 2015, 96 p., 15 €, à commander en librairie. Cette anthologie bilingue rassemble 120 haïkus franco-japonais par trente auteurs (haijins). Elle a été impulsée et coordonnée par Seegan (Laurent) Mabesoone, un Français vivant au Japon – dont le témoignage vidéo de la vie post- Fukushima mis en ligne en juin 2011 a été vu plus de 33 000 fois sur YouTube.


"Décontamination" —

En fait, déplacement de boues...

L’été est si court !

Mitsuru Ikeda


Petit coucou du Japon !

Sur la carte, un territoire

Cerné de rouge.

Ken’ichi Kaneko


Le premier avril aussi

Entendre ceci :

"Fukushima Is under control."

Tami Kobayashi


Nationale 6 réouverte !

Pourtant, pas même les criquets

N’y sont retournés.

Maki Nakano


Des rires et des cris

Tout l’été dans la maison

Et si la centrale...

Christine Ourliac


Les enfants s’habituent

À porter des masques en papier

Les oiseaux, eux, commencent à migrer...

Kayo Takahashi


Des radiations

Il ignorait ce que cachait ce mot —

Cancer des os.

Jean Antonini


Nettoyage de printemps —

Quarante secondes sur le toit

Deux pelletées par homme.

Iocasta Huppen


Dans mille ans

Des sarcophages

Sans pharaons.

Monique Junchat


Pays des sakuras.

Les centrales nucléaires comme d’immenses

Mines antipersonnel.

Tohran Nagase



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